Earth Day : Le garçon qui veut en finir avec le plastique des océans

Le jeune Néerlandais Boyan Slat a eu une idée simple : repêcher les déchets du Pacifique. Sept ans plus tard, il a réussi à lever des dizaines de millions pour la mettre à l’épreuve. Carolyn Kormann a suivi ses premiers essais.
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Un jour de mai 2017, un entrepreneur néerlandais de 22 ans du nom de Boyan Slat a dévoilé au monde un bidule qui, selon lui, allait vider les océans de leur plastique. Dans une ancienne usine ­d’Utrecht­, il se tenait sur une estrade face à un bon millier de personnes. À côté de lui, un écran sphérique diffusait des images de la Terre en 3D et, dans son dos, un autre affichait des graphiques retraçant l’invasion du plastique dans l’océan Pacifique depuis les années 1950. Teint pâle et cheveux longs façon Patti Smith, il portait un blazer gris, une chemise et un pantalon noirs, ainsi qu’une paire de chaussures de skate même s’il n’est pas skateur. Il a montré au public des objets qu’il avait ramassés lors d’une récente expédition : un bout de Game Boy de 1995, un casque de chantier de 1989, un casier à bouteilles de 1977, plus une grande boîte transparente remplie de fragments. « Ce qu’il y a ici se trouvait dans l’estomac d’une tortue de mer retrouvée morte sur la côte uruguayenne l’an dernier », a-t-il commenté dans un anglais au fort accent néerlandais pendant que l’écran derrière lui projetait une image du cadavre de l’animal. Boyan Slat a alors présenté son projet : dans les douze mois suivants, lui et les ingénieurs de The Ocean Cleanup allaient fabriquer l’appareil qu’ils venaient d’inventer. Une fois assemblé dans un chantier naval de la baie de San Francisco, celui-ci prendrait la mer, passerait sous le Golden Gate direction une zone appelée Great Pacific Garbage Patch (ou « vortex des déchets du Pacifique Nord » en français) située à peu près entre la Californie et Hawaï.

Ce n’est pas, comme on le dit souvent, une île. Plutôt un immense tourbillon sous-marin, ce que les chercheurs nomment un « gyre océanique ». Il mesure deux fois et demie la superficie de la France ; les courants et les vents y font tourner sans interruption une masse de débris. La planète en compte quatre autres, mais c’est celui-ci qui contiendrait le plus de déchets : presque deux milliards de milliards de morceaux de plastique, pour une masse totale de près de 80 000 tonnes, selon une étude publiée par Scientific Reports en mars 2018, qui nous apprenait en outre que les neuf dixièmes des morceaux qui composent le vortex sont des objets et fragments d’assez grande taille : brosses à dents, bouteilles, jouets, jerricans, paniers à linge... Sans compter ce que les marins désignent sous le nom de « filets fantômes » et qui représentent la moitié de la masse totale du gyre : emmêlés sur des kilomètres, ces amas de nœuds pèsent jusqu’à deux tonnes et peuvent emprisonner des phoques ou des tortues. Plutôt que de tenter de repêcher tout ce fatras à la dérive, Boyan Slat a imaginé une autre solution, exposée au cours d’une conférence Ted en 2012 et qui l’a rendu célèbre. Le Néerlandais y racontait avoir eu une révélation lors d’un voyage en Grèce passé à faire de la plongée sous-marine : sous l’eau, il avait croisé beaucoup plus de sacs en plastique que de poissons ; et si, plutôt que de chercher à attraper les déchets, il fallait les laisser venir à soi ? « Les courants marins ne sont pas un obstacle. Au contraire : ils sont la solution », avait-il expliqué au public. À l’époque, il avait 18 ans et venait d’abandonner en première année un cursus d’ingénierie aérospatiale afin de se consacrer à cette grande idée. Était-ce le doux trémolo de sa voix ou son humour décalé ? La vidéo de son intervention est devenue virale et lui a permis de lever rapidement presque deux millions d’euros par financement participatif. Le programme de l’Onu pour l’environnement lui a décerné deux ans plus tard le titre de « champion de la Terre », relevant au passage chez lui l’« empathie » et l’« absence de peur » qui distinguent les véritables visionnaires ». Le jury du prix danois Index – la plus importante récompense au monde en matière de design – a accordé 100 000 euros à The Ocean Cleanup, affirmant que cette « idée incroyablement ingénieuse allait améliorer à grande échelle l’état de la plus précieuse ressource naturelle de notre Terre et, au passage, le quotidien de plusieurs millions de personnes ». L’entreprise a recruté quatre-vingts employés et levé près de 30 millions d’euros de la part de donateurs en ligne, mais aussi de fondations caritatives, du gou­ver­nement néerlandais, de quelques anonymes européens et de plusieurs milliardaires de la Silicon Valley comme Marc Benioff ou Peter Thiel.

Après avoir testé de nombreuses versions de son invention, Boyan Slat et son équipe ont donc dévoilé à Utrecht un appareil au design étonnamment simple : un boudin de 600 mètres de long auquel se rattache une jupe plongée à trois mètres de profondeur. Ces deux éléments combinés sont censés créer une sorte de littoral artificiel sur lequel les déchets doivent s’échouer, portés par les courants du gyre.

Sur scène, un rideau noir est alors tombé pour dévoiler quatre ancres de taille monumentale – la clé du concept, précise Boyan Slat. Plongées à des centaines de mètres de profondeur, là où les courants se font beaucoup plus lents qu’en surface, elles garantiraient que le dispositif puisse avancer moins vite que les détritus pour éviter de simplement dériver avec eux. À intervalles réguliers, un bateau viendrait rapatrier les déchets sur la terre ferme, où ils seraient recyclés, notamment pour fabriquer de nouveaux produits en plastique (chaises, coques de téléphones, lunettes de soleil) que The Ocean Cleanup vendrait pour financer la construction d’autres collecteurs. Slat espérait alors qu’en 2020, soixante de ces boudins travailleraient sur le gyre et que, d’ici à 2022, on en aurait retiré la moitié des ordures, allant jusqu’à promettre qu’en 2040, il aurait nettoyé 90 % du Pacifique Nord.

Le lundi suivant, le PDG est arrivé radieux au siège de son entreprise à Delft. Les dons en ligne se multipliaient et sa boîte e-mails débordait de messages de félicitations. Il a rejoint tout sourire ses ingénieurs en chef pour la première réunion de la journée. Sauf que l’équipe n’avait pas l’air réjoui : après des tests, elle venait de se rendre compte que la « force de dérive de la vague » – c’est-à-dire la puissance d’accélération des vagues à la surface, censée être absorbée – se montrait bien supérieure aux prévisions et menaçait d’annuler le pouvoir régulateur des ancres. En l’état, le système ne fonctionnait pas. Un des ingénieurs a proposé de se passer des ancres pour permettre à l’appareil de se mouvoir à la même vitesse que les débris ; Boyan Slat l’a écouté sans répondre. « C’était un peu stressant », se souvient-il.

Plus de plastique que de poissons en 2050

En 1941, deux chimistes britanniques, VE Yarsley et EG Couzens, publièrent un article dans Science Digest où ils imaginaient un « âge du plastique » imminent. Demain, selon eux, « plastic man » habiterait « un monde de couleurs et de surfaces éclatantes, où les mains des enfants ne trouveraient rien à casser, nulle lame où se couper, nul coin de table où s’érafler, nulle fissure remplie de saletés ou de germes. » Et, de fait, le règne du plastique « dur, sûr et propre » n’allait pas tarder. Au milieu des années 1960, on en produisait déjà 15 millions de tonnes par an ; en 2015, ce chiffre était multiplié par trente. Moins d’un dixième de tous les déchets plastiques ayant jamais existé a été recyclé. Pour les trois quarts, ils jonchent les décharges, les forêts, les rivières et, bien sûr, les océans. Même ces dernières années, seul un emballage plastique sur sept fabriqués a été retraité. Il n’a pas été simple de faire comprendre l’étendue du problème à l’opinion publique. Les photos d’animaux morts, comme celle montrée à Utrecht, ont pu produire un certain effet. En 2005, celle d’un cadavre d’albatros, dont le ventre ouvert contenait briquets, capsules de bouteilles et autres bouts de plastique, est devenu un puissant outil de la prise de conscience écologique, un symbole de nos vies égoïstes à l’ère du gaspillage. Plus récemment, les images d’une baleine morte échouée sur les rives indonésiennes, l’estomac rempli de treize kilos de plastique, ou celles d’une tortue de mer à la narine encombrée d’une paille sont devenues virales. « C’est comme si, tous les trente centimètres de littoral, on jetait l’équivalent de cinq gros sacs de courses en déchets », a expliqué l’ingénieure Jenna Jambeck au Congrès des États-Unis, soit la quantité de plastique déversé au cours de l’année 2016 dans les océans (8 millions de tonnes). « En 2025, ce ne seront plus cinq, mais dix sacs », a-t-elle ajouté. Un rapport a par ailleurs affirmé qu’en 2050, on compterait plus de plastique que de poisson dans les eaux.

Dans les années 1990, Charles Moore a été l’un des pionniers de la lutte contre cette pollution. Cet horticulteur et océanographe s’est rendu compte de la gravité de la situation à force de naviguer entre la Californie et Hawaï. Il a convié des chercheurs à bord de son catamaran pour y observer le gyre, collecter des ordures avec un filet et les inventorier. En 2001, il a publié un rapport expliquant que le gyre contient, en masse, dix fois plus de plastique que de zooplancton qui constitue la base de la chaîne alimentaire. Plus que les gros morceaux, les bris – ce qu’un proche collaborateur de Moore, le scientifique Marcus Eriksen, surnomme le « smog de l’océan » – sont au cœur du problème. Associés à plusieurs autres auteurs, Eriksen et Moore ont publié en 2014 les résultats d’une étude menée par le 5 Gyres Institute : les eaux couvrant la surface du globe sont infestées de plus de 5 milliards de milliards de particules de plastique, ingérées en masse par les habitants des eaux en question. Et par nous-mêmes si nous mangeons du poisson. Depuis lors, de nombreux rapports ont prouvé que le micro-plastique était à peu près partout : dans les glaces fondues de l’Arctique, dans le sel de table, dans la bière, dans les fritures de crevettes. 83 % de l’eau courante mondiale en contient des traces. Les chercheurs s’inquiètent surtout du fait que les toxines présentes dans ces fragments puissent, au cours de la digestion, finir par imprégner nos tissus. Il y a quinze ans, nous nous apercevions de la gravité du réchauffement climatique ; aujourd’hui, certains experts disent que nous faisons preuve du même aveuglement vis-à-vis de la catastrophe plastique.

La menace d’une crise de santé publique majeure a renforcé la thèse selon laquelle gouvernements, ONG et citoyens devaient en priorité produire le moins possible de déchets plastiques. Certains analystes affirment qu’une reprise en main drastique de la gestion des ordures en Chine, en Indonésie, en Thaïlande, au Vietnam et aux Philippines pourrait réduire de 45 % la « fuite » des plastiques vers les eaux. Dans quelques villes philippines, on a réussi à mettre en place des politiques visant le zéro déchet : le compostage et le recyclage se pratiquent à l’échelle de toute l’agglomération ; on interdit les sacs plastiques ; on crée des emplois de collecteurs de détritus. Mais si ces projets se montrent vertueux, ils peinent en revanche à trouver des financements. Froilan Grate, militant et activiste à l’origine de ces initiatives aux Philippines, regrette de ne pas recevoir le même soutien financier que le projet de nettoyage d’océan de Slat. « Alors que si on me donnait 40 millions, je pourrais monter des programmes zéro gâchis dans toute l’Asie. »

En 2017, l’ONG Ocean Conservancy a convaincu des géants de l’industrie de soutenir des entreprises de recyclage installées en Asie du Sud-Est. L’initiative a pris la forme d’une société d’inves­tis­sement, Circulate Capital, dans laquelle PepsiCo, Procter & Gamble, Danone, Unilever ou Coca-Cola ont injecté quelque 100 millions d’euros au total. On parle en outre d’interdire la fabrication d’objets en plastique à usage unique. Les barquettes en polystyrène ont par exemple été presque entièrement supprimées à New York ; l’utilisation de pailles est restreinte en Californie et Starbuck prévoit de ne plus en proposer du tout en 2020. De son côté, Lego vient de présenter des jouets fabriqués dans un substitut végétal du plastique.

Au vu de cette urgence écologique, The Ocean Cleanup apparaît aux yeux d’Eriksen, de Moore et de leurs amis comme une sorte de « distraction ». La cause défendue par Boyan Slat ne ferait que « détourner l’attention de l’opinion des vraies solutions sur lesquelles l’ensemble du mouvement écologiste mondial est en train de travailler ». Mais tout ce plastique qui flotte dans les océans ne va pas disparaître par miracle ; il faut bien quelqu’un pour s’en occuper ; et le monde semble avoir besoin d’un héros capable d’accomplir cet exploit.

Slat n’ignore d’ailleurs pas le problème plus global : « Évidemment qu’il faut traiter la question des économies de plastique pour que l’ensemble de notre entreprise fonctionne. Bien sûr que nous avons conscience que les micro-plastiques causent d’immenses dégâts. Mais cela ne nous empêche pas de penser qu’il faut d’abord traiter les gros déchets, justement pour qu’ils n’en deviennent pas de plus petits et que les choses empirent. » Au contraire de Moore et Eriksen, Slat n’a jamais navigué entre la Californie et Hawaï. « J’aime aller à la mer, mais j’aime moins être en mer », concède-t-il. En 2015, il a passé huit jours dans le triangle des Bermudes pour y observer la pollution, mais il a souffert d’un violent mal de mer. S’il semble habité par la cause écologique, c’est son goût pour la résolution de problèmes logiques qui l’a amené à se faire nettoyeur des océans. « Je ne connais pas plus belle sensation que de voir une idée qu’on a eue devenir réalité. » Il précise tout de même qu’à l’origine de sa prise de conscience, il y a une émotion, une passion, un besoin de dépasser ses limites et de donner un sens supérieur à son existence.

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Guérir plutôt que prévenir

Avec ses chaussures de skate et son sac à dos cousu d’écussons commémorant les expéditions de The Ocean Cleanup, Boyan Slat ressemble à un lycéen. Ses admirateurs soulignent d’ailleurs que son enthousiasme juvénile est son principal atout, juste après son intelligence et son assurance. Le jeune homme est né à Delft, une ville connue pour ses laboratoires d’ingénierie marine. Sa mère, Manissa Ruffles, guide touristique, l’a élevé seul – son père, peintre, vit en Croatie. Elle se rappelle un enfant précoce, très tôt proche des adultes, et préférant bricoler ses engins plutôt que de jouer avec les gamins de son âge. Régulièrement tabassé par ses camarades en primaire – il a perdu une dent après que l’un d’entre eux l’eût jeté contre un mur –, il change d’école à 12 ans et sympathise avec d’autres « intellos ». Il fabrique des fusées avec des bouteilles, essaye d’en concevoir une qui serait capable de transporter quelqu’un. Le projet n’aboutit pas, mais il parvient tout de même, à 14 ans, à réunir plus de 200 personnes dans un parc de Delft et à leur faire chacun lancer une fusée-bouteille à la main – événement consigné au Guinness des records.

Après sa conférence Ted et sa décision d’abandonner prématurément les études, il s’est formé par lui-même à l’océanographie, à l’ingénierie et à la question des plastiques dans l’océan. Il est encore aujourd’hui le seul membre de son équipe de recherches à ne pas avoir obtenu de diplôme d’enseignement supérieur. Mais selon son directeur technique, Arjen Tjallema, il réussit à suivre ce qui est dit. Rick Spinrad, qui siège au conseil scientifique de The Ocean Cleanup après avoir été directeur scientifique de l’Agence américaine d’observation océanique et atmos­phé­rique, se souvient de sa circonspection initiale lorsqu’il a rencontré le jeune homme pour la première fois : « Je l’avais testé en lui posant des questions techniques – par exemple au sujet des modèles océanographiques qu’il comptait appliquer, de la vitesse relative des particules, de la prise au vent ou du réglage en dérive... Et ses réponses, à ma grande surprise, s’étaient montrées sophistiquées, informées, tout en restant humbles. Lorsqu’il ne pouvait pas répondre précisément sur un détail, il savait comment obtenir la réponse exacte. C’était évident pour moi qu’il avait su s’entourer et qu’il discutait avec les bonnes personnes. » En l’occurrence, des gens de l’université de technologie de Delft, ou de l’Institut royal des Pays-Bas en recherche marine.

Boyan Slat est le visage de The Ocean Cleanup. Il reçoit des dizaines de demandes d’interviews ou de conférences chaque jour. « Ce n’est pas quelque chose que je peux déléguer », dit-il. Son succès sur les réseaux sociaux lui a fait comprendre que les gens voulaient ce qu’il proposait, notamment une solution qui n’exigerait pas de trop gros sacrifices. Il admire Elon Musk, dont il loue la compréhension de la psychologie humaine. « J’essaie de procéder comme lui. Je ne propose pas de bannir tout le plastique à tout jamais. Mais nous élaborons une alternative qui s’inscrit dans une vision du monde excitante et désirable. » Jennifer Jacquet, professeure d’études environnementales à l’université de New York, estime que le succès de Boyan Slat dépasse la question de la technologie ou de la visibilité médiatique : « Nous aimons davantage l’idée de nettoyer que de réduire, de la même façon que nous préférons l’idée de guérir une maladie plutôt que de la prévenir. Notre affinité pour les solutions immédiates et simplistes n’est pas innée : c’est un penchant qu’on nous a appris à avoir, que nous avons acquis parce qu’on nous l’a bien vendu. »

De la même façon, le modèle développé par Slat ne vise à responsabiliser les industriels qui causent la pollution plastique qu’en les invitant à financer après-coup la fabrication des appareils The Ocean Cleanup. Une approche qui se démarque de celle défendue par des groupes écologistes comme Upstream ou par le mouvement #BreakFreeFromPlastic – et dont Froilan Grate est l’un des meneurs –, qui voudraient établir juridiquement la notion de « responsabilité étendue du producteur » : un principe selon lequel les fabricants d’objets polluants en assument dès le départ toute la portée néfaste et s’engagent à les faire recycler. Notamment lorsque les dits industriels exportent leurs produits vers des pays en développement encore peu équipés en infrastructures dédiées au tri et au retraitement. Dans le système de Slat, ces entreprises n’auraient qu’à payer l’intervention tout en bout de chaîne sans avoir à changer quoi que ce soit aux étapes antérieures du processus.

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Nom de baptême : Wilson

Près d’un an plus tard, en avril 2018, je retrouve Slat. Pas à New York cette fois, mais aux chantiers navals d’Alameda, dans la baie de San Francisco. Un panneau The Ocean Cleanup annonce le prototype auquel la société va bientôt faire prendre la mer : « Home of System 001 », le nom de code du dispositif. Posé sur de hautes colonnes, un énorme tube en plastique noir : le premier segment du fameux boudin de 600 mètres de long qui forme la structure principale du dispositif. L’idée initiale de Slat – se servir de la force des courants océaniques pour amasser les ordures – n’a pas bougé, mais tout ce qu’il y a autour a été modifié. Son projet de 2012, présenté lors de son intervention Ted, relevait davantage de la science-fiction que de la réalité puisqu’il s’agissait d’une chaîne de stations en forme de raies manta censée avaler passivement tout le fatras dans leurs ventres. Un réseau de lignes d’amarrage sous-marines devait supposément ancrer ce bastringue au fond de l’eau, à quelque 5 000 mètres de profondeur. À l’été 2016, Slat a fait envoyer un premier prototype en mer du Nord : en moins de deux mois, il n’en restait plus rien. Ses ingénieurs ont commencé à douter de la viabilité de cette structure « ancrée », mais le Néerlandais a refusé de renon­cer à son intuition de départ : « Une invention, c’est comme un bébé, on ne peut pas s’en débarrasser comme ça et passer à autre chose, a-t-il expliqué. Et puis c’est très risqué de rejeter une idée en bloc pour, d’un seul coup, se mettre à en développer une autre. Il faut faire les choses progressivement. » Le grand schéma affiché aujour­d’hui dans le chantier montre une structure sans ancres. À la place, on trouve un boudin autonome en forme de fer à cheval, toujours équipé d’une jupe. Le nouveau principe du dispositif, c’est que les forces des vents et des vagues venues de l’extérieur fassent de lui une espèce de navire-balai, capable de se réorienter lorsque change le sens du vent. Les différentes simulations suggèrent que le balai avancerait 15 cm par seconde plus vite que la masse de plastique et collecterait 2,2 tonnes de déchets par semaine. Des bornes GPS, des caméras et des capteurs informeraient les équipes à terre de l’avancée du système, tout en indiquant sa présence aux vaisseaux en mer et en examinant l’état de la faune et de la flore alentour.

Depuis le lancement de The Ocean Cleanup, plusieurs critiques ont répété que l’invention de Slat risquait fort de menacer les espèces évoluant à la surface des eaux. Deux océanographes, Miriam Goldstein et Kim Martini, ont écrit en 2014 que le projet pouvait causer des dégâts majeurs sur des petites créatures telles que les méduses, les araignées d’eau ou les dragons bleus des mers (un mollusque proche de la limace de mer). Elles ont aussi souligné l’éventuelle incapacité de l’appareil à affronter des conditions météorologiques extrêmes. Boyan Slat a répondu que les deux océanographes n’étaient pas des ingénieurs, mais qu’il entendait leurs remarques, puisqu’il savait d’expérience que de nombreuses observations émises par des tiers avaient pu faire évoluer son idée de base. Quand j’évoque des critiques plus récentes, il se montre encore plus sage et admet que le système qu’il construit reste « en grande partie à l’état expérimental ». Même si le prototype échoue, celui-ci rapportera néanmoins une batterie de données qui « ne pourront que bénéficier à la communauté scientifique ».

Au matin du baptême de la structure, le 8 septembre suivant, Slat se réveille d’un cauchemar : il a rêvé que le tuyau de sa création coulait dans l’eau. Il se lève et prend la route du port d’où va partir le prototype. Le ciel est bleu, l’air chaud, le vent léger. Sur place, il embarque sur un bateau qui va suivre l’événement : on y croise déjà une foule de journalistes et de caméras. Les sept attachés de presse de The Ocean Cleanup sont vêtus d’un T-shirt turquoise frappé du logo de leur entreprise. C’est aussi celle d’un autre bateau, plus gros encore, qui va tracter l’appareil, appartenant à Maersk qui offre son navire et son personnel – « Nos employés voient constamment le vortex et nous estimons que nous devons faire partie de cette mission de nettoyage », explique une représentante de l’armateur.

Le bidule de Slat a maintenant un petit nom : Wilson. C’est ainsi que Tom Hanks, dans le film Seul au monde, baptise le ballon de volley-ball qu’il a pour seul ami après un naufrage. Le jeune homme donne une brève conférence de presse qu’il conclut en déclarant : « Cela fait soixante ans que l’humanité jette du plastique dans les océans. Mais à partir d’aujourd’hui, nous allons le récu­pé­rer. » Le paquebot se met alors en route, bientôt suivi du bâtiment Maersk tirant Wilson, lequel ressemble à une longue traîne noire, déjà mouchetée de déjections d’oiseaux.

Au moment où le ferry se fait dépasser par Wilson, à l’approche du Golden Gate, Slat va monter sur une banquette située à la proue, afin de poser pour les photographes, les cheveux au vent. Mais un employé émerge soudain sur le pont en lui criant de ne pas gêner la manœuvre. Slat s’exécute et descend de la banquette, la mine embarrassée. Le retour au port sera rapide et une fois le pied à terre, il s’écroule sur une jardinière posée sur le quai. « Je suis mort », dit-il. Ses collègues consultent leurs téléphones et s’exclament : « Ça y est, on a dépassé les 100 000 abonnés ! »

Quelques jours plus tard, Miriam Goldstein croise Slat à une soirée donnée par Marc Benioff dans la tour de son entreprise, Salesforce, à l’occasion du Global Climate Action Summit à San Francisco. « Félicitations pour le baptême, j’espère que vous allez réussir », ose-t-elle lancer à l’entrepreneur, qui lui réplique : « Vous êtes sérieuse ? » Martini, elle, interroge dans un tweet la résistance du dispositif, son efficacité et son impact sur l’écosystème marin. Elle ajoute que Slat et son équipe ont « exagéré ce qu’ils pouvaient faire parce qu’ils savent bien que ça fait vendre. » Mais en dépit de ses doutes, elle nous dit néanmoins « plus ou moins espérer que le projet marche, et que je serais contredite – c’est mon pari secret. »

Plus d’un mois après son départ, le 16 octobre, Wilson atteint le gyre du Pacifique Nord. Les premières traces de plastique sont ramassées une semaine plus tard. Slat le tweetera en commentaire d’une photo de deux sacs blancs : « First plastic. » Les jours passent et Wilson semble se comporter comme l’avaient prévu les ingénieurs, il se réoriente au gré du vent, attrape et concentre le plastique entre ses bras. Mais une part considérable des déchets lui échappe et dérive autour pour s’agglomérer à l’arrière. Les chercheurs de The Ocean Cleanup proposent différentes explications à ce phénomène. Si Wilson se déplace trop lentement, voire plus lentement que le plastique, c’est peut-être que celui-ci est plus affecté par la force de dérive de la vague que ce que leurs calculs avaient prévu. Ou peut-être que le courant d’inertie – plus petit et plus localisé que ce qu’ils avaient estimé – diminue la vitesse de déplacement de Wilson. « Ce sont des choses que nos ordinateurs n’ont jamais pu montrer lors des phases de test, d’où l’importance pour nous d’aller voir sur place comment se déroulent réellement les choses », commente Slat lorsque nous lui parlons une troisième fois, juste avant Noël, à New York de nouveau. Ce jour-là, le Néerlandais a attrapé froid et semble ne pas avoir beaucoup dormi ces dernières semaines. Les médias ont fait leurs gros titres sur les ratés du système et la twittosphère s’est lâchée sur les mésaventures du jeune homme. S’il s’est senti un temps abattu, ses coéquipiers l’ont remis d’aplomb et ils cherchent déjà ensemble de nouvelles options pour donner plus de vitesse à Wilson – des voiles, voire des foils, ces ailes profilées qui se déplacent dans l’eau en transmettant une force de portance à leur support. Ce genre de désagréments semble inévitable, vu la nature du projet. « L’océan est impitoyable, il maltraite la science et la rationalité », constate l’océanographe Chris Garrett, professeur émérite à l’université de Victoria, au Canada. À ses yeux, l’entreprise semble « assez curieuse, voire déconcer­tante » et elle « comporte autant, sinon plus de probabilités d’échouer que de réussir ». Mais il rappelle que « rien n’est impossible avec de bons ingénieurs qui savent faire de la bonne physique et de l’argent ». L’équipe de The Ocean Cleanup a ensuite amassé deux tonnes de plastique. Dix jours après notre dernière rencontre, l’équipage stationné près du gyre effectue des travaux de maintenance sur Wilson lorsqu’ils constatent que l’un des bouts du boudin, un segment de dix-huit mètres, s’est détaché et flotte désormais hors de la structure. L’accident serait visiblement dû à l’usure : le plastique de l’appareil n’aurait pas été assez résistant. On rapatrie le tout à Hawaï, avant d’éventuellement le renvoyer au chantier d’Alameda. Le directeur de la communication de The Ocean Cleanup, Joost Dubois, se montre aussi stoïque que déterminé. « Tout le monde y est allé de son petit “on vous avait dit que ça ne marcherait pas”. Mais nous ne sommes pas une bande de cow-boys qui cherche à tout prix à mettre un gros tube dans l’océan pour clouer le bec de nos contradicteurs. Nous voulons faire comprendre que nous sommes une plateforme de recherche avec laquelle il faudra désormais compter. » Aucun des soutiens financiers n’a quitté le navire : la banque suisse Julius Baer a même réinjecté 550 000 euros pour financer des recherches autour du recyclage sécurisé des plastiques océaniques.

Notre dernière conversation avec Slat remonte au 7 janvier. Il nous a paru serein et motivé : « Ce n’est que le premier acte et il ne s’agit en aucun cas d’un échec du système dans son ensemble. C’est seulement l’un de ses composants qu’il faut repenser. Le tube a l’air solide comme ça. C’est comme la jupe, elle pèse 27 tonnes. Mais une fois dans l’eau, les choses ne sont plus les mêmes. J’ai compris ça en m’essayant au surf, en voyant à quel point on se faisait embarquer par les vagues. J’ai eu mal pour Wilson à ce moment-là. Mais on finira par y arriver, je le sais. »

© The New Yorker, 2019 Traduit de l’anglais par Étienne Menu.