Sempé : « Là-haut, mes chers Debussy, Ellington, Ravel, Legrand jouent ensemble »

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Sempé : « Là-haut, mes chers Debussy, Ellington, Ravel, Legrand jouent ensemble »

Insondables Mystères, Éditions Denoël, 1993
Insondables Mystères, Éditions Denoël, 1993
- © J.J. Sempé

A l'occasion d'une grande rétrospective qui lui est consacrée à Rueil - Malmaison, Jean - Baptiste Urbain à rencontré Jean-Jacques Sempé chez lui. Avec le dessinateur de 87 ans, ils ont parlé dessin et musique, son autre grande passion, qu'il a souvent dessinée.

L'Atelier Grognard à Rueil-Malmaison consacre jusqu'à fin mars une grande rétrospective à Jean-Jacques Sempé, le plus célèbre des dessinateurs français. Un retour en 300 dessins sur la carrière du père du Petit Nicolas, et qui a plus qu'aucun autre dessiné des musiciens, à défaut d'en être un.  Jean-Baptiste Urbain l'a rencontré chez lui, à Paris. 

Jean-Baptiste Urbain : Bonjour Sempé, merci de nous recevoir chez vous à l'occasion de cette grande rétrospective de 300 dessins à l'Atelier Grognard à Rueil-Malmaison. Vous aimez cela, vous retourner sur votre parcours ? Sur votre carrière ?

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Jean-Jacques Sempé : Oui et non. Parfois cela me fait l'effet de surprise, de retrouver des choses que j'avais oubliées, et d'autres que je n'avais pas oubliées, tellement elles sont mauvaises. Le temps n'y a rien fait.

Depuis toujours, la musique tient une place importante dans vos dessins. On y voit des orchestres, des petits rats de l'opéra, des quatuors, des jazzmen, et vous êtes même devenu une chanson : Comme un personnage de Sempé, d'Anne Sylvestre. Vous la connaissez ?

Oui, je la connais. J'étais très étonné et flatté.

Ces personnages, qu'est-ce qu'ils ont en commun ? 

De l'étonnement, je crois. Ils sont étonnés, comme moi. Tous les jours.

Travaillez-vous en musique ?

Cela dépend des choses que j'ai à faire. Il y a des dessins, il ne me faut pas de musique du tout. Le silence absolu. Quand ils sont très compliqués. Cela dépend de leur taille, de la proportion. Parfois il en faut de peu pour tomber dans le loupé. Pour d'autres dessins, la musique m'apporte une sorte de gaieté en le faisant.

Il y a une phrase de Duke Ellington dans l'exposition qui aurait dit : Le jazz est à la musique ce que le dessin d'humour est à la peinture. C'est une comparaison que vous partagez ?

Ça m'arrange de le penser. On m'a juré qu'il l'avait dit alors par facilité je le crois et ça me fait plaisir. Le dessin d'humour est une recherche de petites choses apparemment sans importance, mais qui deviennent importantes. Le jazz c'est pareil. Il y a quelques accords, puis les mélodies en général très simples. Même compliqués, les mélodies d'Ellington sont très simples. Mais je peux vous assurer que c'est compliqué.

Oui, j'ai adoré Duke Ellington, je l'adore toujours. Je ne supporte pas l'idée de ne plus le revoir, je trouve ça d'une injustice...qu'est-ce qu'il avait fait pour disparaître ? Là, je crois que le grand barbu là-haut s'est trompé.

Marcellin Caillou, Éditions Denoël, 1969 © J.J. Sempé,
Marcellin Caillou, Éditions Denoël, 1969 © J.J. Sempé,

Comment avez-vous rencontré Duke Ellington ?

D'une façon charmante, en fait. C'était à l'occasion d'un des nombreux mariages d'Eddie Barclay. Ellington donnait un concert avec son orchestre et Barclay savait que je l'adorais. Et il me dit : 'Tu sais, il viendra prendre un verre après le concert.' Le concert à peine terminé, j'ai foncé comme un fou dans ma voiture, j'ai réussi à retrouver la maison. Tout était dans le noir. Je me suis assis sur un tabouret, puis j'ai vu qu'il y avait un piano. Et comme il n'y avait personne, je pianotais un peu. Jusqu'à ce qu'une voix dise : 'Not so bad !' et il s'est mis à faire la main gauche, la plus difficile, avec les arabesques à la Debussy, en me disant : 'Tu fais la main droite !' J'ai joué un de ses thèmes avec deux doigts, et ça a été un des plus beaux jours de ma vie.

C'était quel thème, vous vous souvenez ?

C’était son fameux Satin Doll, La poupée de satin.

Là, on est chez vous, face au piano. Il y a une autre partition de Duke Ellington...

De Duke Ellington et son ami Billy Strayhorn. Ils étaient inséparables...

Et il y a une photo de Duke Ellington qui nous regarde..

A coté il y a une photo de moi et de mon cher ami Michel Legrand, peu avant sa mort. Il était venu me voir, il était en pleine forme, avec son énergie incroyable. Et celle de Debussy, que je n'ai pas eu la chance de rencontrer, Ravel non plus. Sinon, je les aurai pris en photo cote à cote...

C'est vrai que vous prenez toujours des cours de piano ?

Oui, parce que le temps passe. Je suis certain que là-haut mes chers Debussy, Duke Ellington, Ravel, Michel Legrand etc n’arrêtent pas de jouer ensemble, de s'amuser. Quand j'arriverai là-haut dans quelque temps,  je voudrais quand même avoir arrangé un peu mes dispositions pianistiques afin qu'ils jouent avec moi. 

Les jours de mes leçon, j'en suis malade dès le matin. J'en veux à un type fort charmant. C'était la crème des types, il était très gentil, Jean-Sébastien Bach. Un jour il a dit une chose qu'il pensait vraie, malheureusement elle est fausse. Il a dit : 'Quiconque travaillera autant que moi, fera aussi bien.' Je peux vous assurer que j'ai travaillé autant que le brave Jean- Sébastien, mais je ne lui arrive pas à la hauteur de la chaussette. Dans tous les domaines : dessin, musique etc. Donc il n'y a pas que le travail qui compte.

On peut aimer la musique, mais pas forcement vouloir autant en dessiner. Pourquoi dessinez -vous autant de musiciens, que ce soit les jazzmen, que ce soit un pianiste face à son énorme piano, un quatuor à cordes, un orchestre ?

C'est un phénomène extraordinaire. Mon illustre confrère, le plus grand dessinateur de tous, Steinberg, a dit que l'art principal était l'architecture. Pour moi, c'est la musique. La musique, c'est l'infini, c'est merveilleux , ça vous accompagne tout le temps. Yehudi Menuhin, qui était un type très gentil, défendait Karajan à qui on en voulait beaucoup d'avoir joué pour Hitler. Menuhin répondait : 'Il faut pas lui en vouloir, au moins, il lui aura fait écouter de la bonne musique.' (rires)

Vous dessinez aussi souvent des orchestres, avec le chef face à ses musiciens, et puis cette société qu'est un orchestre...

Ça doit être très drôle. Il doit y avoir des disputes...vous savez, je suis au courant de plein d'histoires, notamment concernant les jazzmen...qui m'ont raconté beaucoup de choses qui m'ont enchantées.

J'ai un copain qui est le seul élève de Samson François, Bruno Rigutto. Je suis très fier de l'avoir comme copain, et ce salopard, quand il venait, il se mettait au piano et me demandait : 'Tu veux que je te joue quelque chose ?' Je répondais : 'Le clair de lune de Debussy.' Et il le jouait réellement, et bien... Ça me rendait  fou...

Pourquoi êtes vous si touché par Debussy ? Il est d’ailleurs souvent repris dans le jazz...

C'est une époque que j'adorais, autant dans la musique française que dans le jazz. Il n'y avait pas qu'en France. Aux Etats-Unis ils se sont emparé de nos Debussy et de Ravel et ils en ont fait des choses bien.

L'invité du jour
35 min

(Transcription de l'entretien : Suzana Kubik)

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