"À l’origine, le régime spécial des cheminots a été une volonté patronale"

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"À l’origine, le régime spécial des cheminots a été une volonté patronale"

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Une grève à la SNCF en 1947. Créé par les patrons des compagnies ferroviaires privées au XIXe siècle, le régime spécial de retraite des cheminots a été amélioré par les syndicats avant d'être contesté par l'État aujourd'hui.
Une grève à la SNCF en 1947. Créé par les patrons des compagnies ferroviaires privées au XIXe siècle, le régime spécial de retraite des cheminots a été amélioré par les syndicats avant d'être contesté par l'État aujourd'hui.
© Getty - Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images

Entretien. Le régime spécial de retraite des cheminots n'est pas seulement le fruit de la lutte syndicale. Ces avantages ont été pensés par les patrons de chemins de fer du XIXe siècle pour fidéliser une main d'œuvre qualifiée et l'empêcher de partir à la concurrence. Analyse avec l'historien Georges Ribeill.

Le régime spécial de retraite des cheminots est celui qui coûte le plus cher à l'État : 3,3 milliards d'euros de contribution publique pour équilibrer le système en 2017 quand la même année, la RATP recevait 700 millions d'euros et les IEG 1,5 milliard d'euros (industries électriques et gazières). Ces chiffres, rappelés dans le JDD du 2 décembre par le ministre de l'Action et des Comptes publics Gérald Darmanin (et nuancés dans un article de Libération le lendemain), viennent souligner que, pour l'État, la situation ne peut plus durer. Le gouvernement veut aligner les retraites sur le régime général et en finir avec ces statuts considérés comme privilégiés et impossibles à financer. Pourtant, à l'origine, ces systèmes ont été créés et pensés par les patrons des chemins de fer privés du XIXe siècle qui souhaitaient ainsi fidéliser une main d'œuvre selon un calcul bien compris.

Entretien avec l'historien et sociologue du rail, Georges Ribeill, ancien directeur de recherche à l'École des Ponts et Chaussées, fondateur du site Rails et Histoire et membre de la revue Historail.

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“Les régimes spéciaux ne sont plus défendables”, déclarait le ministre de l'Économie Bruno Le Maire sur RTL le 28 octobre. Pourtant, il fut un temps où l’État reconnaissait et acceptait leur existence… À commencer par le régime spécial des cheminots. Comment est-il né ?

Je considère d’abord qu’il faut renverser une idée reçue qui s’est diffusée dans l’opinion publique et qui a été véhiculée notamment par le livre de François de Closets, Toujours plus !, publié en 1982. C'est l’idée que les corporations d’aiguilleurs du ciel, de cheminots et les autres auraient acquis leurs avantages grâce à leur capacité de bloquer l’économie ou les transports, qu’on leur aurait cédé des privilèges en raison de ce pouvoir là. Je réfute cette vulgate.

Premier point : les compagnies de chemin de fer, qui sont des structures privées au milieu du XIXe siècle, vont très vite s'apercevoir que beaucoup de métiers du rail - mécaniciens, aiguilleurs, lampistes, brigadiers de la voie - sont des métiers qui n'existent pas sur le marché du travail. Il faut donc former sur le tas, jusqu'à des niveaux de compétence très élevés, on pense notamment aux mécaniciens d'une locomotive à vapeur. Pour cette première génération d'agents, les compagnies prennent conscience qu'elles ne peuvent pas gérer cette main d'œuvre comme le fait une entreprise industrielle classique, qui met à la porte les ouvriers à la première récession ou crise économique. Elles se rendent compte que si elles jouent à ce jeu là, ces agents qui en auront sué et bavé pour apprendre ces métiers difficiles ne reviendront plus émarger dans ces compagnies. Pour tenir en main ces agents, on leur offre alors la garantie de l'emploi, ce que l'on appelle à l'époque le commissionnement, dont bénéficient les fonctionnaires et les militaires. On leur donne un papier, une commission, qui atteste de leur entrée dans une catégorie privilégiée. Ils ont un traitement et une place affectée dans un organigramme. 

Ils ne peuvent pas être licenciés ?

Comme des fonctionnaires. Bien sûr, s'ils font une faute grave, si on les surprend alcoolisés, ils seront licenciés évidemment, mais c'est l'exception. 

Deuxième considération à prendre en compte, ces cheminots - le mot apparaît beaucoup plus tard, c'est pour cela que je parle plutôt d'agents des compagnies - sont exposés à des conditions de travail particulièrement délicates : en plein air, soumis aux aléas du climat, aux intempéries, à la neige et en plus aux accidents. Tout cela en fait une corporation exposée aux accidents et à la blessure, plus que tout autre, évidemment. En conséquence, pour attirer ces gens là, les compagnies disent : "Rassurez-vous, si vous êtes blessé, vous bénéficierez d'une caisse de secours. Vous serez payé pendant six mois à taux plein. Et puis, si vous mourrez, rassurez-vous, on s'occupera de votre veuve, à qui on trouvera un emploi", dame lavabo par exemple. En plus du commissionnement (garantie de l'emploi), on crée donc des caisses de secours. Sachant qu'à l'époque, il n'y a ni syndicats, ni État social pour peser face aux compagnies. 

Troisièmement, pour tenir et garder les agents qu'elles ont formés jusqu'à la fin de leur carrière, les compagnies crééent un système de retraite, de pension ; c'est extraordinaire. À 50 ans, par exemple, à la compagnie du Nord pour les mécaniciens; 55 ans pour certaines, 60 ans pour d'autres...  Chaque compagnie, petit à petit, considère qu'il faut créer des caisses de retraite qui n'existent nullement ailleurs dans le privé à l'époque, pour offrir un "mât de cocagne". À la compagnie du Nord, chez Rotschild, à 50 ans, vous serez ainsi_"retraitable"_.

En plus de la garantie de l'emploi, de la caisse de secours et de la caisse de retraite, on instaure aussi une "politique familiale" ?

On s'aperçoit que les fils de cheminots feront sûrement de bons agents : adaptés, conditionnés déjà, donc on va rajouter une couche - que j'appelle des privilèges corporatistes. On facilite l'entrée et l'embauche des enfants dans les compagnies par des systèmes d'apprentissage. Au total, les compagnies construisent les chaînes dorées d'un prolétariat très particulier, qu'elles enferment pour les isoler d'un prolétariat classique, rouge. Parce que ces compagnies sont tenues de mettre en œuvre un service public ferroviaire. Tous les trains doivent rouler jour et nuit, quel que soit le climat, les intempéries, les accidents, etc. En contrepartie de cette obligation de continuité de service public, on a construit une corporation qu'on tient en main, qu'on a isolée. Les ateliers sont construits en rase campagne, loin, au vert, pour ne pas être contaminés par les banlieues et par le prolétariat rouge de l'époque. 

Et tout cela est voulu par les patrons. L'un d'entre eux, administrateur de compagnie, dira en 1859 : "En se montrant ainsi humaines et généreuses, les compagnies ne remplissent pas seulement un devoir. Elles font aussi un bon calcul, car c'est pour elles le meilleur moyen d'obtenir des employés un dévouement qu'ils refuseraient à des compagnies avares et égoïstes". Les compagnies construisent délibérément une corporation. Et elles seront suivies par d'autres : la compagnie du gaz, tenue par un service public, la compagnie des omnibus, reproduiront les mêmes schémas de construction des corporations avec des statuts avantageux, même si ce mot est anachronique. Toute cette addition de choses déroge au droit privé du salariat qui est très faible à l'époque. 

Deuxième étape : à la fin du XIXe siècle, avec l'apparition des syndicats, de cheminots en particulier, qui vont se battre pour faire progresser ces politiques du personnel ?

Oui, car d'une compagnie à l'autre, ces politiques sont entachées de beaucoup d'arbitraire. Coup de piston pour l'avancement, clientélisme à l'embauche par recommandation de l'évêque, passe-droit, inégalité, inéquité... À certains endroits, si le mécanicien ou le chauffeur est révoqué, il perd sa cotisation à la caisse de secours. Donc, les syndicats vont s'engager face à ces régimes qui, d'une compagnie à l'autre, diffèrent sensiblement. Au terme d'une guerre d'usure et épaulés par les partis de gauche, socialistes et radicaux socialistes, les syndicats obtiennent en 1909 une loi capitale, qui institue un régime de retraite unique pour les agents des grandes compagnies. Mais cette loi arrachée aux compagnies a un grave défaut, elle ne prévoit pas la rétroactivité. En 1910, les syndicats se battent pour cette rétroactivité et pour une augmentation des salaires au cours d'une grande grève et ils obtiennent gain de cause en 1911. Par la suite, deux lois ont consacré pendant plus d'un siècle le régime des cheminots, loi de 1909 et loi de 1911. 

Troisième étape : la création de la SNCF en 1938, qui hérite de ces corporatismes ?

Oui et ce côté corporatiste va encore être renforcé. Il suffit d'évoquer ce qu'on appelle à l'époque "la grande famille cheminote". C'était l'expression utilisée par les compagnies et par la SNCF ensuite : "tenez vous bien, messieurs les cheminots, vos enfants, vos familles. Nous sommes dans un univers très particulier, où, pour simplifier, on se reproduit de père en fils. La femme ne travaille pas. Elle fait des enfants destinés à devenir des apprentis. On naît, on habite dans des quartiers ou des cités cheminotes. On lit chaque semaine La vie du rail, un hebdomadaire avec sa rubrique "Activités ménagères", "Bricolage et jardinage pour l'agent". C'est le temps merveilleux de cette famille cheminote. Des termes qui sont repris à la SNCF, qui continue de cultiver cette corporation. À l'époque, dans les années 50, le mot "cheminots" était magnifié. Un bon cheminot, dit l'affichette, c'est quelqu'un qui, corps et âme, est dévoué aux services publics, en tire fierté au quotidien, en tire un statut glorieux au niveau social. C'est l'achèvement de cette corporation où les compagnies ont dû céder aux syndicats dans des luttes qui ont amélioré les héritages lointains du XIXe siècle. Mais fondamentalement, ce sont les compagnies qui ont créé ces particularités. 

Et la fin de tout cela arrive avec l'irruption du management moderne : une entreprise publique doit être gérée comme une entreprise privée. Donc, chamboulement des politiques de carrière, individualisations des carrières et en 1990, halte toute ! On casse ces traditions de recrutement, on casse les centres d'apprentissage de la SNCF, où il y avait une majorité de fils de cheminots. Jusqu'alors, on embauchait des agents jeunes, avant 30 ans. Parce que plus ils sont jeunes, plus on peut les former, les pétrir, en faire des cheminots. On le prend le plus vert possible et on le façonne à l'enclume. On lui apprend même l'histoire, la géographie, le calcul et certains d'entre eux, de père en fils, feront une carrière magnifique, n'oublions pas. L'ascension sociale fonctionnera à plein dans les chemins de fer. Mis à part les syndicalistes purs et durs qui se contentent de faire une carrière de permanent syndical au sein de la SNCF. Le grand tournant arrive avec le nouveau management et le détricotage de tout ceci : dans un contexte libéral et concurrentiel, on considère que le surcoût dû à tous ces avantages sociaux mérite d'être raboté ou subventionné. C'est un grand tournant qui s'amorce avec Juppé : aligner vers le bas, faire machine arrière. Il est temps de détricoter les acquis octroyés par les patrons et enrichis par les syndicats. 

Le reportage de la rédaction
4 min

À partir de quand le thème des enfants gâtés, des privilégiés, est-il né ?

La situation naît lorsque la SNCF devient déficitaire chronique à partir des Trente Glorieuses, dans l'après guerre. Or, dans les statuts adoptés à la création de l'entreprise en 1938, il est écrit qu'en cas de déficit d'exploitation, la compagnie a le choix pour les couvrir. Ou bien elle demande à relever les tarifs pour équilibrer le prochain exercice, sur décision de la tutelle, et si elle n'est pas autorisée à le faire, alors le Parlement comblera le déficit. Cela signifie que les parlementaires, très vite, et chaque année, doivent voter l'équilibre de la SNCF. Et certains parlementaires de droite ainsi que des libéraux s'offusquent de payer, de couvrir en particulier les surcoûts dus aux retraites. Le sénateur Marcel Pellenc, élu du Vaucluse, sera en 1952 le grand pourfendeur des cheminots. Il brocarde la SNCF en "machine à fabriquer des retraites", etc. De manière récurrente, il y aura toujours dans le concert cacophonique des forces politiques des gens qui disent que tout cela est excessif et qu'il est temps de les aligner. Toutes ces propositions d'éliminations des régimes particuliers sont récurrentes mais les cheminots savaient aussi se mobiliser massivement. En août 1953, où il est question de réformer les régimes de retraite des fonctionnaires et des cheminots, cela déclenche une immense grève et le gouvernement doit céder. Tout cela n'est pas nouveau, jusqu'à aujourd'hui. 

Aujourd'hui, les syndicats considèrent que ces avantages sont des acquis des luttes mais je conteste cette réduction. Car il est important de souligner que tout cela naît par un bon calcul patronal, qui au final devient contre productif.