Can Dündar: "Erdogan a lancé la guerre en Syrie pour consolider son pouvoir"
Le journaliste exilé en Allemagne croit cependant à des élections anticipées l’an prochain.
- Publié le 24-11-2019 à 08h07
- Mis à jour le 25-11-2019 à 09h28
Le journaliste exilé en Allemagne croit cependant à des élections anticipées l’an prochain. Inutile de présenter Can Dündar. Ce journaliste turc vit depuis trois ans en exil en Allemagne. Il est poursuivi dans son pays parce que le quotidien Cumhuriyet qu’il dirigeait a publié en 2015 un reportage retentissant sur des livraisons d’armes et de munitions à des rebelles islamistes syriens par les services secrets turcs, le MIT.
Can Dündar a retrouvé sa femme cet été après trois ans de séparation et continue à écrire sur la Turquie. Il a parlé cette semaine au Parlement européen dans le cadre d’un colloque organisé par Brussels International Center (BIC) for Research and Human Rights.
Can Dündar, qui soutient Erdogan en Turquie ?
Le cœur de son électorat avoisine les 30 %. Les autres 20 % qui votent pour lui sont plus mouvants. Ils votent pour lui selon la situation économique ou s’il n’y a pas d’alternative dans l’opposition.
Les électeurs changent-ils d’opinion à son sujet, comme on l’a vu à Istanbul ?
Oui, mais il s’en est rendu compte. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui la guerre en Syrie. Il l’a lancée pour consolider son pouvoir. Tous les dictateurs utilisent la carte de la guerre pour diviser l’opposition.
Vous dites qu’il n’y a plus de démocratie en Turquie aujourd’hui. Qu’avons-nous d’autre ?
Nous avons un gouvernement très agressif, sans État de droit, ni contrôle parlementaire, ni indépendance judiciaire, ni liberté des médias. Mais nous avons aussi des juges, des journalistes, des politiques courageux, certains en prison, qui défendent la démocratie après presque 18 ans d’Erdogan au pouvoir.
Erdogan est-isolé dans son pouvoir ?
Oui. Au début, il était bien entouré notamment par des libéraux turcs. Son parti, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), poussait en faveur de l’adhésion à l’Union européenne. Mais, année après année, il a été empoisonné par son pouvoir. Il a éliminé ses amis les plus proches, comme chaque dictateur le fait. Il s’est enfermé dans un palais et s’est défait de ses conseillers. Il est seul maintenant. L’avantage pour lui est qu’il peut prendre une décision rapidement. Mais il prend de mauvaises décisions car il n’a pas de contradicteur.
En même temps, il s’est allié au parti ultranationaliste MHP…
Il a vu un potentiel dans le nationalisme et s’est allié à lui. Il avait fait la même chose avec les Kurdes avant de les rejeter et de mettre fin au processus de paix. C’est un pragmatique.
Ankara accuse le PKK d’une forte influence sur les Kurdes syriens. Êtes-vous d’accord ?
Le PKK est une organisation très forte qui a un impact et des contacts étroits avec les Kurdes syriens. Mais la Turquie se bat contre le PKK depuis plus de 40 ans et cela ne se termine pas. Ce n’est pas la bonne façon de lutter contre ce problème, en grande partie social. Le gouvernement turc répète maintenant la même erreur en Syrie, en poussant les Kurdes hors de leur terre et en arrêtant leurs chefs.
Comment expliquez-vous que peu de gens aient pressenti la dérive d’Erdogan ?
Quand il était maire d’Istanbul, Erdogan disait qu’il ne croyait pas dans la démocratie, mais dans l’islam. Un jour, il a dit que la démocratie, c’est comme un train. Quand on est arrivé à l’arrêt, on en descend. Pour lui, la démocratie était un moyen d’ouvrir les portes à un régime islamiste.
A-t-il appliqué le principe de la taqiya (dissimulation des convictions religieuses) ?
Bien sûr ! Son premier but était de se débarrasser de l’armée car elle était l’acteur le plus important de la vie politique turque. Et il avait besoin du soutien de l’Europe. Tout le monde l’a soutenu. Le problème était qu’il n’y avait pas d’autre force pour soutenir la démocratie et le sécularisme. Ce fut le dernier arrêt pour le train. Certains espéraient que l’AKP allait devenir une sorte de parti chrétien-démocrate basé sur l’islam. Malheureusement, l’islam cohabite mal avec la démocratie.
Qu’attendez-vous aujourd’hui de l’Europe ?
Elle ne devrait pas soutenir des régimes despotes. Je soutiens bien sûr la relation entre l’Europe et la Turquie, mais vous ne devriez pas voir la Turquie à travers Erdogan. Plutôt que d’aller voir des ministres turcs, allez voir les politiques qui sont en prison, parler à leurs familles et à ceux qui sont sous pression.
En 2015, la Belgique a décerné sa plus haute distinction, l’ordre de Léopold, à Erdogan…
Comment pouvez-vous honorer quelqu’un qui ne respecte pas la démocratie ? Je peux comprendre que vous devez parler à des officiels turcs pour évoquer, par exemple, les réfugiés ou l’antiterrorisme. La décoration belge est venue après les manifestations de Gezi quand le monde entier assistait à la répression de l’opposition. Le signal qui a été donné, c’est que la Belgique soutenait les tyrans, pas les démocrates. C’était une erreur. J’espère que les autorités belges le réalisent aujourd’hui.
Quand espérez-vous rentrer dans votre pays ?
Je suis assez optimiste. Pour la première fois, l’opposition a présenté des candidats communs aux dernières élections. Cela a marché aux municipales à Istanbul et cela marchera aux prochaines élections générales. Deux partis issus de l’AKP vont défier Erdogan, l’un par son ancien président, l’autre par son Premier ministre. La situation économique devient intenable même pour les sympathisants d’Erdogan. Je ne crois pas qu’il pourra rester au pouvoir.
Les prochaines élections ne sont prévues qu’en 2023, année du centième anniversaire de la République de Turquie…
Je suis certain que nous aurons une élection anticipée l’an prochain.