La sidération, ou pourquoi on ne se débat pas (toujours) lors d'un viol

Sidération
Lors d'une agression sexuelle ou un viol, il arrive que la victime soit en incapacité de réagir. Elle est comme paralysée. Elle fait alors face au mécanisme de sidération psychique. En quoi consiste-t-il ?

Elles n’ont pas réagi. Ou ont arrêté de réagir à un moment donné. Pourtant, elles n’avaient pas envie. Elles donneraient tout pour avoir réussi à crier non, à se débattre pour échapper à cet agresseur. Elles n’ont pas réussi. Elles, ce sont en réalité 70% des femmes (d’après une étude suédoise datant de 2017) victimes de violences sexuelles (agression ou viol). Elles ont toutes fait face au mécanisme de sidération.

La sidération est « une impossibilité à contrôler le stress et y répondre », explique Muriel Salmona, psychiatre et psychotraumatologue, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, spécialiste du sujet. 

Le processus de sidération : un court-circuitage pour la survie

Concrètement, que se passe-t-il dans le cerveau ? Face à un danger, le cerveau nous prépare à la fuite. Une partie du cerveau précisément : l’amygdale cérébrale ordonne la production « d’hormones du stress » comme l’adrénaline ou le cortisol. Les symptômes apparaissent, tels que l’accélération du pouls ou la contraction des muscles.

Seulement, quand il n’est pas possible de prendre la fuite (ce qui est largement le cas dans ce genre de situation, face à la menace de l’agresseur), le corps est saturé de cet excès d’hormones. Et parce qu’on peut mourir de stress (avec un arrêt cardiaque par exemple), l’organisme se court-circuite.

Julie a été agressée sexuellement quand elle avait douze ans, par un ami de sa sœur, plus âgé. C’était en période de fête, après le jour de l’An, où tous les enfants dormaient dans une des chambres de la maison sur des matelas.

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« Au début j’ai réagi, je l’ai repoussé, mais une fois qu’il m’a bloqué, car il avait une plus forte carrure, une fois que j’ai senti qu’il était supérieur à moi, j’ai tout arrêté », raconte-t-elle. Sans compter la présence de tous les autres enfants et adolescents endormis juste à côté, et sa peur que « ça se sache ».

Alexia aussi n’a plus dit un mot, tout d’un coup, après s’être débattue. Son viol a eu lieu l’année de ses 18 ans, en revenant d’une soirée, non loin de chez elle, en Alsace. Son meilleur ami lui a proposé : «  je te raccompagne si tu veux, pour qu’il ne t’arrive rien ». Une phrase qui l’a hantera jusqu’à la fin de sa vie. Lors du passage à travers les vignes, il lui a sauté dessus, et a réussi à la déshabiller.

Mon cerveau a complètement disjoncté

« C’était assez brutal, je me rappelle avoir essayé de me débattre avant, et au moment où il m’a pénétré, plus du tout, mon cerveau a complètement disjoncté », confie-t-elle. Mathilde, quant à elle, n’a eu aucune réaction, à aucun moment donné.

« Naïve à cet âge-là » (22 ans), elle est montée dans la voiture d’un inconnu, qui, un jour de grève des transports, lui a proposé de la rapprocher de chez elle en voiture. Costume-cravate, propre sur lui, « il semblait sortir du bureau », se rappelle-t-elle. Mais quand elle s’installe sur la place passager, il verrouille les portes, sort un couteau et lâche : « je ne vais pas y aller par quatre-chemins, je veux te baiser, et si tu es sage, tu t’en sortiras vivante ». Elle est allée dans l’hôtel, elle n’a pas su dire à la réception qu’elle était en danger, elle a subi tous les sévices sexuels pendant « 45 minutes ». Sans réaction.

« Je n’avais qu’une envie, c’était de m’en sortir : je me suis dis ‘je vais me laisser faire et après on verra’ », assure-t-elle.

La dissociation traumatique, ou l'impression de se détacher de soi

Muriel Salmona insiste : « la sidération n’est pas liée à la personne mais au danger auquel elle fait face ». Elle n’existe pas seulement dans le cas des agressions sexuelles ou viols, mais pour tous événements traumatisants. Les victimes d’attentats peuvent être frappées par la sidération par exemple.

« Elle dépend de l’attitude de l’agresseur, de son comportement, de la menace mise en place », liste-t-elle. L’agresseur va observer la victime et en fonction de comment elle réagit, il va mettre en place une stratégie pour sidérer, ce n’est jamais une pulsion, il a pensé les choses ». Un regard, une parole, un geste, et la victime bascule.

Lors de ce court-circuitage, le cerveau a en réalité libéré des molécules, équivalentes de la morphine (oui, celle qui anesthésie les patients à l’hôpital) et de la kétamine. Il a permis au corps d’accepter l’inacceptable. Un état non sans conséquences : la victime entre dans une seconde phase, celle de la dissociation.

« J’ai vécu les choses sans vraiment les vivre, comme si je n’étais pas vraiment à l’intérieur de mon corps, j’ai plein de blancs, je ne sais pas exactement jusqu’où c’est allé, explique Julie. Je me suis détachée de mon corps pour survivre ».

Je me suis détachée de mon corps pour survivre

Ce sentiment de ne plus être à l’intérieur de son corps est assez universel pour les victimes. « Quand le circuit intérieur disjoncte, on a l’impression qu’on est à l’extérieur de l’événement, on est robotisé, comme mort, on a l’impression de voir cela de haut », décrit Muriel Salmona.

Mathilde décrit son état comme celui d’un coma. Elle sentait qu’il lui faisait mal, mais ne ressentait rien. Alexia ne sait comment se décrire, entre « bloc de pierres » et « poupée de chiffon », en tout cas incapable de faire quoi que ce soit.

« Je me rappelle de son poids, je me dis qu’il a dû faire des va-et-vient car il a éjaculé, je me rappelle des cailloux dans le dos, je me rappelle avoir vu cet arbre non loin », énumère-t-elle.

« Les sons et les odeurs, je ne les oublierai jamais, mais il y a plein de choses qui étaient amoindries, un morceau de moi a l’impression d’avoir vécu ça de très loin, comme si ça arrivait à quelqu’un d’autre tout en sachant que c’est moi », narre-t-elle. Alexia était « dans le brouillard ».

Sortir de l'état de sidération : le début du traumatisme

Et sans comprendre pourquoi, elle a réussi à se dégager au bout d’un moment, « quand il a eu terminé ». Mathilde, quant à elle, a réagi alors qu’elle était de nouveau dans la voiture. Elle s’est mise à hurler « maman », sans pouvoir s’arrêter, et après des menaces, son violeur a fini par la jeter sur le bord d'une route au milieu d'une forêt.

L’experte, se basant sur les témoignages qu’elle a recueilli, livre : « il y a toujours les mêmes descriptions [sur cet état de dissociation, ndlr], mais ce qui change, c’est le regard que porte la personne sur elle en étant dissociée ».

Pourquoi je n’ai rien fait est la question que les victimes se posent à chaque seconde. Ainsi commence la culpabilité, donc elles mettront des années à s’en défaire, pour celles qui y arrivent.

Une culpabilité renforcée par la société. Quand Alexia a confié à sa mère des années plus tard son viol, les premières questions ont été : ‘Pourquoi tu n’as rien dit ?’, suivie de ‘Est-ce que tu t’es débattue ?’ « Comme si, parce que vous n’aviez pas été capable de le repousser, vous étiez consentante », lance-t-elle. La police ou la gendarmerie ont souvent cette question aussi, que l’on repose au cours du procès, quand procès il y a.

Ainsi, alors que seulement 10 à 20% des victimes portent plainte (sans même compter la chute des condamnations pour viol), celles qui le font se heurtent encore trop souvent à cette question, sans pouvoir l’expliquer. Muriel Salmona va encore plus loin : « mettre en cause la victime car elle n’a pas pu réagir, c’est mettre en cause quelqu’un qui saigne après un coup de couteau : c’est la négation d’un processus universel ».

Beaucoup passent par une phase de dépression. Et alors qu'elles ne seront plus jamais les mêmes, elles se heurtent à la difficulté de s'aimer elle-même, alors qu'elles n'ont pas eu le comportement qu'elles auraient attendu d'elles-mêmes. Mathilde, qui s'en voulait de ne pas avoir arrêté cet homme qui pouvait faire bien d'autres victimes, a développé des années durant des troubles du comportement alimentaire, très probablement renforcé par ce sentiment de culpabilité.

Les victimes revivent cet événement traumatique

Hors le processus ne se termine pas là. La sidération ne signe que le début du traumatisme. En effet, ce shoot d’hormones fait que le souvenir de cet événement horrible va être placé dans la mémoire traumatique. Cela va empêcher l’événement d’être intégré par l’hippocampe pour devenir une mémoire autobiographique. 

« Cette non-intégration fait que les victimes revivent cet événement traumatique, ce qui est au cœur du traumatisme », explique Muriel Salmona. La sidération peut d’ailleurs elle-même être revécue. L’experte affirme : « en entendant un son, la musique diffusée pendant le viol, en sentant une odeur (Mathilde a mis un mois à ne plus sentir sur elle celle de son agresseur, ndlr), la victime peut être de nouveau paralysée ».

Et alors qu’elle est à l’origine de tant de choses, la sidération reste méconnue. Ces trois victimes ne connaissaient pas ce phénomène. Elles l’ont découvert des années plus tard. Et mettre un mot dessus a été pour chacune des trois libérateur. Cela venait conforter ce en quoi elles ont mis des années à croire : ce n’était en aucun cas leur faute.

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