Pierre Soulages, le noir et la lumière : notre dernière rencontre avec l’immense peintre français

Il était le plus grand peintre français encore vivant : Pierre Soulages nous a quittés ce mercredi. Nous l’avions rencontré à Sète, dans son atelier, juste avant ses 100 ans.

 Pierre Soulages aura le droit à son exposition au Louvre : seuls Chagall et Picasso y ont eu droit de leur vivant avant lui.
Pierre Soulages aura le droit à son exposition au Louvre : seuls Chagall et Picasso y ont eu droit de leur vivant avant lui. LP/Frédéric Dugit
    Cet article a été publié le 1er décembre 2019. A l'occasion de la mort du célèbre peintre, nous avons choisi de vous le proposer à nouveau ce 26 octobre.

    Même pour la photo, sa chaise devait être noire. Il insiste. Et nous la montre, à l’autre bout du salon. Le centenaire magnifique — il les aura le 24 décembre — s’était pourtant assis sur une chaise blanche, fatigué, n’ayant plus trop envie de se lever. Mais Pierre Soulages tient à faire l’effort, pas mince, au bout d’une journée marquée par de petits tracas de santé. Le noir, décidément, le tient debout. Le plus grand peintre français vivant, et le plus cher comme en témoigne sa peinture acquise pour 9,6 millions d’euros en vente publique cette semaine, prépare son exposition au Louvre — seuls Chagall et Picasso y ont eu droit de leur vivant avant lui — qui ouvre ce 11 décembre, et soigne son image. Vêtements noirs de la tête aux pieds, depuis l’âge de raison.

    Ce mercredi 27 novembre, à Sète, dans la maison dont il a dessiné lui-même les plans en 1959 et qui surplombe la Méditerranée, à côté du cimetière marin où repose Paul Valéry, on s'avance enfin vers le grand homme, après des semaines, des mois d'attente pour obtenir l'interview. Un monument, dont une centaine de musées dans le monde, des Etats-Unis à l'Australie, de la Norvège au Japon, de l'Ecosse à la Russie, possède au moins une œuvre.

    Il mesure 1,90 m, « un peu moins maintenant », glisse-t-il dans un imperceptible sourire facétieux. En l'attendant, dans son salon donnant sur une immense terrasse face à la mer, le regard enregistre les deux tableaux de lui qui ornent les murs, un canapé, et la table autour de laquelle Colette, sa femme, nous fait patienter. Elle est beaucoup plus petite que lui, et plus jeune, 98 ans et demi… « Elle a un an et demi de moins que moi », tiendra à préciser le peintre avec une pointe de malice. Ils n'ont pas eu d'enfant, vivent en fusion depuis leur rencontre à l'école des Beaux-Arts de Montpellier en 1941, et leur mariage, tout en noir, à minuit, un an après.

    Pierre Soulages et son épouse, Colette./LP/Frédéric Dugit
    Pierre Soulages et son épouse, Colette./LP/Frédéric Dugit LP/Frédéric Dugit

    « Pierre et Colette », beaucoup nous en parlaient, depuis longtemps, dans le milieu de l'art. Inséparables. Elle est son alter ego, sa vigie, celle qui le protège. Leur tendresse affleure jusque dans leur vulnérabilité. Tous deux entendent mal, mais s'entendent si bien, après 77 ans de mariage. Quand elle lui parle, et qu'il doit tendre l'oreille, elle lui prend le bras.

    C'est la jeune femme qui a fait le premier pas, quand ils se sont rencontrés : « Je venais de guérir de la typhoïde, raconte-t-elle. Je retournais aux Beaux-Arts après une longue absence, je ne reconnaissais aucun visage. Il y en a un qui m'a plu. J'ai pris mon tabouret et je me suis assis à côté de lui. » C'était Soulages. Et sa vie d'artiste à elle ? « Après notre rencontre, je n'ai plus jamais touché un pinceau de ma vie », glisse-t-elle dans un sourire amusé.

    « Ils sont bien sots ces impressionnistes »

    Une femme, une couleur. Le noir, pour tous les deux. Justement, il arrive. Son regard, d'une intensité qui vous happe, d'une intelligence à ne laisser aucun répit, vous fait oublier toutes vos questions. De toute façon, il a des choses à dire tout de suite, cent ans et pas une minute à perdre. L'amour était une bonne porte d'entrée, car il l'emploie plusieurs fois dans la conversation. Et d'abord pour expliquer le secret de leur longévité : « C'est d'aimer la vie ! » Et, ajoute-t-il après un silence, « d'en faire quelque chose de moins bête que ce que l'on en fait souvent, malheureusement ».

    Ce qu'il entend par là, c'est l'affirmation radicale de sa liberté, le refus de la route toute tracée. Celle d'un orphelin d'une famille modeste de Rodez, d'origine rurale, qui perd son père, fabricant de carrioles, à six ans. Et qui ne découvrira son premier musée de peinture qu'après l'adolescence, à Montpellier et à Paris.

    « Brou de noix sur papier 48,2 x 63,4 cm » de Pierre Soulages./ADAGP/Archives Soulages
    « Brou de noix sur papier 48,2 x 63,4 cm » de Pierre Soulages./ADAGP/Archives Soulages LP/Frédéric Dugit

    Lui dessine depuis toujours. Le peintre du noir revient sur une anecdote mille fois narrée, mais qui l'émerveille toujours autant. « Petit, j'étais en train de plonger mon pinceau dans l'encrier. On me demande ce que je fais. J'ai répondu : De la neige. Avec du noir ! Comme j'étais un enfant timide, ce n'était pas de la provocation. J'ai sûrement voulu rendre le papier plus blanc en me servant du contraste du noir. » Une autre histoire lui revient. « Au lycée, une dame me voit employer du noir. Elle me dit : Voyons mon petit, il ne faut absolument pas employer cette couleur, les impressionnistes ont banni le noir de leur palette. J'ai obéi, mais je me suis dit : Ils sont bien sots ces impressionnistes. » On rit. Lui aussi.

    Pour un abstrait, Soulages est très concret. Les paysages des hauts plateaux de son enfance aveyronnaise, pour nous, dégagent une énergie à l'origine de ses peintures non figuratives. L'évocation de sa région natale l'enflamme : « C'est l'engagement de départ, ça. J'aime les grands plateaux solitaires, les grandes étendues avec de grands ciels, les Causses, l'Aubrac où je passais mes vacances. Ici, à Sète, devant la mer, il y a un point de vue qui m'y fait penser. Tu retrouves ce que tu aimes. » Les très grands formats de ses tableaux, qui l'obligent à coucher les toiles au sol pour les travailler, y font écho.

    « La lumière est un accident »

    L'amour de l'immensité. Lui qui compte des amis physiciens de renommée internationale et se passionne forcément pour les trous noirs, lâche comme une évidence : « Si l'on pense au cosmos, à ce qu'est l'univers, on s'aperçoit que la lumière est un accident. » Le noir de l'espace. Le noir de la préhistoire aussi. « La peinture préhistorique des grottes en dit davantage sur l'être humain que les jolis portraits. La Renaissance, ça ne m'a jamais vraiment conquis. Quand je voyais des statues grecques, je trouvais ça formidable, la précision, le métier, quelle qualité, mais moi, ces premiers hommes qui ont péniblement, difficilement, maladroitement, tenté de rendre vie à une figure, ça m'a bouleversé bien davantage que les Grecs. »

    Il y revient plusieurs fois, comme s'il se sentait intimement connecté à ces premiers artistes de l'Histoire. « Pourquoi il y a eu, dès les prémices de l'humanité, un être, une espèce de grand singe, qui a tracé des formes sur un rocher, avec du noir d'ailleurs ? C'est une question que je me suis posé très jeune. La première fois que mon nom, Soulages, a été écrit dans un musée, c'est à Rodez, parce que j'avais participé à des fouilles avec un archéologue local, et trouvé quelque chose sous un dolmen. »

    Pierre Soulages en novembre 1977./DR
    Pierre Soulages en novembre 1977./DR LP/Frédéric Dugit

    « Pierre » comme les menhirs qui l'inspirent et auquel il ressemble. « Soulages » dont l'étymologie signifie « Soleil puissant ». Tout se tient : en 1979, l'année de ses 60 ans, l'artiste invente « l'outre-noir », une nouvelle technique basée sur la lumière, à laquelle il reste fidèle depuis 40 ans, et qui l'installe définitivement comme un grand novateur. La toile est d'abord entièrement recouverte d'un noir acrylique. Puis Soulages arrive avec ses lames, ses brosses, sculpte la toile, la strie, forme, déforme, et découvre que son noir, comme la mer, change de couleur, du gris clair au très foncé, selon l'éclairage naturel. Bien plus qu'une trouvaille. « Cette autre lumière qui vient du tableau lui-même, qui est multiple, presque infinie, touche quelquefois des couches profondes de ce qui nous habite sans que nous le sachions. C'est ce que j'appelle aimer, d'ailleurs. »

    Il n'en a pas fini. D'aimer comme de peindre. Alfred Pacquement, ami de longue date, qui organise l'exposition-hommage d'une vingtaine de chefs-d'œuvre au Louvre, a ri lui aussi en découvrant ces derniers mois une toile encore plus monumentale que d'habitude, dans l'atelier de Sète, et qui sera exposée au Louvre. « J'ai été ébloui dans tous les sens du terme, par le format, la lumière, la beauté. » Colette Soulages en parle avec amusement : « Alfred n'en revenait pas, surtout. Un centenaire, se lancer dans un projet pareil ! »

    C'est presque difficile à croire. Cette fin d'après-midi, Soulages se déplace avec difficulté. Il ne s'en inquiète pas, trop à faire avec ses peintures. « Je dois m'occuper de choses un peu compliquées et qui m'embêtent ces jours-ci », lâche-t-il avec une légère pointe d'accent aveyronnais. Il n'en dit jamais plus sur une œuvre en cours. En cours, en course, depuis le début et jusqu'à l'extrême limite de ses forces.

    « Il vient du peuple »

    Sa vocation, Soulages en parle comme si elle datait d'hier. « Avec un groupe scolaire, dans les années 1930, je visitais l'Abbatiale de Conques, à côté de Rodez. Ce n'est pas une question de croyance. Je me souviens exactement de l'endroit où je me trouvais dans la nef quand j'ai été pris d'un moment d'exaltation et c'est la seule chose qui importe dans la vie. Je me suis dit : J'aime peindre et je vais en faire mon activité principale. Pas mon métier, pas gagner de l'argent avec — je pensais devenir professeur de dessin — mais je me suis dit très clairement : Ce sera ce qui comptera dans mon existence. Et ce qui a été un choc pour moi, beaucoup plus tard, c'est qu'on me demande d'en faire les vitraux. »

    De 1987 à 1994, le géant des hauts plateaux réalise 104 vitraux pour cette abbaye, chef-d'oeuvre de l'art roman. Une fidélité, un approfondissement. Comme la création d'un musée à son nom à Rodez, en 2014, temple extraordinaire à la variété de son œuvre, traversée de bleus incandescents, sublimes éclaircies. L'artiste n'a pas désiré ce musée mais l'a accompagné, et peuplé de beaucoup de ses toiles préférées. Peut-être aussi la fierté de faire venir en cinq ans 900 000 visiteurs chez lui, près de sa maison natale. « Ici, c'est un peu nulle part. La noblesse de Soulages, c'est le monde artisanal de Rodez. Il vient du peuple », souligne Benoit Decron, directeur du musée.

    De De Gaulle à Macron

    Soulages laisse l'empreinte de ses passages, par ses œuvres, dans ses villes matrices. À Montpellier, le musée Fabre a construit une aile spécialement pour accueillir une trentaine de ses plus beaux chefs-d'œuvre. Ici même où il proposa à Colette, en 1941, leur première sortie commune… Le temps passe, on a oublié tout le reste. Soulages et les présidents. Il les a tous connus, de De Gaulle à Macron. Un peu moins Mitterrand, « parce que j'étais ami avec Michel Rocard », sourit-il. Le général de Gaulle l'appelait déjà « Maître ». Soulages, sans âge.

    L'entretien est terminé, mais les présidents, ça l'amuse : « Sarkozy est venu deux fois. La première, rien. La deuxième, il était avec Carla, complètement différent. C'est une artiste, elle, vraiment. Elle réagit. Très sincère. » Il appréciait les répliques de Chirac. « À Poutine venu voir deux fois une exposition que le musée de l'Ermitage m'avait consacrée, Chirac a répondu lors du dîner : Oui, la première fois pour voir, la seconde pour comprendre ». Et Macron, qui a déjeuné l'an dernier dans cette même maison où nous nous trouvons ? Soulages l'a trouvé « très bien renseigné » sur sa peinture, et « Brigitte » a commencé par saluer tout le monde en cuisine : « C'était peut-être fait de manière intelligente, mais c'était réussi. »

    Au fond, on s’éloigne. Du noir. De l’essentiel. De cet homme si entouré mais seul — avec Colette, comme Adam et Eve — face à une énigme qui dure depuis la préhistoire. Pourquoi peint-on ? On a même cru que la grande peinture était menacée, par la photographie, le cinéma, l’art minimal, conceptuel, et tout ce qui éloigne du pigment. Il en sourit : « Je comprends qu’il y en ait qui ont eu envie de prendre un scalpel et faire de la dissection. Mais je préfère la vie, moi. » La vie et son envie de peindre, tous les matins du monde.