EXPOSE(S)« On laisse les gens en Ehpad baigner dans leur merde »

VIDEO. Lanceurs d'alerte : « On laisse les gens en Ehpad baigner dans leur merde »

EXPOSE(S)Aide-soignante à Marseille, Hella Kherief a dénoncé la maltraitance dans les Ehpad, d'abord dans les médias, puis dans un livre
Mathilde Ceilles

Mathilde Ceilles

L'essentiel

  • Maltraitance en Ehpad, risques sanitaires, dysfonctionnements du système politique… Ces hommes et ces femmes ont permis de dévoiler des scandales jusqu’ici ignorés du grand public.
  • Cette semaine, Hella Kherief, aide-soignante marseillaise, revient pour 20 Minutes sur son combat contre les maltraitances dans les Ehpad, qui la freine encore, des années après, dans la progression de sa carrière.

Héros pour certains, traîtres pour d’autres, les lanceurs d’alerte mettent au jour des dysfonctionnements ou des actes répréhensibles et en payent souvent le prix fort. Seuls face à une entreprise, à des lobbys, à des laboratoires pharmaceutiques et même parfois face à l’État, ils signalent une menace ou un préjudice au nom de l’intérêt général. 20 Minutes leur donne la parole. Cette semaine, l’aide-soignante marseillaise Hella Kherief raconte comment elle a alerté sur la maltraitance dans les maisons de retraite.

« Avant, j’étais une aide-soignante lambda qui travaillait dans une maison de retraite. Personne ne me connaissait. En 2013, après avoir travaillé cinq ans comme auxiliaire de vie, j’ai passé le diplôme d’aide-soignante. J’ai choisi de travailler en maison de retraite. C’était une vocation. Une semaine après avoir été diplômée, j’ai été embauchée en intérim dans un Ehpad du 8e arrondissement de Marseille. On me proposait des vacations, ce qui est courant, car les Ehpad manquent de personnel. Rapidement, on m’a proposé un CDD de deux mois. Je m’y sentais super-bien. C’était une maison de retraite super belle, super classe. Rien à voir avec ce que j’avais connu enfant, quand j’accompagnais ma maman qui travaillait en maison de retraite.

Les semaines passent. J’hallucine, on me propose un CDI. Je suis super contente, je dis oui de suite. Une nouvelle directrice arrive. Au début, j’ai une bonne impression. On sent qu’elle a de l’expérience. Et puis, rapidement, quand il manque du personnel, en arrêt maladie, on se retrouve en sous-effectif. Tu dois prendre la charge de travail des autres en plus de celle de tes collègues.

Avec l’ancien directeur, cela pouvait arriver une fois par mois. Ça va. Mais avec la nouvelle directrice, ça devient récurrent, et les arrêts maladie ne sont pas remplacés. J’accepte de le faire tout en leur faisant comprendre que ça me fait chier. Moi, je viens travailler pour mes résidents. Si j’avais promis à une résidente que, ce jour-là, je lui ferais des tresses, et qu’au final je ne peux pas, par manque de temps, je manque à mes promesses.

A ce moment-là, je n’arrive pas à mettre des mots sur ce que je fais. Et puis, j’ai les félicitations de la directrice. Je me dis donc que je fais du bon travail. Mais au fond de toi, tu sais que quelque chose cloche. Pour pallier le manque d’effectif, je ne lave que les parties intimes des résidents. Et chez moi, je sais bien que quand je me lave, je ne me lave pas que les parties intimes. Je ne me lave pas les cheveux toutes les deux semaines par manque de temps, comme je leur fais.

« « Je suis en train de maltraiter ces personnes, mais j’ai du mal à le reconnaître. » »

Un dimanche, il manque une aide-soignante dans mon secteur, celui des malades d’Alzheimer. Je me retrouve avec 30 résidents pour moi toute seule. Je sais que certaines familles vont rendre visite à leurs proches ce jour-là. J’installe donc le fils d’une résidente avec sa mère dans le salon et j’y amène d’autres résidents. En cas de problème, je sais que cet homme, qui a toute sa tête, contrairement aux résidents, pourra m’alerter.

Je suis aux toilettes en train de changer une résidente. Et j’entends quelqu’un hurler mon prénom. C’était cet homme, le fils d’une résidente. Je cours et je laisse ma première résidente seule, dans les toilettes. Quand j’arrive au salon, Mme B. est debout sur une chaise et se penche en avant. On est au cinquième étage. Elle veut se suicider.

On arrive à la faire rasseoir sur sa chaise. Et moi, je m’assois par terre et je me mets à pleurer, devant tout le monde. Si elle était morte, je m’en serais voulu toute ma vie. J’aurais été virée, je ne pourrais plus payer à manger à mon fils que j’élève seule à ce moment-là. Je culpabilise.

Je décide d’alerter dans une transmission l’ensemble du groupe, et j’alerte également l’ARS et l’inspection du travail sans que ma direction le sache. Le lendemain matin, alors qu’elle arrive habituellement à 9 heures, ma directrice m’attend dans son bureau à 7 heures du matin. Elle me dit qu’avoir alerté l’ensemble du groupe est inadmissible et me donne son portable pour l’appeler si ça se reproduit.

Mais après ça, rien n’a changé. On en parle entre collègues. On fait des manifestations devant l’Ehpad. On entre en contact avec la CGT. Peu de temps après, une patiente a une infection urinaire. On a un quota de trois couches par personne par jour. Mais en raison de son infection, je l’ai changée plus souvent et j’ai besoin d’une couche supplémentaire. Elle a des selles. Je demande au cadre de santé qui me répond qu’il en est hors de question.

Dans le même temps, une collègue, qui faisait du bénévolat dans une association des quartiers Nord, rencontre dans ce cadre une journaliste de France Culture. Elle lui explique ce qui se passe dans notre maison de retraite. Ma collègue me dit qu’elle lui a laissé mon numéro. Trois semaines après, on rencontre avec des collègues la journaliste. J’accepte de témoigner au côté de mes collègues, sans réfléchir.

A l’époque, je ne sais même pas ce qu’est une lanceuse d’alerte. Je ne me suis pas réveillée un matin en me disant que j’allais en être une. C’est la colère qui parle à ce moment-là. Je voulais juste que les gens comprennent ce qu’est une maison de retraite en France en 2016. Je voulais qu’on arrête de croire que les vieux ne sont pas des êtres humains.

Deux jours après l’incident de la couche, je suis convoquée en vue d’un licenciement. Et quatre jours après, je suis licenciée pour faute grave. Nous sommes le 6 décembre. L’émission de France Culture est diffusée trois jours après. Mes collègues sont également licenciées.

Au début, je pleure. Je commence à regretter. Je me dis que j’aurais mieux fait de rester tranquille, comme tout le monde, et me taire. Puis je me suis dit qu’il fallait le faire. Si tu ne travailles pas en maison de retraite, tu ne peux pas savoir comment ça se passe, ce qui se fait. Ils ne savent pas qu’on laisse les gens baigner dans leur merde pendant cinq ou six heures sans aucune humanité.

Après l’émission de France Culture, j’ai accepté les sollicitations des autres médias non pas pour être mise sur la place publique, mais pour que les gens comprennent. J’ai écrit un livre il y a quelques mois, et j’avais écrit un courrier à la ministre de la Santé. Je lui demandais un rendez-vous. J’ai eu une réponse : une lettre de son cabinet qui m’indique qu’elle n’a pas le temps. Je m’attendais malheureusement à une réponse comme celle-là. Ces dernières années, j’ai acquis une certaine notoriété. Et la ministre n’est pas bête. Elle sait ce qui se passe dans les Ehpad. Elle m’a envoyé une lettre pour me calmer.

Le gouvernement ne fait rien pour les lanceurs d’alerte, et c’est un problème. J’aimerais qu’une loi soit créée pour les protéger. Mais depuis, j’ai beaucoup de mal à trouver du travail, et si je fais des vacations aujourd’hui, c’est grâce à la CGT. Je suis blacklistée. Cela fait trois ans que je fais des remplacements, que je n’ai pas signé de CDI, alors que ce n’est pas ce qui manque dans mon secteur d’activité. Sans les syndicats, je ne travaillerais pas, car avoir quelqu’un comme moi, qui a pu montrer du doigt, ça fait peur. »

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