Écho de presse

La création du « passeport Nansen », titre d'identité des apatrides

le 26/01/2023 par Marina Bellot
le 20/11/2019 par Marina Bellot - modifié le 26/01/2023
Enfants d'exilés arméniens à Alexandropol, 1920 - source: WikiCommons
Enfants d'exilés arméniens à Alexandropol, 1920 - source: WikiCommons

Premier instrument juridique de protection internationale des réfugiés, le passeport dit « Nansen» est créé en 1922 par le diplomate norvégien Fridtjof Nansen. Il recevra le prix Nobel de la paix la même année. 

C’est un petit bout de papier qui permet d’abolir des frontières. Le 5 juillet 1922, le premier haut-commissariat pour les réfugiés de la Société des Nations (SDN) crée un document d’identité pour réfugiés sans patrie. Son artisan : un diplomate au parcours hors normes, le Norvégien Fridtjof Nansen. Sportif de haut niveau dans sa jeunesse, explorateur polaire, scientifique spécialisé dans le système nerveux des animaux marins puis océanographe, il rejoint, les dix dernières années de sa vie, la Société des Nations, organisation internationale fondée après la Première Guerre mondiale afin de garantir la paix entre les États.

En 1921, la jeune Société des Nations nomme le Norvégien  « Haut-Commissaire pour les réfugiés » et le charge de sa première mission humanitaire d’envergure : le rapatriement de 450 000 prisonniers de guerre. Or le système international des passeports apparu à la suite de la Première Guerre mondiale assujettit tout déplacement d’un État à un autre à la détention de titres internationalement reconnus délivrés par les gouvernements. Par ailleurs, l’absence de documents d’identité internationalement reconnus est un obstacle au dépôt des demandes d’asile.

La proposition de Fridtjof Nansen : un titre d’identité qui puisse servir de protection internationale pour les réfugiés. Reconnu dès 1924 par 38 États, dont la France, il permet aux réfugiés apatrides de passer les frontières. 

La tâche la plus brûlante du diplomate norvégien : le cas des des réfugiés de l’ancien Empire russe fuyant la révolution d’Octobre. En effet, un décret soviétique du 15 décembre 1922 révoque la nationalité de tous ces émigrés, considérés comme « éléments contre-révolutionnaires » par la Russie de Lénine : ces « Russes blancs » deviennent de facto apatrides. Ceux qui parviennent à fuir les persécutions du régime bolchévique sont parmi les premiers à recevoir le précieux document. En 1924, Le Journal des Débats revient sur l’origine du passeport Nansen.

« Lorsqu'un décret soviétique du 15 décembre 1921 priva tous les émigrés russes de leur nationalité et confisqua leurs biens, la question de leur statut dans les divers pays de leur exil devint pressante. Sur l'initiative du gouvernement français, la S.D.N. décréta un système de certificats d'identité (appelés les "passeports Nansen") qui sont actuellement reconnus par 33 puissances.

Les réfugiés russes en France reçurent désormais des préfectures des cartes d'identité valables pour leur résidence en France, et des passeports Nansen qui leur servaient pour leurs voyages d'un pays dans un autre. »

Dès 1922, année de la création de ce sésame administratif, Nansen obtient le prix Nobel. Quatre ans plus tard, en 1926, la Ligue des droits de l’homme se réjouit de la mise en place de ce passeport, comme en atteste La Lanterne qui reproduit le communiqué de l’institution. Cette déclaration officielle atteste par ailleurs de l’évolution du profil des détenteurs de ce nouveau passeport : les Arméniens fuyant le génocide de l’actuel territoire turc obtiennent eux aussi le titre d’identité.

 « Les révolutions qui ont accompagné ou suivi la guerre ont créé dans de nombreux pays une catégorie spéciale d'individus, reniés ou pourchassés par leurs gouvernements d'origine, souvent même déchus de leur nationalité.

Ces sans-patrie sont dans l'impossibilité d'obtenir d'une autorité consulaire quelconque le visa de leurs passeports, et ne peuvent se déplacer.

Les Russes et les Arméniens bénéficient d'une institution spéciale connue sous le nom de “passeports Nansen”. Ce sont des pièces d'identité délivrées sous le contrôle de la S. D. N. et qui tiennent lieu de passeport.

La Ligue des Droits de l'Homme a demandé au ministre des Affaires étrangères de proposer à la S. D. N. d'étendre cette institution à tous ceux qui ne peuvent revendiquer aucune nationalité, ni recourir à la protection d'aucun consulat.

Les services rendus jusqu'à présent par les passeports Nansen sont tels qu'on ne peut que souhaiter que la S. D. N. accueille cette proposition. »

À sa mort, en 1930, la presse française rend hommage à Nansen, décrit comme un grand humaniste, à l’instar du Journal des débats politiques et littéraires :

« Ses yeux bleus semblaient regarder plus loin que ce qui était devant lui, comme s'ils fouillaient des horizons marins ou comme s'ils cherchaient quelque chose au-delà. Car c'était un idéaliste, d'une certaine manière, qui pouvait même quelquefois paraître un peu naïf, quoique très pratique pour la réalisation des buts qu'il s'assignait. »

Cet article posthume sur cet idéaliste à « la forte mâchoire » et aux « longues moustaches tombantes » est l’occasion de revenir sur ses réussites à la Société des Nations :

« Il fut chargé de rapatrier les prisonniers de guerre. Il y en avait, en Sibérie seulement, plus de 200 000 qui furent, pendant l’l'hiver 1920-1921, en danger de mourir de faim et de froid. Le Conseil de la S. D. N. confia à Nansen, qui connaissait si bien cette partie de la Russie, le soin de les ramener dans leurs foyers. [...]  

En 1925, 156 000 réfugiés débarquèrent dans les ports grecs. [...] 300 000 Arméniens trouvèrent un asile dans la République d'Erivan et en Syrie.

Il s'occupa avec le même succès des réfugiés russes dont nous avons connu partout l'affreuse misère. Il leur assura d'abord les moyens d'obtenir des passeports et des cartes d'identité et les obligea à s'en procurer ; ensuite il coordonna les œuvres de secours qui leur venaient en aide. Il leur fit avoir des crédits qui leur permirent d'entreprendre certains travaux, surtout à la campagne. »

Dans une Europe de l’entre-deux-guerres en proie aux tumultes politiques et persécutions, les demandes d’extension de ce passeport à de nouvelles populations émergent, comme le relève Le Populaire dans son édition du 11 septembre 1935. Il s’agit là du cas des habitants du département de la Sarre, qui vient d’être rattaché par plébiscite au IIIe Reich :

« Le conseil a ensuite adopté un rapport concernant l'aide à apporter aux réfugiés de la Sarre. Ce dernier rapport, présenté par M. Gomez (Mexique), recommande aux Etats d'étendre le bénéfice du passeport Nansen aux réfugiés provenant de la Sarre, c'est-à-dire à toute personne qui, possédant le statut d'habitant de la Sarre, avait quitté le territoire à l'occasion du plébiscite et ne dispose pas d'un passeport national.

Après débat, le conseil a chargé le secrétaire général de la S.D.N. de donner suite à cette recommandation et de consulter les gouvernements. »

Au total, près de 450 000 passeports Nansen sont octroyés entre 1922 et 1945. L'écrivain américain né russe Vladimir Nabokov évoque ce précieux sésame dans son autobiographie Autres rivages :

« La Société des Nations munissait les émigrés, qui avaient perdu leur citoyenneté russe, d'un passeport dit Nansen, document très accessoire, d'une nuance vert pâle. Son titulaire valait à peine mieux qu'un criminel libéré sur parole et devait passer par d'odieuses épreuves chaque fois qu'il voulait voyager d'un pays dans l'autre, et plus les pays étaient petits, plus ils étaient tatillons. [...]

Mais parmi nous, tous ne consentaient pas à être des bâtards et des fantômes. Délectables sont les souvenirs que certains émigrés russes gardent précieusement de la manière dont ils insultèrent ou bernèrent de hauts fonctionnaires dans divers ministères, préfectures et Polizeipraesidiums. »

Après la Seconde Guerre mondiale, la dénomination de « passeport Nansen » sera officiellement remplacée par celle de « Titre de voyage », mais elle continuera d’être employée dans le langage administratif courant.

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Pour en savoir plus :

Georges Coudry, "Notes sur le passeport Nansen", in: Matériaux pour l'histoire de notre temps, 1996

Jean-Pierre Dubois, "Le passeport Nansen, première protection des réfugiés dans l’histoire du droit international", in: Après-demain, 2016