Là-bas, il la surnommait "Zippi". Là-bas, dans l'enfer d'Auschwitz. David Wisnia rencontre Helen Spitzer en 1943, aux crématoires du camp. Dimanche 8 décembre, le New York Times a raconté leur émouvante histoire dans un long-format.

David Wisnia et Helen Spitzer ont été déportés parce que juifs, en 1942. Il a 17 ans, elle, 25. Ils ont le point commun d'être des prisonniers dits "privilégiés". Lui, sauvé par sa voix magique, a pour travail de divertir ses ravisseurs nazis, quand il n'est pas forcé de désinfecter les vêtements des nouveaux arrivants avec les mêmes pastilles de Zyklon B que celles utilisées pour assassiner dans les chambres à gaz.

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Elle, prisonnière, mal nourrie, épuisée, constamment malade du typhus et du paludisme, est finalement mutée, au vu de son état, au "bureau administratif" et a pour mission, par exemple, de mélanger la peinture en poudre rouge avec du vernis pour dessiner une bande verticale sur les uniformes des prisonnières. Son statut permet à Helen Spitzner de se déplacer librement dans certaines parties du camp. C'est ainsi qu'elle a pu rencontrer David Wisnia, à l'extérieur du quartier des femmes.

Visites dangereuses

Une première rencontre, et voilà qu'ils planifient un prochain rencard secret, la semaine suivante, entre les crématoires 4 et 5. Au milieu de l'horreur, des piles de vêtements de prisonniers, le couple interdit se crée une cachette, juste assez grande pour eux.

Le rendez-vous est fixé : une fois par mois, trente minutes à une heure seulement, dans leur macabre cocon amoureux. Au dessus d'eux et des vêtements entassés, des prisonniers solidaires montent la garde, prêts à les avertir au cas où un officier SS s'approchent. Helen Spitzer, "privilégiée", les payent avec de la nourriture. 

David et sa Zippi risquaient leur vie pour cette heure mensuelle, ils le savaient, mais pensaient davantage à leur heureux avenir, ensemble et libres. Ils s'étaient fait la promesse de se retrouver, une fois la guerre terminée, dans un centre communautaire de Varsovie.

L'après Auschwitz, loin de l'autre

David et Helen ont survécu pendant plus de deux ans à Auschwitz, où les déportés ne vivaient rarement plus de quelques mois et où 1,1 million de personnes ont été assassinées.

Le jeune homme a été transféré en décembre 1944 au camp de concentration de Dachau, s'est enfuit d'une marche de la mort, s'est caché dans une grange, avant d'être découvert et sauvé par l'armée américaine. Il s'engagera toute une vie à leurs côtés et deviendra à "110% américain". Infiniment reconnaissant, l'Amérique devint son unique projet. David éclipse alors de son esprit la promesse de retrouvailles heureuses à Varsovie. Il épouse Hope, rencontrée en 1947. Le couple, puis la famille, s'épanouira à Levittown, en Pennsylvanie.

Zippi, elle, était l'une des dernières femmes détenues à quitter Auschwitz en vie. Elle fut transférée dans d'autres camps, avant de s'échapper d'une marche de la mort. Toute sa vie, et aux côtés de son mari rencontré après la guerre, Helen Spitzer a voyagé, partout dans le monde, et a apporté de la nourriture à des populations en danger, aux réfugiés, en particulier aux femmes enceintes et aux nouvelles mères.

Des premières retrouvailles refusées

David et Helen, tous deux installés aux États-Unis, ont un ami en commun. Ce dernier organise une rencontre, voyant son copain David obsédé par deux questions auxquelles seules Zippi pourrait répondre : comment a-t-il pu survivre à Auschwitz ? Y est-elle pour quelque chose ?

La rencontre est organisée dans le hall d'un hôtel en face de Central Park, David et l'ami-médiateur, roulent de Levittown à Manhattan... mais Helen ne se présente pas au rendez-vous. "J'ai su après qu'elle avait pensé que ce ne serait pas intelligent. Elle avait un mari", explique le centenaire au New York Times.

Et puis : 2015, 75e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau. David Wisnia, conscient d'être l'un des derniers survivants à pouvoir témoigner (ils ne seraient plus que 2.000 aujourd'hui) décide de publier ses mémoires. C'est à leurs lectures que ses quatre enfants et ses six petits-enfants découvrent l'histoire d'amour de son adolescence en déportation. Son fils contacte alors Zippi, renommée "Rose", dans le livre de David. Elle accepte une visite.

Tout ce que l'on ne s'est pas dit

David ne décroche pas un mot durant les deux heures de voiture. Deux de ses petits enfants le conduisent à New-York, à l'appartement d'Helen. Nous sommes en août 2016, et cela fait 72 ans qu'il ne l'a pas vue.

David découvre sa Zippi allongée dans un lit d'hôpital, aveugle et sourde, veuve depuis 1996 et sans enfant. Elle ne le reconnait pas tout de suite. Et soudain : "Ses yeux se sont écarquillés, presque comme si la vue lui était revenue, raconte, ému, le petit-fils de David au journal new-yorkais. Cela nous a tous surpris."

Je vous ai sauvé cinq fois d'une mauvaise expédition

"Elle m'a dit devant mes petits-enfants : 'Avez-vous dit à votre femme ce que nous avons fait ?', "J'ai dit : 'Zippi !'", rembobine mi-amusé mi-bouleversé David Wisnia. Les anciens amants ont alors tenté de rattraper 72 ans en deux heures, l'un a raconté ses années dans l'armée américaine, l'autre, ses missions humanitaires après la guerre. 

David a fini par lui demander si elle avait quelque chose à voir avec le fait qu'il ait survécu à Auschwitz, pendant tout ce temps. Helen a levé sa main et a déployé ses cinq doigts. "Je vous ai sauvé cinq fois d'une mauvaise expédition", lâche-t-elle.

L'homme se tourne alors vers ses petits-enfants et leur confie : "Je savais qu'elle ferait cela..." Puis il a attrapé cette main qu'elle venait de lever difficilement et lui a chanté la chanson hongroise qu'elle lui avait apprise à Auschwitz. "Je vous attendais", lui révèle-t-elle. Elle, s'était rendue à Varsovie. Elle avait suivi le plan. Tenu la promesse. Ils se sont aussi murmuré qu'ils s'étaient aimés. Puis David et ses petits-enfants ont quitté l'appartement new-yorkais. Zippi s'en est allée l'an passé, libérée de ce secret d'héroïne.