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 airpix | Flickr
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La mauvaise langue de Trump

décembre 2019

Grossière, mensongère, mais surtout violente, la langue du président américain est celle de la désunion : entre les gentils (lui et ses partisans) et les méchants (la presse, les Démocrates et les immigrés).

Mais quelle mouche a piqué l’Amérique ? Quel mauvais génie a soufflé, ce 8 novembre 2016, un vent de chaos sur les urnes telle une tempête de poussière sur les plaines de l’Oklahoma ?

Nul besoin de présenter le 45e président des États-Unis ou de disserter autour du choc que fut son élection, dont nombre d’entre nous ne se sont toujours pas remis. Élu avec près de trois millions de voix de moins que sa rivale Hillary Clinton, il a, dès son investiture, donné le ton de sa présidence : certaines formules saugrenues du très officiel discours d’investiture, comme «  le très triste appauvrissement de notre armée  » ou «  un système éducatif, plein d’argent, mais qui laisse nos jeunes et beaux étudiants privés de savoirs  », avaient déjà de quoi mettre la puce à l’oreille. L’anglais a beau être une langue de verbes, les catégories de mots qu’affectionne Donald Trump sont plutôt les adverbes et les adjectifs, ce qui donne une tournure particulière à ses prises de parole spontanées et à ses nombreux – si nombreux – tweets. Mais surtout, son discours d’investiture était – déjà – teinté d’une violence qui allait s’avérer le fil conducteur de son mandat. «  Ce carnage américain s’arrête ici, s’arrête maintenant[1]  », a-t-il déclaré alors en faisant référence à la violence criminelle qui, selon lui, ravageait l’Amérique dont Obama venait de lui transmettre les rênes.

Une langue violente et binaire

Le style si particulier de Donald Trump est bien souvent tourné en ridicule, défouloir cathartique qui ne demande pas beaucoup de recherches ni d’efforts tant son expression s’y prête. D’un point de vue purement formel, il détonne en effet au regard du discours habituel des dirigeants politiques. Si les Américains n’ont pas élevé la rhétorique au niveau d’art, les prises de parole de leurs hauts fonctionnaires ont toujours été teintées d’une certaine solennité, et leurs écarts qu’ils soient sur un registre humoristique ou familier, savamment calculés, le plus souvent pour provoquer une impression de proximité avec l’électorat, le tout dans le plus grand respect des codes (d’aucuns diraient de la langue de bois). L’actuel président américain, avec ses bourdes, ses fautes, son vocabulaire simpliste et binaire et sa façon décousue de toujours ramener la conversation à lui et à ses succès, réels ou fantasmés, est bien souvent présenté comme un clown incapable, inculte et ignorant, sans aucune marge de progrès possible. À chacune de ses sorties, ses détracteurs lui tombent dessus à bras raccourcis et déplorent de concert que cet homme soit assis sur le siège que Washington et Lincoln ont occupé avant lui.

Difficile de leur donner tort. D’autant que la langue que parle Trump est bien souvent le vecteur, sur le fond, d’erreurs grossières. Difficile de ne pas céder à la tentation de se moquer d’un homme qui pense que la Belgique est une très belle ville, qui est capable de modifier une carte météorologique pour ne pas admettre qu’il s’est trompé ou qui ignore la géographie de son propre pays au point d’affirmer que l’érection d’un mur au Colorado pourra arrêter l’immigration mexicaine. Difficile, d’ailleurs, de ne pas tomber à son tour dans le piège du trumpisme et de ne pas le charger de bourdes qu’il n’a pas commises ; comme lorsqu’en octobre 2019, lors de sa rencontre avec le président italien, médias et réseaux sociaux se sont emballés et l’ont raillé pour avoir dit que l’Italie et les États-Unis partageaient une histoire remontant à la Rome antique, ou qu’il avait appelé le président italien Mozzarella. Fausses informations qui ont fait tomber ses détracteurs dans les travers mêmes qu’ils lui reprochent. Si on peut s’indigner à juste titre que Trump se fasse le messager d’une «  réalité alternative  », on doit déplorer également qu’il n’entraîne pas ses seuls partisans dans le marasme sémantique de ses délires, mais que ses détracteurs aient tendance à s’y enfoncer avec lui. Dès lors que les invectives, les insultes et les mensonges ne sont plus l’apanage de Donald Trump, ceux qui, comme lui, y ont recours pour lui répondre se placent sur le même plan et perdent à ce titre leur légitimité dans le discours démocratique. Accabler Trump parce qu’il parle mal ou parce qu’il ment ne sert à rien si c’est au prix de la dignité de ceux qui en font le constat, et se mettre à son niveau revient à perdre le droit de le dénoncer. C’est à la fois le travers le plus évident et la ruse la plus concrète exercée par le président américain : entraîner ses détracteurs sur son propre terrain, où ils ne pourront jamais gagner puisqu’il s’agit d’un monde où règne l’arbitraire, teinté de violence et de vulgarité et dont il édicte les règles selon son bon vouloir.

Trump a développé une sémantique, un vocabulaire, une prosodie qui sont l’incarnation d’une violence dont son mandat est empreint depuis son origine et qui déteint sur la société américaine tout entière.

Un clown, Donald Trump ? Sûrement, mais plus proche de l’inquiétant personnage créé par Stephen King que d’un Auguste rigolo. Il est de notoriété publique que s’il fait beaucoup rire à ses dépens, Trump rit assez peu lui-même. Or, au-delà du grotesque de façade, la langue qu’il parle prête fort peu à rire. Au-delà des gaffes, de la ponctuation erratique et des majuscules qui jalonnent ses tweets rageurs, Trump a développé une sémantique, un vocabulaire, une prosodie qui sont l’incarnation d’une violence dont son mandat est empreint depuis son origine et qui déteint sur la société américaine tout entière. Trump parle mal ; c’est un fait admis par tous. Mais quelle langue parle-t-il, et à qui s’adresse-t-il ? S’il est à mille lieues de la parole fluide et réfléchie de son prédécesseur, s’il est à peine capable de prononcer un discours sans finir par des élucubrations sur ses succès électoraux ou personnels, il n’en fait pas moins passer un message, que seule une partie de ses auditeurs semble réellement entendre. Avec son vocabulaire d’une grande simplicité, principalement constitué de mots à la charge sémantique très faible (good, bad, great, tremendous, sad), il arrive à la fois à transmettre un message extrêmement binaire – qui divise le monde en deux camps : les gentils (lui et ses partisans) et les méchants (les autres, principalement la presse, les Démocrates et les immigrés) – et à rallier toute une frange de la population américaine qui se reconnaît dans ce qu’elle considère être un franc-parler représentatif d’une véritable honnêteté intellectuelle.

La voix des petits Blancs

Il existe en effet aux États-Unis toute une catégorie de population qui, jusqu’à la dernière élection présidentielle, ne se sentait pas représentée par les élites de Washington et pour qui les huit années de mandat d’un homme noir et intellectuel ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ce sont notamment les white trash, les «  petits Blancs  », qui s’estiment les laissés-pour-compte des politiques de discrimination positive (aux résultats mitigés) mises en place au bénéfice des minorités ethniques, la grande majorité qui n’habite pas sur la côte Est ou Ouest et a l’impression que ses élus ne l’écoutent jamais et ne la comprennent pas. Ces Américains-là voient en Trump un porte-parole efficace et sincère qui, comme eux, dit ce qu’il pense, fait ce qu’il dit et méprise les intellectuels autoproclamés qu’incarnent les huiles de Washington et, surtout, la presse. Eux ont enfin trouvé une voix dans celle de Donald Trump, et il le sait. Au-delà du soupçon d’indigence intellectuelle qu’il éveille, il n’est pas insensé de penser qu’il cultive son côté grossier et brut de décoffrage pour continuer de plaire à la base électorale qui l’a porté au pouvoir et persiste à le soutenir, malgré, ou à cause de, sa violence verbale.

Qu’elle prenne la forme de la redoutable novlangue imaginée par Orwell dans 1984 (et que l’on retrouve dans la bouche de Rudolph Giuliani, avocat de Donald Trump, lorsqu’il déclare que «  la vérité n’est pas la vérité  »), qu’elle reflète une simplification de la pensée ainsi que le signale Olivier Mannoni dans son analyse des prémices de la violence nazies[2], ou qu’elle soit un outil de propagande, comme le constate Victor Klemperer[3], la simplification du langage annihile toute velléité de pensée complexe. En séparant, avec cette langue si simple, l’Amérique en deux camps, Trump ne peut que les inciter à se dresser l’un contre l’autre. En traçant une frontière nette qui ne donne aucune chance aux points communs, aux politiques bipartisanes et au dialogue, il divise pour mieux régner et crée un chaos qui justifie la déshumanisation d’un camp à son détriment. La désignation de ses adversaires – la presse, qui est «  l’ennemie du peuple  », les Démocrates, dont les représentants écopent de surnoms plus injurieux les uns que les autres (Hillary l’Escroc, Nancy [Pelosi] la Folle), les migrants, déshumanisés par le président américain qui en parle comme de nuisibles qui «  infestent  » le pays – annule absolument chez Trump ce qui est censé être la synthèse de sa charge, c’est-à-dire le rôle symbolique de surmoi que tout représentant élu est supposé endosser vis-à-vis du peuple qu’il dirige, et qui doit s’exprimer dans son discours.

La violence est saillante à plusieurs niveaux dans la langue de Trump. Dans sa simplicité d’abord : la politique, dont le but premier est de faire coexister les humains en leur proposant des règles de vie communes, ne peut s’accommoder d’un monde sans nuances où les frontières sont à la fois définitives et d’une simplicité puérile. Or c’est ce monde-là que Trump nous propose, en réduisant le réel à sa vérité personnelle, dans laquelle il n’existe que deux camps, celui du bien et celui du mal, et que reflète la trop grande simplicité de son vocabulaire («  Les Allemands sont horribles, vraiment horribles  ») et de ses prises de position («  Vous savez ce qu’on faisait, dans le temps, quand on était futés ? Hein ? Avec les espions et la trahison, hein ? On les traitait un peu différemment de ce qu’on fait aujourd’hui  », a-t-il lâché en faisant référence au lanceur d’alerte qui le met en difficulté dans le contexte de ses relations avec l’Ukraine.)

La restitution par le président américain des derniers moments du terroriste Abou Bakr al-Baghdadi, le 27 octobre 2019, illustre bien cette réduction du réel à un imaginaire simpliste. Acculé par les soldats américains, le djihadiste irakien a choisi de se suicider en déclenchant sa ceinture d’explosifs. «  Il est mort en gémissant, en pleurant et en criant, […] il est mort comme un lâche, en s’enfuyant et en pleurant, […] il est mort comme un chien  », a claironné Donald Trump, qui a également précisé, en parlant de Hamza ben Laden, tué quelques semaines auparavant, qu’il était «  le fils très violent d’Oussama ben Laden, et qui disait beaucoup de mal des gens, de notre pays, du monde  ». Si dans le contexte de la lutte contre le terrorisme djihadiste les frontières entre le bien et le mal sont certes faciles à tracer, le vocabulaire fanfaron utilisé par Trump (qui traite aussi Abou Bakr al-Baghdadi de «  loser  ») ne relève pas de la justice mais de la vengeance. Or dans une démocratie, la vengeance n’a pas sa place ; c’est même pour l’exclure de la vie sociale que les règles de droit ont été inventées. Elle se doit de rester dans les récits fictionnels destinés à l’enfance ou au divertissement.

En se dégageant du devoir d’exemplarité de sa fonction, en indiquant à ceux dont il a la charge qu’ils peuvent suivre un modèle violent, partisan, manichéen et arbitraire dont chacune de ses prises de parole se fait l’exemple, le président américain a ouvert une boîte de Pandore dont sortent depuis trois ans des manifestations de violence, jusque-là contenues, de la part de nombreux citoyens qui, désormais, n’ont plus de raison de se taire ou de se retenir de l’exercer. Car de la violence des mots à celle des actes, le pas est vite franchi.

Moment charnière de la présidence de Trump, l’épouvantable agression survenue à Charlottesville, en Virginie, en août 2017, lorsqu’un suprémaciste blanc a foncé en voiture sur un groupe de contre-manifestants antifascistes, tuant une jeune femme dans sa course et faisant de nombreux blessés, est l’incarnation du déchaînement de cette violence désormais autorisée par le plus haut fonctionnaire de l’État. Suprémacistes violents d’un côté, manifestants pacifistes de l’autre : après cet événement qui replongeait symboliquement l’Amérique dans les heures sombres de son histoire raciste, dont ses institutions sont désormais supposées empêcher le retour, le président a déclaré qu’il y avait «  des gens très bien dans les deux camps  ». Par cette déclaration partisane d’une violence inouïe, il abolissait la fonction de pacificateur qui incombe au président des États-Unis et il approuvait implicitement la conduite de citoyens violents et racistes en refusant de les condamner sans aucune forme d’ambiguïté. Et non seulement il l’autorise, mais il retourne aussi la situation en se présentant lui-même comme la première victime de cette violence, lorsqu’il dit être la cible d’un «  lynchage  » (dans le cadre de l’enquête en vue d’une procédure de destitution), mot chargé d’un sens si lourd dans l’histoire de l’Amérique et dont jamais les victimes n’ont été dans le camp de Trump.

Depuis, l’Amérique de Trump s’enfonce dans une spirale de violence qu’il autorise et alimente par la virulence de ses propos et la simplification de la pensée politique et sociale qu’elle entraîne. Et ce qu’il y a le plus à craindre, au-delà de la toxicité du personnage, c’est l’empreinte qu’il laissera : Trump n’est pas éternel et viendra le jour où il appartiendra à l’histoire de l’Amérique. Mais le mal est fait : avec les nominations (à vie) de juges de la Cour suprême ultra-conservateurs, ses politiques xénophobes, la violence exercée contre les Noirs, les femmes (avec des politiques pro-vie qui gagnent du terrain), les enfants (séparés, parfois définitivement, de leurs familles à la frontière), sa politique hostile à toute forme d’écologie (avec le retrait de l’accord de Paris), Trump a donné à l’Amérique un nouveau visage dont elle aura bien du mal à se défaire, et un nouveau langage : celui de la désunion, dont il incombera à son successeur de se débarrasser – ou de le perpétuer.

[1] - Traduction Afp.

[2] - Olivier Mannoni, «  La force de l’incohérence  », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 21, no 5, 2017.

[3] - Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue [1947], trad. par Élisabeth Guillot, Paris, Albin Michel, 2003. Voir l’article de Frédéric Joly, ici p. 57.