Kandinsky, artiste prophète

Kandinsky, artiste prophète
Vassily Kandinsky, Jaune-Rouge-Bleu, huile sur toile, 1925, Musée national d'art Moderne, Paris, France ©WikimediaCommons

Le 13 décembre 1944 mourrait Vassily Kandinsky, père de l'abstraction et précurseur de l'expressionnisme abstrait. Retour sur son parcours en sept chefs-d’œuvre.

C’est entre Moscou, Paris, Munich, Berlin et Dessau que Kandinsky développe son œuvre, exigeante quête d’un art pur qui réfléchit aux pouvoirs de la couleur et de la forme symboliste, expressionniste, héraut d’une peinture non figurative empreinte de spiritualité, l’artiste ne cesse de rechercher la nouvelle harmonie de l’art.


Un conte russe

Kandinsky, La Vie mélangée, 1907, tempera sur toile, 130 x 162 cm, Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus, dépôt de la Bayerische Landesbank © Wikimedia Commons

Une foule s’anime en contrebas d’une colline où scintillent les bulbes d’un monastère médiéval. On pourrait y reconnaître un à un tous les personnages d’un conte russe : paysan, vagabond, marchand, prêtre, mendiant, chevalier, jeune fille, jeune mère, adolescents, couples d’amoureux, babouchka veillant sur une myriade d’enfants. En arrière-plan, un groupe d’hommes s’exerce aux armes, non loin de l’enceinte d’un cimetière d’où sourd une forêt de croix. « Certains jours je voyais en rêve des tableaux harmonieux qui laissaient derrière eux la trace confuse de détails irréels. Une fois, dans un délire du typhus, je vis très clairement tout un tableau… À quelques années d’intervalle, je peignis L’Arrivée des marchands, ensuite La Vie mélangée… » C’est ainsi que Kandinsky décrit la genèse de cette œuvre : souvenir d’une image intérieure, provoquée par une hallucination, et comme portée et transformée d’un tableau à l’autre. L’artiste convoque avec lyrisme l’imaginaire d’une Russie oubliée qu’il a pu découvrir en jeune ethnologue du droit paysan, lorsqu’il parcourait les provinces russes.

Le folklore, tel qu’il s’est constitué à l’époque médiévale, y est transfiguré par une figuration naïve, hommage à l’imagerie populaire, et par l’usage d’une palette très bariolée, comme l’indique le titre allemand, Das bunte Leben, où l’adjectif bunte signifie à la fois vivement coloré, de teintes variées, mélangé. Dans Du Spirituel dans l’art, le peintre commente ses expériences optiques : sur un fond noir (ici, facteur d’irréalité), toute couleur « sonne plus forte et plus précise », le vermillon « prend une force et un éclat surprenants », tandis que le jaune « se détache littéralement de l’arrière-plan, plane et saute aux yeux ». Cette technique de composition sans dessin ni ombres est une interprétation très libre du néo-impressionnisme qui a intéressé Kandinsky. Elle montre déjà comment la couleur, une fois séparée du dessin, peut aller jusqu’à dissoudre l’objet dans l’espace. L’effet surréel de luminescence rejoint l’aspect onirique de la scène, dénuée d’unité de temps, d’espace – sans réalisme d’échelle ni de perspective – et d’action.


Montagnes et cavaliers

Kandinsky, La Montagne Bleue, 1908-1909, huile sur toile, 106 x 96 cm, New York, Solomon R. Guggenheim Museum © Wikimedia Commons

 

Quelques mois seulement séparent ces deux toiles peintes à Murnau entre 1908 et 1909. La Montagne bleue montre un paysage construit par masses de couleurs cernées de noir, traversé d’un groupe de cavaliers dont le mouvement paraît suspendu. Montagne, né d’un motif semblable, déploie à l’inverse une composition vibrante et ascendante où la couleur s’affranchit du contour et gagne en mobilité, animée par les mouvements du pinceau. C’est à l’automne 1908 que Kandinsky découvre, avec sa compagne Gabriele Münter, le village bavarois de Murnau, à l’invitation de leurs amis Alexeï Jawlensky et Marianne von Werefkin. Commence alors une recherche partagée, où les quatre artistes, absorbés par le calme et la lumière, réinterprètent le paysage à partir des acquis du fauvisme.

Tout en travaillant en extérieur, Kandinsky attache moins d’importance aux études réalisées sur le motif qu’à la peinture en atelier, où il recompose ses sensations colorées à travers une iconographie symbolique, issue d’un imaginaire fait de fables médiévales, de figures religieuses et de rites païens. Le cavalier, tout d’abord, lointain écho du monde héroïque de la chevalerie, est une référence à saint Georges, protecteur de Moscou, et, pour les chamans que Kandinsky a pu observer en Sibérie, un symbole du passage vers d’autres mondes. C’est cette figure qu’il choisira en 1911 pour baptiser le groupe artistique fondé avec ses amis de Murnau, Der Blaue Reiter. La montagne, ensuite, sorte de pyramide naturelle dans le paysage, est l’élément ascendant par excellence. Dans les paysages de cette période, elle est fréquemment associée au bleu, couleur que Kandinsky, suivant la tradition de l’iconographie chrétienne, considère comme symbole du spirituel. Si les deux oeuvres ont en commun de tels motifs, leur traitement diffère grandement.
Dans la première, la technique se rapproche du travail de la peinture sous verre bavaroise, que Kandinsky expérimente alors : la composition s’organise en aplats fermés par d’épaisses lignes noires, créant un espace sans profondeur. Dans la seconde, la montagne s’accroît et domine un espace qui ne présente plus aucune référence à la nature. Une zone blanche au centre de cette composition triangulaire altère profondément la perception des couleurs, car celles-ci semblent rayonner autour d’elle comme l’effet d’un prisme difractant la lumière. La montagne devient arc-en-ciel, et ses contours, indéchiffrables.


Impression, Improvisation et Composition

Kandinsky, Impression III (Concert), 1911, huile sur toile, 77,5 x 100 cm, Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus © Wikimedia Commons

 

En achevant la rédaction de son premier traité théorique, Du Spirituel dans l’art, en 1911, Kandinsky évoque les « trois genres » explorés dans sa peinture. Les « impressions » sont produites sous l’effet d’une « impression directe de la ‘nature extérieure’exprimée sous une forme graphique et picturale ». Les « improvisations » sont les « expressions, principalement inconscientes et pour une grande part issues soudainement des processus de caractère intérieur, donc impressions de la ‘nature intérieure’Enfin, l’artiste désigne par « compositions » les « expressions se formant de la même manière […] en moi, que je reprends longuement et d’une manière presque pédante après les premières ébauches. […] Ici, la raison, le conscient, l’intentionnel, l’efficacité jouent un rôle prédominant ». Kandinsky a réalisé Impression III après avoir assisté à un concert en janvier 1911 à Munich. C’est là qu’il découvre la musique d’Arnold Schönberg, spécialement le Deuxième Quatuor à cordes de 1910. « Le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre, enfin des voix individuelles dans vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale », lui écrit immédiatement le peintre, inaugurant un échange épistolaire d’une rare portée théorique.
Dissocier ligne et couleur, leur permettre une action libre, indépendante, voire opposée, telle est la direction dans laquelle il se sent conforté. Dans Impression III, la couleur, affranchie du contour, se disperse dans l’espace à la manière des vibrations sonores ; la vague de couleur jaune, semble n’être que la pure restitution d’une expérience acoustique. Dans Improvisation XXVI, la couleur est devenue vaporeuse, elle compose pour elle-même une mosaïque de nuages lévitant, sur laquelle se pose une composition graphique à peine lisible : la ligne réduite à l’expression elliptique d’une réalité imaginée.


L’œuvre Cosmos

Kandinsky, Esquisse 2 pour Composition VII, 1913, huile sur toile, 100 x 140 cm, Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus © Wikimedia Commons

 

Parmi plus de trente dessins, aquarelles et études à l’huile pour Composition VII (Galerie Tretiakov, Moscou) aujourd’hui conservés, cette étude très aboutie témoigne du moment exceptionnel de maturité atteint par l’œuvre de Kandinsky en 1913. Ainsi que l’indique l’artiste, les « compositions » sont bien le terme d’un processus lent et besogneux. Comme il en a pris l’habitude pour élaborer ces constructions monumentales sans recours à un motif extérieur, l’artiste commence par tracer de manière schématique les lignes de force du tableau. Sur ces dessins, on peut lire des concepts abstraits, se rapportant au comportement des formes picturales : « dissolution », « collision », « soudaineté ». On a pu identifier, parmi les sources iconographiques de Composition VII, des motifs bibliques provenant tant de la Création que de l’Apocalypse. Si construction et destruction se mêlent en effet ici de manière incroyablement structurée et puissante, il serait plus juste de les rapporter à l’échelle intemporelle du macrocosme auquel l’humain est pour Kandinsky destiné à se mesurer. C’est la vision qu’il décrit ainsi dans son autobiographie parue la même année, Regards sur le passé : « Chaque œuvre naît, du point de vue technique, exactement comme naquit le cosmos… Par des catastrophes qui, à partir des grondements chaotiques des instruments, finissent par faire une symphonie que l’on nomme musique des sphères. La création d’une œuvre, c’est la création du monde ». Dans ce même texte, l’artiste affirme être enfin parvenu à ressentir « le domaine de l’art » et « le domaine de la nature », « comme deux domaines entièrement indépendants ».

Le récit chronologique de l’abstraction est cependant délicat. Les premières oeuvres portant le titre « Improvisation » remontent à 1909 et sont en fait antérieures aux « Impressions », tandis que Composition I, également perdue, a été peinte en 1910. Comme souvent, l’élaboration théorique s’avère être en grande partie l’expérience d’un « regard en arrière », l’interprétation rétroactive et réordonnée d’une expérimentation intuitive, avançant par à-coups, détours et retours.


Nouveau langage

Kandinsky, Dans le gris, 1919, huile sur toile, 129 x 176 cm, Paris, Mnam, Centre Pompidou © Wikimedia Commons

 

Retour aux grands formats d’avant-guerre, Dans le gris est l’œuvre avec laquelle Kandinsky reprend la peinture, après s’être limité, pendant un an et demi, à diverses pratiques graphiques. Ce qui frappe d’emblée est le fond couleur de glaise, surface malléable sur laquelle se déplace une grande variété d’éléments. Le rapport entre la forme et le fond évoque une scène primaire, articulation de signes dessinés sur les parois d’une grotte. À l’exception de l’angle supérieur droit, les bords sont désertés au profit de denses et minutieuses articulations s’intensifiant vers la surface bleue à gauche, zone qui tranche par sa luminosité et semble remplir la fonction d’une matrice. La couleur, assourdie par le gris, rejoint la non-couleur : l’opposition du rouge et du bleu s’équilibre à l’aune des relations entre blanc et noir. « Dans le gris est la conclusion de la période dramatique, celle où j’accumulais tellement de formes », écrira l’artiste en 1936, à sa protectrice américaine Hilla Rebay. Contrairement à la plupart des grandes toiles moscovites, aujourd’hui perdues, Kandinsky a emporté avec lui cette œuvre pivot qui annonce le développement d’un nouveau langage, basé sur la géométrie.

Dès 1918, l’artiste est associé au Secrétariat des arts plastiques (IZO), relevant du Commissariat pour la culture populaire (NARKOMPROS) fondé par le ministre Lounatcharski, et accepte plusieurs charges d’enseignement dans le cadre du jeune État bolchévique, à la condition de ne pas devoir adhérer au Parti Communiste. Son investissement dans l’Institut de Culture artistique de Moscou à partir de 1920, première occasion de mettre en place un enseignement expérimental et pluridisciplinaire, basé sur une étude scientifique de l’art abstrait, est cependant pris de court par les tendances constructivistes développées par Rodtchenko à la suite du Suprématisme de Malévitch. Il accepte en décembre 1921 l’invitation à enseigner temporairement au Bauhaus, mais il ne reviendra plus jamais sur le sol russe.


La règle et le compas

Kandinsky, Composition VIII, 1923, huile sur toile, 140 x 201 cm, New York, Solomon R. Guggenheim Museum © Wikimedia Commons

 

Un tournant stylistique majeur sépare Dans le gris et Composition VIII, lorsqu’en 1923, Kandinsky se décide à reprendre la série des « Compositions » suspendue en 1913. Il s’agit d’une transformation sémantique profonde, où se mettent en place un nouveau vocabulaire et une nouvelle appréhension de l’espace. Le dessin a pour nouvel outil la règle et le compas, qui répondent au souhait d’une investigation objective et scientifique sur la forme. À ses étudiants de l’Institut de Culture artistique de Moscou, puis du Bauhaus, le peintre soumet des questionnaires afin de sonder les associations perceptives entre couleurs et formes.

Dans son deuxième ouvrage théorique, publié en 1926, Point et ligne sur plan, Kandinsky oppose les qualités actives et passives, considérant par exemple que le triangle s’associe à l’énergie du jaune lorsqu’il est aigu, à l’apaisement du bleu lorsqu’il est obtus. Abandonnant toute référence à la nature, le fond est ici un plan abstrait sans substance et sans orientation gravitationnelle, même si, dans cette œuvre comme dans beaucoup d’autres, les entités géométriques s’organisent selon l’axe horizontal du paysage. Les formes elles-mêmes contribuent à ces réminiscences figuratives : le triangle bleu rappelant la montagne, l’emplacement en haut à gauche du plus grand disque, qui semble opérer une éclipse sur un disque rouge plus petit. Mais le plus saisissant est la tension spatiale reliant les angles précipités du coin supérieur droit et la grille inclinée logée dans le triangle bleu, entre lesquels est esquissée la figure d’une cible. Ces éléments, de même que le grand disque auréolé de rouge, transposent clairement, de manière abstraite et immatérielle, le motif de saint Georges terrassant le dragon, tel qu’il était déjà réduit au symbole dans Peinture au bord blanc. Ses compositions abstraites montrent le rôle de l’intériorisation et le processus de reprise et transformation dans la durée dans le processus créateur, reliant comme un continuum organique les styles traversés par l’artiste.


La musique des sphères

Kandinsky, Quelques cercles, 1926, huile sur toile, 140,3 x 140,7 cm, New York, Solomon R. Guggenheim Museum © Wikimedia Commons

 

Cette toile a été la première peinture de style géométrique acquise par une collection publique, le musée de Dresde. Kandinsky a fait du cercle, volontiers multiplié à l’intérieur d’une même composition, le motif exclusif de cette œuvre. Optant pour un fond noir légèrement modulé, il crée une profondeur optique qui contraste avec la neutralité bidimensionnelle du fond blanc. Un jeu subtil et indécidable de plans est ici élaboré par un nouveau travail pointu et détaillé avec la couleur. De manière générale, Kandinsky prend le parti de ce que l’on nomme le « mélange additif des couleurs » lorsqu’il superpose les surfaces. Au lieu de devenir plus foncées, les zones de recoupement s’éclaircissent, comme c’est le cas lorsque l’on mélange non des pigments mais des sources de lumière. Quelques exceptions à cette règle apparaissant au gré d’un regard minutieux, de même qu’une complète fantaisie dans les teintes intermédiaires résultant des superpositions. Quelques nimbes, enfin, complexifient certains contours, créant autour d’eux des zones gazeuses.

Les plus grands disques, bleu et noir, qui sont aussi les plus opaques, semblent constituer une force d’attraction dans l’espace. Mais l’éclipse partielle que figure leur assemblage annule en grande partie cette posture hiérarchique. C’est à nouveau le thème de la multitude harmonieuse qu’exprime ici Kandinsky, au plus haut degré d’abstraction et de légèreté : la couleur, enserrée par le tracé du compas, s’organise néanmoins en un système polyphonique de résonances, où microcosme et macrocosme se répondent. « Il coule parfois de l’eau bouillante sous la glace – la nature opère avec des contrastes, sans quoi elle serait plate et inerte. Il en va de même de l’art », écrira-t-il en 1935. Pour mieux désigner ce qu’il considère alors comme un « romantisme froid », c’est-à-dire maîtrisé par le dessin, Kandinsky achève le tableau par un geste maniériste : facture expressionniste des traces de vert pur, appliquées à la manière d’une tache incontrôlée et venant démentir l’illusion de profondeur créée dans le tableau.

@ newsletters

La sélection expo
Chaque semaine découvrez nos expositions coup de cœur, nos décryptages exclusifs et toutes les infos pratiques.

S'inscrire à la newsletter
newsletters

Retrouvez toute la Connaissance des arts dans vos mails

Découvrir nos newsletters