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"Chien mangé chien" : le cri d’alarme d’Erol Josué sur Haïti
Une rue de Port-au-Prince le 30 octobre 2019

"Chien mangé chien" : le cri d’alarme d’Erol Josué sur Haïti

Entretien

Propos recueillis par

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De passage à Paris, l’artiste haïtien Erol Josué nous a confié ses craintes quant à l’avenir de son pays et relaté la violence quotidienne qui touche Port-au-Prince.

C’est un homme mélancolique et blessé qui nous reçoit ce soir d’octobre à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Erol Josué affiche certes une superbe et une élégance lumineuses - lavallière, chemise blanche immaculée, veste de velours noir – mais son visage demeure sombre. L’artiste, par ailleurs hougan (prêtre vaudou) et directeur général du Bureau National d’Ethnologie d’Haïti, s’inquiète pour Haïti où il vit (au moins 42 morts selon l’ONU depuis la deuxième vague de manifestations amorcée à la mi-septembre). Il a donné la veille, le 27 octobre, à Paris, au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, une première représentation à guichet fermé de son spectacle Pelerinaj, clôture d’une résidence artistique en ce lieu, annonciatrice d’un projet discographique. Il y a évoqué, entre danses et chansons, la situation désespérée de son pays et a bien voulu témoigner pour Marianne de la confusion qui règne sur l’île depuis plusieurs mois.

Marianne : D’où vient ce sentiment d’abandon que vous ressentez à l’égard d’Haïti aujourd’hui ?

Erol Josué : On a parlé des années durant des problèmes collatéraux au tremblement de terre, comme celui des ONG. Dès qu’il y a des problèmes, politiques ou climatiques, en Haïti, on voit débarquer les medias étrangers. Aujourd’hui, ils sont absents, Haïti n’est plus à la mode. Et chacun chez soi a ses soucis. Je ne suis pas pour une occupation ni un protectorat en Haïti mais c’est un peuple, une nation, qui s’entretue aujourd’hui. Et on a besoin d’aide. Même si la décision et la volonté de reconstruire doivent être haïtiennes. Que les autres pays, petits et grands, nous laissent cette possibilité. Ce n’est pas en imposant les choses dans les coulisses qu’on y arrivera, en imposant une forme de démocratie qui ne marche pas pour nous.

Quand ont commencé les manifestations et pourquoi ?

Cela fait deux ans et huit mois que le président Jovenel Moïse est au pouvoir. La grogne a commencé quelque six mois plus tard. Il y a d’abord une opposition farouche, radicale, qui demande la tête du président. Il y a les jeunes qui se sont élevés à juste titre pour demander où était passé l’argent de Petro Caribe [ndlr : scandale concernant la dilapidation d’un fond d’aide conclu avec le Venezuela et représentants des centaines de millions de dollars évaporés]. Il y a aussi une bourgeoisie qui n’est pas très propre, qui n’a rien foutu toutes ces années, une élite qui au lieu de faire des écoles préfère envoyer ses enfants étudier en Dominicanie [ndlr : République Dominicaine], aux Etats-Unis d’Amérique ou en Europe. Si ces gens tombent malades, ils sont prêts à acheter des hélicoptères pour se faire rapatrier dans les dits pays plutôt que de construire des hôpitaux en Haïti. C’est absurde. L’histoire est donc complexe. Un amalgame de pensées se chevauche alors qu’il faudrait arriver à trouver une pensée unique, un leader. Un pays est un concept, ce que dit mon spectacle. On a besoin de dimension, de prendre de la hauteur car on est vraiment tombé dans les bas-fonds de l’humanité. On peut renaître de ses cendres, d’un tremblement de terre, les arbres repoussent, les animaux reviennent. Mais là, on n’a encore jamais connu une situation si critique.

Changer le système n’équivaut pas à changer un président. Il faut aller beaucoup plus loin que ça.

Qui manifeste ?

Je dirais qu’il y a deux types de catégories sociales dans la rue. La classe moyenne, qui souffre, elle a envie d’aller plus haut mais ne peut pas, son niveau de vie baisse au fur et à mesure du temps qui passe. Et la classe prolétaire, qui souffre beaucoup plus, qui en a vraiment marre. Le problème, c’est la violence, ça casse, ça brûle. Il est légitime de manifester. Bien sûr que le président est responsable de ce qui se passe en Haïti aujourd’hui. Est-ce que l’Etat a fait des efforts pour apporter des infrastructures au pays ou pour ramasser de l’argent ? Mais les collectivités territoriales, les maires, les sénateurs, les députés ? Est-ce que ces gens-là ont légiféré pour combattre l’insalubrité ? A un moment donné, l’argent de la fonction publique venait des Etats-Unis d’Amérique, maintenant Trump ne donne plus d’argent. C’est un coup dur, mais c’est aussi faire face à notre irresponsabilité. On ne peut pas toujours rester dans l’assistanat. Il faut revoir l’agriculture, la fonction publique, les institutions rentables comme la douane ou les aéroports. Toute cette richesse et ces institutions censées être entre les mains de l’Etat sont dans celles d’instances privées, celles de l’élite bourgeoise. Ils gardent tout et le peuple souffre. Changer le système n’équivaut pas à changer un président. Il faut aller beaucoup plus loin que ça : prendre notre destin en charge comme nos ancêtres l’ont fait en 1791 pendant la cérémonie du Bois Caïman qui a mené à l’indépendance. On parle aujourd’hui d’une révolution économique, sociale, d’une révolution de conscience surtout. Pour cela, il faut qu’il ait dialogue, consultation. Or les gens ne veulent pas, se perdent dans la folie, la violence. On ne peut plus se parler.

Les jeunes ont l’air très mobilisés.

Effectivement, une bonne partie l’est. Mais certains ne respectent plus les valeurs et les symboles. Hier, un cocktail Molotov a été envoyé dans le restaurant du Musée du Panthéon national haïtien. Heureusement que seul le restaurant a été touché, imaginez le peu qu’on a de notre patrimoine, parti en fumée ! Le musée ethnographique est vulnérable, on est tous vulnérables. Cette folie, ce côté immoral, sont préoccupants. Les gangs ? On leur offre des plateformes d’expression, ils passent à la radio à visages découverts pour indiquer les rues ou les écoles qui doivent être fermées. Ils sèment la terreur, c’est une machine infernale qui est en train de s’installer et qui creuse le lit de la corruption.

« Chien mangé chien », c’est ce qui se passe, une violence gratuite, sans précédent.

Les gens sont donc instrumentalisés par la peur au quotidien ?

Oui, il y a beaucoup de peur. Les Haïtiens quittent le pays s’ils peuvent. Traverser la ville pour aller à l’aéroport est compliqué. Faire venir mes danseurs à Paris a été épique. Deux d’entre eux ont été tabassés sur le chemin, ils ont été bloqués par une barricade et des manifestants. Ceux-là mêmes qui revendiquent la démocratie et le changement les ont frappés, puis dépouillés. Ces danseurs viennent aussi de quartiers populaires, ils apportent un baume consolateur, essaient d’exister à travers leur art, dans un pays difficile. Et ils sont tabassés, humiliés, stigmatisés par les gens de leur propre classe sociale ! On a cette expression créole qui dit « Chien mangé chien », c’est ce qui se passe, une violence gratuite, sans précédent. Et ce nouveau principe de « Peyi Lock », lancé il y a deux ans par les manifestants, « Pays Cadenassé »…tout ferme, tout est attaqué, même les ambulances. Un petit groupe d’individus va décider pour tous ceux d’un quartier de ne pas sortir, de ne pas aller au marché, de ne pas aller à l’hôpital, de ne pas aller à l’école, ils le disent dans leurs revendications : « On ferme tout ! » Et ils veulent ainsi reconstruire un pays ? Etre au pouvoir ? La majorité des femmes haïtiennes sont sans maris, elles élèvent seules leurs enfants et il n’y a pas beaucoup d’écoles nationales. On leur enlève ça en les menaçant : « Gare à vous si vous envoyez vos enfants en classe ! Assurez-vous de mettre leurs noms sur la plante de leurs pieds ! » Pourquoi ? Pour pouvoir les identifier s’ils sont tués ! Les gens sont psychologiquement terrorisés.

Alors que faire ?

Pour que les Haïtiens ouvrent leurs yeux, il faudrait que les gens puissent voter de nouveau. Ce serait une façon de poser des balises nouvelles, de dire qu’il faut revoir la constitution. Je pense que la constitution de 1987 est une constitution faite sur l’émotion, celle de l’après Duvalier. Il y a eu de petits amendements mais ce n’est pas suffisant.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne