Il n’a même pas commencé à chanter que le parterre applaudit déjà. L’orchestre le sait, qui, parfois, marque un petit temps lorsque la haute silhouette, chevelure de neige et visage grimé, paraît sur scène. C’est comme cela à chaque représentation. A Salzbourg, Zurich, Moscou, Vienne, Hambourg et, ces derniers jours, Valence, en Espagne, son pays natal, le public lui a fait un triomphe. Des visages enchantés hurlent des vivats. Mille quatre cents personnes debout, oubliant ses partenaires pour le célébrer lui, que ses fans appellent simplement « Placido ». « Je ne suis pas un roi, je suis Dieu », clame-t-il dans le Nabucco de Verdi, et la foule exulte.
A la sortie, des centaines d’admirateurs – des admiratrices aux trois quarts – l’attendent. Tous les directeurs d’opéra savent depuis longtemps que Placido Domingo, 78 ans, est l’une des rares stars de l’art lyrique à plonger, après le spectacle, au milieu de ses adorateurs, acceptant les selfies et les autographes, cette rançon galvanisante du succès. Mais ces jours-ci, à Valence, le ténor ne sait plus trop sur quel pied danser. « Le succès absout Placido Domingo », a titré le quotidien national El Mundo au lendemain de la première de Nabucco, le 2 décembre, mais un petit groupe de militantes féministes réclame qu’on « débaptise le centre de formation musicale, parce qu’il ne peut porter le nom d’un harceleur ». Lui voudrait ne parler que chant, spectacles et projets, comme il le faisait il y a encore six mois. On ne l’interroge que sur le « scandale » et les femmes qui, de l’autre côté de l’Atlantique, l’ont accusé.
Une vingtaine de cantatrices et de danseuses ont témoigné auprès de l’agence Associated Press, dans deux enquêtes publiées le 13 août et le 7 septembre. Pour la plupart anonymement, à l’exception de la mezzo-soprano Patricia Wulf et de la soprano Angela Turner Wilson. Sans aucune preuve matérielle, mais avec des similitudes troublantes, ses accusatrices évoquent les baisers sur la joue qui dérapent vers la bouche, les mains qui remontent vers le corsage, le harcèlement téléphonique et les avances répétées dont aurait été coutumier le ténor, vingt ou trente ans plus tôt. « Je chanterai mieux, et cela sera grâce à vous », aurait-il dit à l’une d’elles, qui avait finalement cédé à ses avances, en déposant 10 dollars (environ 9 euros) sur la commode pour ses frais de parcmètre.
Toutes travaillaient alors à l’Opéra de Washington ou à celui de Los Angeles, dont Domingo devint le directeur artistique, en 1998, avant d’en prendre la direction générale. Toutes débutaient leurs carrières. L’une d’elles raconte ainsi comment le ténor s’avançait en disant « Je vais vous parler en tant que futur directeur artistique de la compagnie », et discutait de possibles rôles pour elle. « Ensuite, il baissait la voix et disait : “Maintenant, je vais vous parler en tant que Placido” », et proposait alors, d’après elle, de boire un verre, de voir un film ou de venir à son appartement afin de lui préparer son petit-déjeuner. « J’étais totalement intimidée et j’avais envie de lui dire non. Mais comment dites-vous non à Dieu ? »
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