Réforme des retraites : faut-il remettre les vieux au travail ?

ARCHIVE / Alors que la France est sur le point d’adopter une énième réforme des retraites fondée sur le principe de l’allongement de la durée des cotisations, nous republions aujourd’hui un article paru à l’origine il y a trois ans dans les pages de notre magazine (Usbek & Rica numéro 32, octobre 2019), dans lequel nous explorions trois pistes pour envisager autrement le sujet des retraites et du travail des seniors.

Réforme des retraites : faut-il remettre les vieux au travail ?

Scénario 1 / Abolir la distinction entre travail et retraite

Pour commencer, la retraite est-elle si souhaitable ? Pour Pascal Bruckner, il s’agit plutôt d’une « double peine » : une désocialisation et un appauvrissement brutaux, imposés une fois atteint l’âge limite. Rien de moins qu’une «  malédiction du loisir absolu érigé en mode de vie » et le «  cauchemar du désœuvrement obligatoire », écrit le philosophe dans Une brève éternité, philosophie de la longévité (Grasset, 2019). La retraite aurait pour effet pervers de «  fabriquer le vieillissement qu’elle est censée soulager », dénonce Pascal Bruckner, qui précise tout de même que le repos est le bienvenu pour les métiers pénibles et usants pour le corps.

Le Dr Richard W. Johnson, responsable des questions de retraite pour le think tank américain Urban Institute, recensait en avril 2019 dans le Wall Street Journal différentes études scientifiques faisant le rapprochement entre retraite et problèmes de santé. La sédentarité et l’oisiveté accéléreraient le déclin cognitif et augmenteraient le taux de mortalité des retraités, comparativement aux populations du même âge toujours au travail. Mais plutôt que d’en conclure à la nécessité de travailler ad vitam, la Chaire française Transitions démographiques, Transitions économiques (TDTE) prône de son côté le développement de « l’activité socialisée », définie comme une activité sociale «  un peu contraignante, d’intérêt général et pas forcément rémunérée  », dans la lignée du concept de « vieillissement actif » porté par l’Union européenne. Dans son étude publiée en mai 2019, TDTE conclut sur l’existence d’une importante corrélation entre activités socialisées et bien-être des seniors. Ses auteurs conseillent, en conséquence, de développer l’éducation et la formation à destination des retraités, soit pour favoriser le cumul emploi + retraite, soit pour permettre d’autres types d’activités collectives.

Car, au-delà du bien-être individuel et du «  dépassement d’un sentiment d’inutilité », l’activité des retraités est – déjà aujourd’hui – bénéfique pour la société. «  La retraite n’est rien d’autre qu’un salaire pour un travail non subordonné », nous dit Michaël Zemmour, maître de conférences en économie à l’université de Lille. «  Économiquement, on peut penser que tout un tas d’activités culturelles, politiques ou sociales sont mieux assurées en dehors du champ salarié. Augmenter le travail au détriment des retraites n’est donc pas forcément bénéfique. »

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© Illustration de Sua Balac pour Usbek & Rica (numéro 32, octobre 2019)

L’activité bénévole en France, qui concernerait plus de 12 millions de personnes, générerait ainsi selon les estimations entre 1 et 2 % du PIB. D’où l’idée émise dans un rapport de 2015 sur l’engagement citoyen, dirigé par le président de l’Assemblée nationale d’alors, Claude Bartolone, d’accorder des trimestres de cotisation pour les retraites en échange d’un engagement bénévole au sein d’une association. L’idée est de reconnaître au bénévolat la même utilité sociale que le travail et de lui ouvrir des droits à la retraite. Mais que se passe-t-il lorsque bénévolat et retraite se confondent ? Les retraités bénévoles seraient en situation de cotiser pour leur retraite tout en profitant déjà de leur pension. De quoi concevoir la mise en place d’un âge légal de départ beaucoup plus souple, par exemple si l’on décide à 50 ans d’effectuer ses dernières années de cotisation en tant que retraité bénévole.

 Les seniors constituent en effet le noyau dur du bénévolat, qui concernerait 36,6 % des plus de 65 ans, contre 24,6 % de l’ensemble de la population, selon une enquête France Bénévolat – Ifop – Crédit Mutuel de 2013. Et au sein même des bénévoles, les retraités donnent en moyenne 139 heures de leur temps par an, contre 82 heures pour les actifs en emploi, selon une autre enquête CRA-CSA de 2017.

On peut donc imaginer que la reconnaissance de la valeur du bénévolat aboutisse à celle de la retraite comme «  travail non subordonné ». Plutôt que d’être considérées comme une dépense sociale, les retraites pourraient à l’avenir être perçues comme un investissement, tandis qu’une politique encourageant l’activité socialisée des seniors estomperait la frontière brutale et délétère entre travail et retraite. Les économistes Nicolas Moreau et Elena Stancanelli avançaient dans Le Monde, en juillet 2019, le chiffre de 8 % du PIB généré par la production domestique et les services des retraités français en 2018. Rapportée au déficit des caisses de retraite – que le Conseil d’orientation des retraites estime à 0,1 % du PIB pour 2018 et qui devrait, dans le pire des scénarios, se creuser à 1 % du PIB en 2070 –, la problématique des retraites pourrait donc bien se dissoudre dans une simple réforme de comptabilité.

Scénario 2 / Le compte temps universel : la retraite à la carte

Partageant l’aversion de Pascal Bruckner pour la retraite obligatoire comme voie de garage « sordide » pour soixantenaires, l’essayiste Gaspard Koenig défend en revanche le droit au temps libre en dehors du travail. Le fondateur du think tank libéral GénérationLibre propose de faire table rase de notre modèle social, et de créer un « compte temps universel » qui fusionnerait retraite et chômage. Puisque certains aimeraient faire un break à 30 ans, pour élever leurs enfants ou faire le tour du monde, et que d’autres souhaiteraient travailler jusqu’à 75 ans, chacun pourrait gérer son compte temps à sa guise, cumulant des points en cotisant au travail pour les dépenser sans attendre un quelconque âge limite. «  Le monde du travail est de plus en plus flexible, il faut que l’organisation sociale suive, plaide-t-il. Il n’y aurait plus de distinction entre licenciement, démission, année sabbatique ou retraite. Évidemment, il y aurait des risques de fraude, des cigales s’engageant à travailler plus tard sans en avoir les capacités, mais on pourrait imaginer un système de seuils pour ne pas avoir dépensé tout son temps libre à 60 ans. Et la valeur des points s’ajusterait en fonction des choix de chacun pour que tout le monde ne prenne pas de temps libre en même temps et que le système reste à l’équilibre. »

Le modèle peut paraître attrayant pour un cadre supérieur – ou pour les adeptes de la méthode Fire (Financial independence, retire early) qui rêvent de partir à la retraite à 30 ans, en gagnant très jeunes un maximum d’argent tout en vivant chichement pour épargner et vivre le reste de leur vie de leurs dividendes. Le compte temps universel serait en revanche moins profitable pour les citoyens les plus pauvres, qui ne cumuleraient sans doute pas assez de points pour prendre du temps libre avant… l’âge de la retraite. Un tel système personnalisé reviendrait en somme à capitaliser ses points pour soi-même, mettant fin à la solidarité sociale et – la retraite n’étant plus une affaire de génération – à la sacro-sainte « solidarité intergénérationnelle ». 

«  Il faut sortir de cette obsession infantilisante voulant qu’une génération soit redevable d’une autre, assume Gaspard Koenig. Mon système est clairement assurantiel. Mais il reste universel puisque tout le monde verse dans la même tirelire, assurée par l’État-nation, et que la valeur du point serait collective. Quant à la solidarité, elle serait assurée par un revenu universel, en complément. » Entendre : un revenu universel d’inspiration libérale, qui remplacerait les minima sociaux plutôt qu’il ne s’y ajouterait. Audacieux, notamment pour son aspect « universel », ce modèle laisse songeur quant à sa capacité à refonder l’un des piliers du pacte social français. L’objectif, in fine, est bien ici d’accompagner le mouvement d’une société de plus en plus individualiste, «  au sens positif du terme », précise Gaspard Koenig.

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© Illustration de Sua Balac pour Usbek & Rica (numéro 32, octobre 2019)

Scénario 3 / La retraite comme outil de décroissance

Et si l’axiome de départ n’était pas le bon ? Travailler plus longtemps n’est peut-être pas la meilleure façon de compenser le vieillissement de la population. « C’est une antienne assenée à chaque nouvelle réforme des retraites. Mais ce n’est vrai que parce que le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail, en amont des transferts sociaux, est considéré comme intangible », déplore Jean-Marie Harribey, économiste et coprésident du conseil scientifique d’Attac France. Autrement dit, la croissance économique et la hausse de la productivité, qui signifient que chaque individu produit de plus en plus de richesse à travail constant, pourraient tout à fait financer une hausse du nombre de retraités si ce surplus de richesse était moins capté par le capital. 

«  Tous les organismes statistiques du monde, y compris le FMI ou l’OCDE, constatent une diminution de la part salariale dans la valeur ajoutée, depuis les années 1970, de l’ordre de 5 à 10 % », souligne Jean-Marie Harribey. Pour conserver l’esprit du modèle de retraite par répartition, celui-ci prône, avec d’autres économistes, non pas de taxer directement le capital, mais de mieux répartir la richesse entre travail et capital, pour ensuite augmenter les taux de cotisation sur le travail : une hausse de 0,2 % par an pendant trente ans sur les salaires bruts assurerait ainsi des retraites pérennes et décentes pour tous.

« En deux siècles, la productivité du travail a été multipliée par trente et le temps de travail divisé par deux »
Jean-Marie Harribey, économiste

Temps de travail journalier, hebdomadaire, congés payés, retraites… Non seulement l’âge de la retraite n’aurait plus besoin de reculer, mais il pourrait même avancer. « En deux siècles, la productivité du travail a été multipliée par trente et le temps de travail divisé par deux. Sans cette diminution, nous aurions deux fois plus de chômeurs aujourd’hui  », assure Jean-Marie Harribey. Car si la productivité augmente plus vite que la croissance, aidée par l’automatisation et le travail des machines, il faudra bien partager un travail humain de plus en plus rare. Les keynésiens le savent bien : John Keynes lui-même prédisait qu’en 2030 le temps de travail serait réduit à 15 heures par semaine. Mais ne pourrait-on pas remplacer la semaine de 15 heures par une baisse drastique de l’âge de la retraite ? « On ne peut pas baisser d’un coup l’âge de 62 à 50 ans, tempère Jean-Marie Harribey. Mais on pourrait stabiliser cet âge et le baisser progressivement au fur et à mesure des gains de productivité et selon le niveau de chômage. »

À l’aune des dogmes économiques en vigueur, l’idée peut paraître subversive. Elle pourrait néanmoins s’imposer d’elle-même : la diminution des ressources disponibles – notamment en énergies fossiles – et l’urgence écologique rendent de plus en plus audible l’idée d’une décroissance. Celle-ci engendrerait une baisse de la production, et donc du travail, que pourrait canaliser une avancée de l’âge du départ à la retraite. Mais elle poserait à nouveau la question de son financement : « Une décroissance peut être financée soit en prenant aux plus riches, soit par un appauvrissement collectif, mais celui-ci doit être contrôlé. La France a connu dix ans sans croissance depuis la crise de 2008, et ça a donné les Gilets jaunes », prévient Michaël Zemmour. 

« Les retraites sont financées par la production monétaire, donc par le travail », souligne quant à lui Jean-Marie Harribey. Même contrôlée et organisée par un partage équitable des richesses, une décroissance accompagnée d’un rajeunissement des retraités supposerait donc probablement d’accepter une baisse des revenus. Ce qui impliquerait une mutation culturelle radicale, détournant les attentes des citoyens d’une hausse continuelle de la consommation pour privilégier la simplicité et la convivialité chères à des penseurs tels qu’André Gorz, Jacques Ellul ou Ivan Illich. Une révolution telle qu’elle rendrait un passage à la retraite à 50 ans presque anecdotique.

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