Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageMigrations

Froid, insalubre et désolé : le quotidien de 450 jeunes exilés dans un collège lyonnais

Ils sont 450 jeunes, entassés dans un squat lyonnais. Ces exilés survivent tant bien que mal, aidés par des riverains. Au collège Maurice-Scève, le froid, l’ennui et les bisbilles liés à la promiscuité et à la pauvreté sont adoucis par l’auto-organisation et la solidarité citoyenne.

  • Lyon, (reportage)

Exilé ivoirien, Amara partage une chambre exiguë avec trois compagnons d’infortune. Des matelas défraîchis sont entassés sur le sol. Un vieux réfrigérateur et une plaque électrique sont branchés aux prises murales. Quelques grains de riz, les restes du tiep — un plat africain à base de riz — de la veille, sont au fond d’une casserole. Le fond de l’air est frais, la pièce n’est pas chauffée. Le mur attenant à l’édredon d’Amara est taché par des filets de sang : des vestiges de punaises de lit écrasées. Elles reviennent inlassablement, tous les soirs.

« Quand on a un peu de chance, on arrive à dormir quatre heures, raconte Amara. Mais il y a toujours un bruit ou le froid pour nous tirer de notre sommeil, nous ramener à nos tourments du passé et à la galère dans laquelle on vit. »

Comme Amara, 450 demandeurs d’asile vivent au collège Maurice-Scève, sur le plateau de la Croix-Rousse, dans les hauteurs de Lyon. Désaffecté depuis six ans, l’établissement scolaire a été transformé en septembre 2018 en squat pour leur fournir un abri. De jeunes hommes, délaissés par l’État et les collectivités territoriales, s’entassent par dizaines dans les salles de classes, les bibliothèques et les anciens bureaux administratifs de l’établissement.

La chambre d’Amara : « Quand on a un peu de chance, on arrive à dormir quatre heures. »

Dans la cour balayée par le vent, des mots s’élèvent en dialectes mandingues, bambara, sénoufo ou yoruba. Au collège Maurice-Scève, les « habitants » - c’est ainsi qu’ils se nomment — viennent pour la plupart d’Afrique de l’Ouest. « Chaque habitant a son histoire, son fardeau, mais nous avons tous un point commun : aucun d’entre nous n’a quitté son pays par plaisir, dit Amara. Certains d’entre nous viennent de pays où il ne pleut plus, où les bêtes et les récoltes sont devenues trop maigres pour nourrir la population. D’autres ont vécu la mort, des crises politiques et risquent de graves représailles. Les problèmes se cognent entre eux. »

Un ballon rebondit sur le sol carrelé du bâtiment B. Kévin, 1m90, rentre de son entraînement de basket. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Il a quitté son pays, la République démocratique du Congo, pour fuir les conflits armés et réaliser son rêve : « Devenir basketteur et jouer en NBA » comme son compatriote Bismack Biyombo. Chaque jour, il répète ses gammes sur le terrain adjacent au collège, dans l’espoir d’intégrer les équipes de jeunes de l’ASVEL Lyon-Villeurbanne, l’un des clubs phares du basketball français. « Je me repose ici, en attendant qu’on me donne ma chance », dit-il en désignant l’ancienne bibliothèque du collège, où il dort en compagnie d’une quinzaine d’autres jeunes.

Le projet de Kévin : « Devenir basketteur et jouer en NBA. »

Kévin n’a que 17 ans. Il est « mineur non-accompagné », comme une soixantaine d’autres habitants. Dans l’attente de la reconnaissance de sa minorité, il doit être hébergé par la Métropole de Lyon, scolarisé et avoir accès à des soins, au titre de la protection de l’enfance. Faute d’hébergement au Forum réfugiés — Cosi, l’association chargée de l’accueil des mineurs par la collectivité, il a été orienté vers le squat. Ses autres camarades de chambrée, de jeunes majeurs demandant l’asile, devraient être protégés pendant leurs démarches dès leur enregistrement par la préfecture. Mais les places en Centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) ne sont pas assez nombreuses et ces exilés sont livrés à eux-mêmes.

« L’État et la métropole laissent des gamins dormir dehors, en-dessous des buissons, alors que des tas de bâtiments restent vides »

À la fin de l’été 2018, une trentaine de jeunes, principalement des mineurs, campaient dans les pentes des jardins de la Grande-Côte. Une situation intolérable pour la Coordination urgence migrants, un collectif de soutien, et les jeunes sans-abris eux-mêmes. Ensemble, ils ont fait appel à des « ouvreurs de squat » pour réquisitionner le collège Maurice-Scève. Propriété de la Métropole de Lyon, l’établissement doit être détruit au profit d’un projet du groupe Vinci : une centaine de logements, un centre socioculturel et un jardin belvédère.

Un squatteur surnommé Jasmin s’est attelé à dénicher la perle rare pour sortir les exilés de la rue. « Prospecter le jour, ouvrir la nuit et vivre dans des squats, c’est mon job et mon mode de vie », explique à Reporterre celui qui se targue d’avoir mis à l’abri « des milliers de personnes » depuis près de quinze ans. « Il fallait coûte que coûte réparer une injustice, dit Jasmin. L’État et la métropole laissent des gamins dormir dehors, en-dessous des buissons, alors que des tas de bâtiments restent vides. »

Jasmin : « Ouvrir et vivre dans des squats, c’est mon job et mon mode de vie. »

Après des jours de quête sur les hauteurs de la Croix-Rousse, Jasmin a jeté son dévolu sur les quatre bâtiments du collège, peinturlurés de graffitis. « Le collège était vide et les gardiens ne passaient pas tous les jours, dit Jasmin, qui a reçu Reporterre dans sa chambre, à l’intérieur du collège. Une nuit, on a forcé les portes et on a campé dans la cour pendant 48 heures, avant d’entrer à l’intérieur et de rendre l’endroit vivable. » [1]

Au fil des mois d’occupation, « les habitants et les soutiens ont transformé le bâtiment en lieu d’accueil d’urgence, en lieu de vie qui repose sur l’auto-organisation et la solidarité citoyenne », explique Nicole Smolski, médecin à la retraite. Des riverains ont donné des meubles, de la literie, des vivres, et des volontaires ont proposé des cours de français, des soins ou une aide aux habitants dans leurs démarches administratives. La Métropole a mandaté des associations pour fournir de la nourriture, aider aux travaux et à l’accompagnement juridique. Trois conteneurs Algeco ont ainsi été livrés avec neuf douches et neuf sanitaires. Un compteur électrique a permis aux habitants de se chauffer et de pouvoir cuisiner.

Chaque mercredi soir, tout ce petit monde se réunit en assemblée générale pour améliorer le quotidien des jeunes exilés et établir des règles de vie, écrites sur les murs des couloirs. Des « référents » comme Ibrahim, 18 ans, font le relais avec les habitants qui ne viennent pas aux réunions. Le jeune Malien, arrivé en France il y a un an, faisait partie de ceux qui dormaient dehors, dans les jardins de la Grande-Côte.

« Les habitants et les soutiens ont transformé le bâtiment en lieu de vie qui repose sur l’auto-organisation », explique une doctoresse à la retraite.

« Quand le collège a été ouvert, tout allait mieux et, en tant que référents, on essayait de faire en sorte que le lieu soit vivable, organisé », explique-t-il. Depuis quelques semaines, toutefois, « c’est beaucoup plus compliqué », déplore-t-il. D’une cinquantaine en septembre 2018, les habitants sont désormais 450.

« Les installations sont sous-dimensionnées pour loger 450 jeunes hommes et encore plus avec l’hiver qui se profile », regrette Nicole Smolski. Les toilettes et les douches manquent, les chauffages — pour ceux qui en disposent — sont très aléatoires et les installations électriques sautent régulièrement au moment des repas. Jusqu’à la mi-novembre, 50 habitants dormaient dans un préau traversé par les courants d’air. « On devenait fous, ce n’était pas digne, dit Amar, l’un d’eux. Il a fini par être relogé à l’intérieur du squat. Ça déborde et beaucoup d’entre nous ont des problèmes, entre l’attente interminable des procédures et les soucis de santé physique et mentale. Il n’est pas rare que des bagarres éclatent, que des gens soient bourrés. On se fait voler, agresser. La police est intervenue plusieurs fois. »

À l’entrée du collège, un écriteau précise que le collège affiche complet. Mais ces dernières semaines, avec la chute des températures, des dizaines de nouvelles personnes ont toqué à la porte du collège. « Ça nous met dans une situation cruelle, on doit refuser chaque soir des personnes en détresse, déplore Anne Charmasson-Creus, retraitée très impliquée dans le squat. La métropole a demandé aux habitants du collège de ne plus donner refuge à personne mais, dans le même temps, ses services envoient au squat du collège les mineurs qu’ils refusent d’héberger. Qu’ils cessent de s’exonérer de leurs obligations ! »

Sur les quatre bâtiments du squat, l’un reste inoccupé. Hors de question, pour les soutiens, de l’ouvrir. « Nous ne pouvons pas, dit Anne Charmasson-Creus. Si on le fait, on pourrait se retrouver avec 800 personnes et ce serait encore moins gérable qu’aujourd’hui. » Le collectif du collège Maurice-Scève attend plutôt, « comme la loi Elan sur l’urbanisme le permet », la réquisition par « la préfecture de bâtiments vides pour loger au minimum cent habitants » et « diminuer la pression actuelle » sur le squat.

Dans la cuisine du collège Maurice-Scève.

La métropole de Lyon tente, de son côté, de sonner le glas de l’occupation du collège Maurice-Scève. Elle demande l’expulsion immédiate des 450 personnes exilées qui y vivent. Le Tribunal d’instance n’est pas de cet avis. Il a reconnu les carences de la métropole, de la préfecture, du rectorat, de la Ville de Lyon dans l’accueil des personnes migrantes.

Le 24 septembre, le juge a rendu une ordonnance de référé accordant un délai d’une année avant l’expulsion. « Il doit être constaté, a-t-il dit, que les occupants sont tous de jeunes migrants de pays africains, qu’ils ont su créer avec le voisinage des liens solidaires étroits et ont pu, avec l’aide de la métropole, aménager cet espace inoccupé en lieu de vie sécurisant après les multiples épreuves migratoires au risque létal qu’ils ont rencontrées ; que leur relogement ne peut avoir lieu dans des conditions normales puisque leurs demandes d’asile sont en cours de traitement et que le nombre d’hébergements en structure officielle est notoirement insuffisant. »

Cette décision a été accueillie avec soulagement par Amara. « La pire des choses, tant que nous ne serons pas hébergés ailleurs, serait de fermer le collège, dit-il. On préférerait vivre avec les Français, qu’ils nous regardent dans les yeux, mais ici nous avons un toit. C’est le strict minimum après tout ce que nous avons vécu. Il n’arrive rien de bon quand on dort dans la rue. Tout devient alors une question de vie ou de mort. » La métropole n’a pas jeté l’éponge et a fait appel de l’ordonnance le 8 octobre dernier.

Les dernières mesures présentées par le gouvernement vont durcir encore le quotidien des exilés

Des effluves de tabac froid, une odeur de renfermé, de riz chaud et d’encens ondoient dans les corridors et les escaliers, mal éclairés par des néons décrépis. Des hauts-parleurs diffusent les refrains de la chanteuse malienne Oumou Sangaré ou les morceaux des rappeurs Ninho et Kery James. Dehors, la nuit tombe. Une poignée d’habitants sortent emmitouflés dans leurs manteaux et enfourchent des vélos estampillés Uber Eat, le célèbre service de livraison de plats cuisinés.

En France, les exilés n’ont pas le droit de travailler pendant les six mois qui suivent l’enregistrement de leur demande d’asile par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). « Cette interdiction nous pousse dans les bras des plateformes de livraison », dit Amadou, l’un des livreurs, qui affirme travailler « avec les papiers d’un livreur français, à qui je dois reverser la moitié de mes gains ». Ce trafic, orchestré par des « dealers de comptes », prend de l’ampleur en France. « On se fait voler la moitié de notre travail, mais quel autre choix avons-nous ? » demande-t-il, évoquant un « ennui permanent et du désespoir » devant l’absence de perspective d’emploi, de formation et les récentes annonces du gouvernement.

Amadou parle de l’« ennui permanent et du désespoir » créés par l’absence de perspective.

Les dernières mesures présentées par Édouard Philippe début novembre ne rassurent pas dans les couloirs du collège. Faisant fi des traumatismes vécus par les demandeurs d’asile, le gouvernement a notamment instauré un délai de trois mois de présence en France avant qu’ils puissent avoir accès à la Protection universelle maladie (PUM).

Les habitants et leurs soutiens sont aussi vent debout contre la réforme de la carte d’Allocation de demande d’asile (Ada). « Depuis mardi, [le 5 novembre], notre carte ne nous permet plus de retirer de l’argent liquide, déplore Ibrahim. On peut juste effectuer des paiements dans certains commerces, car tous ne sont pas équipés des terminaux nécessaires. »

« On se demande quel mal nous avons fait à la France pour mériter ça, interroge Amara. On vit la séparation forcée avec notre pays natal, un voyage périlleux et à l’arrivée, on ne récolte que le mépris, on est poussés dehors comme des moins-que-rien. Ce pays ne nous laisse pas notre chance. »

Fermer Précedent Suivant

legende