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Webcam, ennui et pénis : 10 ans après, rien n’a vraiment changé sur Chatroulette

Après un succès fulgurant dans les années 2010, le site de tchat et ses vidéos aléatoires n’est plus à la mode. Mais il respire toujours.

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Publié le 04 décembre 2019 à 01h21, modifié le 04 décembre 2019 à 16h28

Temps de Lecture 5 min.

« Tu veux me voir nu ? » Non merci monsieur, on ne se connaît que depuis une demi-seconde. « Je demande à chaque fois, sinon ce n’est pas poli », s’excuse-t-il presque. La courtoisie étonne, le propos moins : en dix ans, rien n’a vraiment changé sur Chatroulette.

Lancé fin 2009, ce site était devenu en quelques mois un phénomène de société, jusqu’à revendiquer un million de visiteurs ses meilleurs jours. A titre de comparaison, Twitter, trois ans d’âge, enregistrait alors environ trois millions d’utilisateurs quotidiens.

Le concept : une plateforme conçue pour discuter par vidéo avec un interlocuteur aléatoire. Et son iconique bouton « next » (« suivant »), qui permet de zapper la personne en moins d’une seconde, et de répéter la manœuvre à l’infini.

A l’heure de Tinder et des camgirls, du règne d’Instagram et de Snapchat, que reste-t-il de ce site qui avait tant intrigué, dégoûté et parfois émerveillé ? Aujourd’hui, comme en 2009, l’interface est en tout cas toujours aussi dépouillée. Fond blanc, tristes boutons gris, fenêtre vidéo. Et toujours aussi simple. En quelques secondes, une première image s’affiche.

Un type dans un lit se ronge un ongle en silence. A moins qu’il ne se suce le doigt. « Next ». Un quarantenaire fait coucou avec une télécommande. Il nous « nexte » ; vexation. Un blond nous regarde silencieusement, puis dirige la caméra vers son pénis. « Next ».

« Parfois ça marche »

Non décidément, rien n’a vraiment changé sur Chatroulette. Sur trente-cinq personnes croisées, douze ont montré leur sexe. Une situation qu’a mollement tenté d’enrayer la plateforme. Quelques mois après sa création, elle avait proposé un bouton permettant de dénoncer ces utilisateurs, bannis au bout de trois signalements.

Le site s’est ensuite doté d’une technologie de reconnaissance visuelle, qui ne donne accès au tchat qu’aux personnes montrant leur visage – et non d’autres parties du corps. Seulement, ce système n’analyse l’image qu’au moment de la mise en contact entre deux personnes. Libre aux internautes de filmer ce qu’ils veulent une fois le lien établi.

Conséquence : si, en 2009, chaque « next » ouvrait la voie à l’affichage immédiat, en gros plan et sans préavis de phallus en tous genres, 2019 laisse en général une seconde ou deux de sursis à l’internaute.

Notre exhibitionniste « poli » jure, lui, que c’est par respect du consentement qu’il préfère ne pas afficher directement ses attributs. Et se prête au jeu de l’interview. Ce quadragénaire californien, aux airs de cadre de la Silicon Valley, dit utiliser Chatroulette depuis une décennie. Et « uniquement pour des choses sexuelles, deux ou trois fois par mois ». Il l’assure : « parfois ça marche ». Pas revanchard, il a plusieurs fois été banni du site et y a toujours retrouvé son chemin, précise-t-il. Avant de proposer « une démonstration en direct » de sa façon de faire. Non merci, au revoir, « next ».

Chatroulette n’a pas su devenir un géant

L’ironie de l’histoire, c’est que ce site aux utilisateurs si démonstratifs a été fondé par un adolescent, le Russe Andrey Ternovskiy. Celui-ci n’avait que 17 ans quand il a fabriqué Chatroulette dans sa chambre de lycéen, chez ses parents à Moscou, en trois jours.

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Quelques semaines plus tard, le site devient un phénomène. « Je me suis réveillé un jour, j’ai lancé mon ordinateur et j’ai vu tous ces articles de presse sur Chatroulette, racontait-il en 2010 au New York Times. J’ai crié à ma mère de venir voir. Au début elle était très nerveuse, et en même temps elle ne comprenait pas très bien ce qui se passait, et elle m’a demandé pourquoi je n’allais pas au lycée. »

Résultat : trente millions de visiteurs uniques en février 2010, quelques mois seulement après la création du site, fanfaronne alors le jeune homme. Il embauche quatre développeurs, rencontrés en ligne et qui travaillent à distance. Et il demande à ses parents d’investir l’équivalent de 10 000 dollars (9 000 euros) dans le projet. Il les remboursera peu après, non pas grâce aux publicités de la régie de Google affichés sur le site (« Google ne pouvait pas me transférer l’argent car je n’avais pas encore 18 ans »), mais grâce à un site de rencontres local qui décide d’annoncer sur Chatroulette. Le jeune homme reçoit des centaines d’e-mails d’investisseurs de la Silicon Valley, et est invité à rencontrer les pontes de Google, de Skype…

Aucune évolution graphique, aucune application mobile... Chatroulette assume son statut de curiosité vintage du web.

Après l’emballement médiatique, Chatroulette n’a pourtant pas su devenir un géant, relégué au rang de curiosité vintage. Un statut qu’il semble presque assumer – aucune évolution graphique, aucune application mobile… La chute fut aussi rapide que son fulgurant succès : fin 2010, son audience s’était déjà effondrée (– 60 % aux Etats-Unis), et Andrey Ternovskiy avait regretté dans la presse avoir tourné le dos aux offres alléchantes des premiers mois. Impossible de connaître son audience actuelle, son créateur, très discret depuis, n’ayant pas donné suite à nos sollicitations.

Mais Chatroulette survit tout de même, et n’attire pas uniquement « les types dégueulasses », comme l’expliquent trois jeunes Allemandes croisées sur le site. Les femmes sont rares sur la plateforme ; celles-ci sont arrivées « par ennui » : elles se sont souvenues de son existence et ont décidé d’y faire un tour. « On a trouvé un mec très drôle, mais on l’a perdu car on n’avait plus de batterie ! Là on le cherche. »

« Dans la vraie vie, on ne se serait jamais parlés »

Les profils sont variés. On rencontre par exemple « Titi », Bordelais jovial de 37 ans, qui déguste des œufs dans sa cuisine et utilise ce site « plusieurs heures par semaine depuis quatre ou cinq ans pour améliorer mon anglais ». Quelques minutes avant notre échange, il discutait avec une Russe. « Dans la vraie vie, on ne se serait jamais parlé. Avec ce site, on sort de notre cadre, de notre zone de confort, de l’ordinaire », explique-t-il. Et l’expérience a dépassé l’écran : il s’est lié d’amitié avec des Ukrainiens rencontrés sur Chatroulette, qu’il a fini par rejoindre à Kiev.

Les exhibitionnistes, il fait avec. Les racistes aussi. « Comme je suis Noir, ils m’insultent, me traitent de “nigger” [nègre, en anglais]. Ça ne m’arrive pas tout le temps, mais si je passe cinq heures sur Chatroulette, ça peut arriver cinq fois. Il faut savoir passer outre. »

Pourquoi choisir ce site, quand des réseaux sociaux plus à la mode, mieux modérés, et qui peuvent aussi donner lieu à des rencontres existent ? Titi ne leur tourne pas le dos. Mais il n’y trouve pas la même authenticité. « Sur Facebook ou Instagram, c’est beaucoup du “fake”, c’est pour se montrer plutôt qu’autre chose. » Les photos sont embellies à l’aide de filtres, minutieusement sélectionnées pour donner une image parfaite de soi et de sa vie. « Alors que sur Chatroulette, les gens sont là parce qu’ils s’ennuient. » Même point de vue chez Alvares, Berlinois trentenaire, croisé à quelques « next » de là, vautré torse nu dans son lit. « Ici, ce que vous voyez, c’est ce que vous voyez. Sur Instagram, qui sait… »

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