“Conspiration maoïste”, “naxalisme” : les faux prétextes de la police indienne pour harceler les journalistes

Reporters sans frontières (RSF) condamne avec la plus grande fermeté la récente recrudescence de poursuites engagées par plusieurs Etats de l’Union indienne à l’encontre de certains journalistes au prétexte qu’ils participeraient à des activités jugées “révolutionnaires”. L'organisation demande à la justice d’invalider ces plaintes absurdes.

Il serait membre d’une grande “conspiration maoïste” visant à renverser le gouvernement du Telangana, un Etat situé en Inde du sud. Le nom du reporter Nellutla Venugopal Rao - qui signe généralement N. Venugopal - apparaît dans un acte d’accusation rendu public par la police d’Hyderabad le 13 novembre dernier, lequel énumère les noms de dix membres de cette pseudo-conspiration.


Le journaliste, rédacteur en chef du mensuel Veekshanam, spécialisé dans l’actualité socio-économique, est désigné par la police comme membre de la Virasam, l’Association des écrivains révolutionnaires - une structure tout à fait légale, dont le journaliste s’est du reste séparé il y a plus depuis plus de dix ans.


La plainte de la police précise également qu’il serait actuellement “en délit de fuite” - quand bien même N. Venugopal est un habitué des plateaux télévisés ou des salles de conférences publiques. Poursuivi, notamment, en vertu de la loi sur les activités illégales, il risque théoriquement la prison à vie. Une cour provinciale doit se prononcer sur ces poursuites aujourd’hui jeudi 28 novembre.


“Nous appelons les juges de la Haute Cour du Telangana à invalider cet acte d’accusation totalement inconsistant, déclare Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. Accuser les journalistes de “maoïsme” est une vieille ficelle utilisée par certains politiciens indiens, comme le Premier ministre de l’Etat Chandrashekhar Rao, qui ne tolèrent pas le libre exercice du journalisme. Ce type de comportement est absolument indigne de l’article 19 de la Constitution de l'Union indienne, qui garantit la liberté d'expression de chacun.” 


“Affaire fabriquée”


N. Venugopal, qui publie dans différents journaux en anglais et en langue vernaculaire telugu, ne se fait guère d’illusion sur le pourquoi des poursuites dont il est l’objet : “Quelque part, je m’y attendais, a-t-il confié à RSF. A partir du moment où j’ai commencé à critiquer la politique du gouvernement du Telangana, il a voulu me faire taire.” 


Chantage aux annonces publicitaires, menaces et pressions exercées auprès des journaux dans lesquels il publie… “Je me doutais qu’ils allaient tenter de m’impliquer dans une affaire fabriquée, pour me menacer et faire en sorte que cessent mes propos critiques.”


Dans l’Etat voisin du Karnataka, sur la côte sud-ouest de l’Inde, le journaliste Doddipalya Narasimha Murthy croupit en prison depuis plus d’un mois, lui aussi pour être prétendument membre du Parti communiste indien maoïste, ou CPI(M), et d’être un “naxalite”, en référence au naxalisme, un mouvement de guérilla né dans les zones rurales de l’est de l’Inde.


La police provinciale justifie l’interpellation du reporter, survenue le 25 octobre dernier dans la ville de Raichur, par une plainte déposée dans cette même localité il y a... 25 ans ! Depuis 1994, le journaliste aurait été lui aussi “en délit de fuite”. “C’est ridicule !”, résume Dr Vasu, rédacteur au sein du journal Nyaya Patha, dont Narasimha Murthy dirige la publication. 


Interrogé par RSF, il rappelle que le journaliste est une figure publique, et occupe le poste de secrétaire général du Gauri Media Trust, un groupe de presse établi en la mémoire de Gauri Lankesh, la célèbre journaliste abattue devant son domicile de Bangalore en septembre 2017.


Discréditer et harceler


Pour Dr Vasu, l’attaque lancée contre Narasimha Murthy s’explique notamment par l’arrivée, en août dernier, d’un nouveau gouvernement provincial, affilié au BJP du Premier ministre indien Narendra Modi, le parti de la mouvance nationaliste hindou dont Gauri Lankesh était une critique renommée. “Lorsqu’il a été arrêté, il était présent en tant que responsable du Gauri Media Trust, explique Dr Vasu. C’est sans doute pourquoi il a été visé plus particulièrement à cette occasion, pour marquer une position.”


L’accusation de “maoïsme” ou de “naxalisme” est régulièrement brandie par les autorités pour discréditer et harceler les journalistes. En août 2018, une vague d’arrestation contre une série d’individus accusés de fomenter un complot dit des “naxalites urbains” avait notamment visé le reporter basé à New Delhi Gautam Navlakha. Le même acte d'accusation avait permis à la police de perquisitionner les domiciles du journaliste KV Kurmanath et du photoreporter Kranti Tekula, tout deux basés à Hyderabad (sud-est).


En 2015, Somary Nag, qui travaillait pour le journal Patrika dans l’Etat du Chhattisgarh, dans l’est de l’Inde, était lui aussi arrêté pour avoir prétendument collaboré avec des militants maoïstes. Après avoir passé près d’un an en prison, il a finalement été acquitté le 23 juillet 2016. La même année, dans le même État, son confrère Santosh Yadav a lui aussi été arrêté au prétexte de “conspiration criminelle” en lien avec les guérillas maoïstes. Il sera finalement relâché le 9 mars 2017.


Entre deux feux 


Dans les zones marquées par des rébellions naxalites, les journalistes sont pris entre deux feux. Lorsqu’ils ne sont pas taxés de complicité avec les militants maoïstes, ils sont également la cible de ces derniers. Ainsi, en octobre 2018, toujours au Chhattisgarh, le journaliste reporter d’images Achyutananda Sahu était abattu par des rebelles maoïstes alors qu’il suivait une patrouille de police.


L’Inde se situe à la 140e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2019 par RSF.

 

Publié le
Mise à jour le 28.11.2019