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Algérie : le retour d’Abdelmadjid Tebboune, cauchemar des oligarques

Limogé en 2017 pour avoir menacé les intérêts des oligarques et des Bouteflika, l’ex-Premier ministre revient dans le jeu politique après une traversée du désert et promet, s’il accède à la présidence en décembre, de reprendre la lutte contre la corruption
En privé, Abdelmadjid Tebboune aurait confié à un proche : « Je n’ai plus rien à perdre parce que j’ai tout perdu. Si je suis élu, ce n’est pas pour finir en autocrate » (AFP)
Par Malek Bachir à ALGER, Algérie

C’est une histoire politique presque banale. Un parcours d’énarque depuis le fin fond du pays jusqu’aux couloirs du pouvoir. Des promesses. Des trahisons. Une traversée du désert. Et un retour, selon ses mots, « sur l’insistance de nombreux amis ».

C’est aussi une histoire algérienne, dans laquelle celui qui parvient à se remettre de la brutalité des intrigues politiques et des milliards dépensés pour détruire un adversaire peut s’imposer au système. 

Abdelmadjid Tebboune, 74 ans, revenu du purgatoire politique pour participer à la présidentielle prévue le 12 décembre, est d’ores et déjà présenté comme un des candidats les plus « sérieux ». L’ex-Premier ministre et, avant cela, ministre de l’Habitat partirait certes avec quelques atouts mais aussi des handicaps, dans un contexte très compliqué d’arrestations massives et de répression des manifestants du hirak qui rejettent l’élection.

Ses fidèles assurent que les forces de l’argent seraient déjà en train de s’organiser pour « saboter la campagne » et « l’empêcher d’accéder à la présidence »

« Il a une sérieuse avance sur ses concurrents », assure-t-on avec confiance dans son entourage. « On l’entend à l’intérieur du pays, les gens disent : ‘’Quitte à voter, je vais voter Tebboune, parce qu’il va continuer à lutter contre la corruption’’. Parce qu’ils voient en lui celui à qui on a coupé la tête pour avoir voulu s’attaquer à la corruption. Ces mêmes gens estiment juste qu’Ahmed Ouyahia ou Abdelmalek Sellal [ex-Premiers ministres] se retrouvent aujourd’hui en prison pour tout le mal qu’ils ont fait à ce pays. »

Nous sommes au printemps 2017. À peine nommé Premier ministre, Abdelmadjid Tebboune avertit : « Il faut séparer l’argent de la politique ». Sa cible : les oligarques. Ces patrons partis du néant, devenus multimilliardaires en moins de vingt ans grâce, entre autres, aux colossaux marchés publics alimentés par la manne pétrolière, et qui, au fil des années, ont peu à peu infiltré et corrompu la décision politique jusqu’au plus haut niveau.

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« À l’époque, il avait le soutien de l’État, c’est-à-dire l’armée qui venait de récupérer les prérogatives des services secrets dissous, et de la présidence », résume un ex-enquêteur des renseignements. Mais rapidement, Saïd Bouteflika (frère et conseiller du président déchu, condamné à quinze ans de prison), « a compris que les enquêtes allaient le toucher. Alors il s’est retourné contre lui ».

Une autre raison, plus politique, aurait également motivé la cabale et son éviction : la popularité éclair gagnée par le Premier ministre auprès de l’opinion par un discours offensif contre les oligarques et qui menaçait un cinquième mandat en préparation.

Lors de ses rares sorties, racontent ceux de son ancienne équipe qui témoignent sous couvert de l’anonymat, les slogans « Tahia Tebboune » (Vive Tebboune) étaient « censurés par la télévision d’État sur ordre de Saïd car ils faisaient de l’ombre au projet de réélection de son frère ».

« Vingt jours après ma nomination », raconte Abdelmadjid Tebboune en conférence de presse mardi 8 octobre, « il y a eu une réunion, à Marseille, d’hommes d’affaires et autres, rejoints par celui qui disait défendre les travailleurs [Abdelmadjid Sidi Saïd, ex-patron de l’UGTA, le plus puissant syndicat]. Ils avaient mis 35 millions d’euros pour, disaient-il, détruire Tebboune. »

Une « violente détebbounisation »

Un proche se souvient : « L’argent a servi à payer des médias pour faire campagne contre lui, des trolls sur les réseaux sociaux, mais aussi corrompre ses collaborateurs pour récupérer des documents dont la bande se servait contre lui. »

La guerre fut courte et rapidement perdue. Après un séjour en France où il rencontre son homologue, Édouard Philippe, la présidence met fin à ses fonctions mi-août et le remplace par Ahmed Ouyahia.

« Il y a eu une vaste campagne de limogeages qui a touché son ancien chargé de protocole, son ancien chef de cabinet, plusieurs cadres du secteur de l’habitat », raconte un de ses proches qui parle d’une « violente détebbounisation ». « Ahmed Ouyahia a, quelques jours après sa nomination, annulé le décret créant l’inspection générale que Tebboune avait signé, qui devait surveiller et auditer les différents services de l’État rattachés au Premier ministère. »

Ahmed Ouyahia (en photo) a, quelques jours après sa nomination, annulé le décret créant l’inspection générale qui devait auditer les différents services de l’État rattachés au Premier ministère (AFP)

Ouyahia aurait également ordonné que le portrait de Tebboune, dans le hall d’entrée du Premier ministère aux côté de tous les chefs de gouvernement depuis l’indépendance jusqu’à ce jour, soit décroché.

« Son nom a même été retiré de la liste des invités aux réceptions protocolaires. On lui a enlevé sa garde rapprochée. Ses amis et collaborateurs ont été convoqués par les services de sécurité, interrogés et pour certains, les passeports ont été confisqués », poursuit son collaborateur. « Au total, entre 2 500 et 3 000 personnes ont été inquiétées. Alors quand on l’accuse aujourd’hui d’être ‘’un ministre de Bouteflika’’, ça nous fait sourire », défend-on dans son entourage.

Pourtant, si le candidat Tebboune doit séduire les Algériens et défendre son projet de « nouvelle République », il devra surmonter quelques obstacles. À commencer par son passé au service du président déchu.

« Tebboune s’est fait dégager parce qu’il servait l’État. Benflis s’est fait dégager parce qu’il a trahi au nom de sa propre ambition. Ils ne jouent pas dans la même cour »

- Une ex-figure du FLN

Ali Benflis, 75 ans, pour l’instant seul concurrent de poids dans la présidentielle, a estimé que la candidature de l’ancien ministre de l’Habitat sous Bouteflika signifiait un « cinquième mandat sous un autre nom ».

« Ali Benflis n’a aucune casserole. On ne peut pas en dire autant de Tebboune, mêlé jusqu’au cou dans l’affaire Khalifa [un des plus gros scandales de corruption de l’ère Bouteflika], dont le fils est impliqué dans une affaire de trafic d’influence ! », attaque-t-on dans l’entourage d’Ali Benflis.

« Je suis le premier à demander l’ouverture du dossier », a répondu Tebboune au sujet de l’affaire Khalifa, refusant de répondre sur le dossier de son fils, en détention provisoire depuis juin 2018 et dont la date du procès n’a pas encore été fixée. Selon ses avocats, cette affaire serait surtout l’œuvre « des plus hautes autorités de l’État, dans un seul but, celui de salir son nom ».

« Tebboune s’est fait dégager parce qu’il servait l’État. Benflis s’est fait dégager parce qu’il a trahi au nom de sa propre ambition. Ils ne jouent pas dans la même cour », rappelle une ex-figure du FLN.

Une mafia toujours aussi puissante

Autre handicap : son image de « candidat de l’armée » jusque dans les chancelleries étrangères. Des médias locaux le disent proche d’Ahmed Gaïd Salah, l’homme fort du pouvoir, depuis l’époque où ils étaient en poste dans le sud – Tebboune wali d’Adrar, Gaïd Salah à la tête de la troisième région militaire – avec, indice à l’appui, une photo largement partagée sur les réseaux sociaux, montrant le chef d’état-major en train d’allumer une cigarette à Abdelmadjid Tebboune lors de la finale de la Coupe d’Algérie le 5 juillet 2017.

« Gaïd Salah comme Tebboune essaient de résoudre une question très complexe : comment sauvegarder l’État pour que le pays ne sombre pas dans le chaos ? Et pour sauvegarder l’État, il faut, quelque part, perpétuer le système »

- Un ex-haut cadre de l’État

« Il n’a pas de base électorale, pas de parti à sa disposition, pas d’appareil électoral, peu de réseaux, si ce n’est ceux de l’ancien pouvoir. Il n’a aucune chance de remporter la présidentielle s’il ne bénéficie pas d’un appui massif de l’administration et des réseaux d’allégeance », analyse l’éditorialiste Abed Charef qui appelle de ses vœux, dans une lettre ouverte à Mustapha Bouchachi, figure du hirak, un « candidat du peuple ».

Un statut que revendique aussi Tebboune. « J’ai presque 50 ans de service dans les institutions de l’État, je n’ai jamais failli à ma mission de commis de l’État, je ne suis lié à aucune personne », a-t-il développé en conférence de presse.

« Gaïd Salah comme Tebboune essaient de résoudre une question très complexe : comment sauvegarder l’État pour que le pays ne sombre pas dans le chaos ? Et pour sauvegarder l’État, il faut, quelque part, perpétuer le système », analyse un ex-haut cadre de l’État.

« On n’a pas d’institutions, pas de société civile ni de mécanismes de représentation électorale réelle. Le pouvoir a tout détruit parce qu’il ne sait pas évoluer en dehors de la mentalité héritée de la clandestinité du FLN maquisard où la nuance et la souplesse empathique n’existent pas. La priorité, c’est que l’État reste. D’autant que la mafia est toujours aussi puissante. Mettre des têtes d’affiche en prison ne suffit pas. » 

Ses fidèles assurent que les forces de l’argent seraient déjà en train de s’organiser pour « saboter la campagne » et « l’empêcher d’accéder à la présidence ».

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En privé, Abdelmadjid Tebboune aurait confié à un proche : « Je n’ai plus rien à perdre parce que j’ai tout perdu. Si je suis élu, ce n’est pas pour finir en autocrate. »

Il compterait « reprendre là où il s’est arrêté », ce qui comprend la lutte anticorruption mais aussi le programme qu’il avait soumis au Parlement lorsqu’il était Premier ministre.

Comme avant lui Ben Bella, sacrifié par son plus proche collaborateur, ou Chadli, qui vu ses généraux se retourner contre lui, ou même Zeroual, trahi par l’État profond, il « aura peut-être gagné, en ayant survécu aux coups de poignards dans le dos, une certaine lucidité, une distance, par rapport au pouvoir », estime un de ses soutiens.

Une histoire politique presque banale, en somme, si elle n’était pas si algérienne.

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