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Iran : la lettre glaçante d'une militante des droits humains dans une prison où sont emprisonnés les manifestants
"Les tyrans n’apprennent pas de l'Histoire. Chaque protestation réprimée cultive un terrain encore plus vaste pour les protestations à venir." Narges Mohammadi

Iran : la lettre glaçante d'une militante des droits humains dans une prison où sont emprisonnés les manifestants

Tyrannie

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Narges Mohammadi, militante iranienne des droits humains, est emprisonnée depuis 4 ans à la prison d'Evin à Téhéran. C’est depuis sa cellule d’où elle continue la lutte, qu’elle a écrit une lettre vibrante. Un témoignage du cauchemar que vivent les personnes interpellées à la suite des émeutes qui ont secoué l'Iran depuis le 15 novembre.

« Le jeune homme, affaissé sur une chaise de la clinique d’Evin, est pâle, blessé, la jambe terriblement infectée et enflammée. » C’est ainsi que commence la lettre de Narges Mohammadi, célèbre défenseure des droits humains en Iran. Elle l’a fait sortir clandestinement, fragment par fragment, de l’une des prisons les mieux surveillées du pays.

La lettre est publiée sur le site du Centre des défenseurs des droits de l’homme dont elle est vice-présidente et porte-parole. Le Centre est fermé de force depuis décembre 2008 par les autorités. Le site est géré de l’étranger.

La militante a été condamnée à 16 ans de prison pour plusieurs motifs dont « adhésion à la campagne ‘LEGAM’ contre la peine de mort, participation à un rassemblement et collusion contre la sécurité nationale, et propagande contre l’État. » Son témoignage est un aperçu terrifiant de ce que vivent les personnes interpellées pendant les émeutes de novembre dernier.

L’homme qu’elle a rencontré vient de sortir de l’isolement. Il est blessé par balle et souffre d’une hémorragie : « Il est très jeune, et vient d’Eslamshahr [Province de Téhéran, NDLR] d’une classe sociale dont la République islamique était censée être le serviteur. Quand nous lui avons demandé d’insister pour que sa jambe soit soignée rapidement sinon il allait la perdre, il a répondu : peu importe, on m'exécutera avec ou sans jambe. » Constat glaçan, de la part d'une fervente partisane de la campagne contre la peine de mort.

Horreur

D’après son époux Taghi Rahmani, elle souffre « d’une embolie pulmonaire et de troubles neurologiques qui lui causent des crises de paralysie partielle. » De fait, elle est régulièrement amenée à la clinique d’Evin, le seul endroit où prisonniers et prisonnières peuvent se croiser. C’est là qu’elle a pu discuter avec le jeune homme.

Dans un autre passage de sa lettre, la militante décrit sa rencontre avec une jeune femme de 20 ans. Arrêtée dans une manifestation à Téhéran, elle vient d'être transférée d’une autre prison au quartier des femmes d’Evin. Menacée, elle a été forcée aux aveux : « Pendant l'interrogatoire, ou plutôt la confession forcée dois-je dire, l'interrogateur l’a tirée par les cheveux et insultée. Des mots qu’elle a honte de nous répéter. L’homme, pour l'effrayer, frappait avec sa ceinture sur la table et la chaise afin qu’elle dise tout ce qu'il voulait. Ce qu’elle a fait devant une caméra. Tout est enregistré à plusieurs reprises. »

Le régime de Téhéran a régulièrement recours aux aveux forcés. Une vieille méthode dont l’objectif est de discréditer les revendications des protestataires, et de les transformer en "ennemis du peuple".

Narges Mohammadi, tout en dénonçant la réaction violente de l'État face aux protestataires, avertit sur ses conséquences: « Les tyrans n’apprennent pas de l'Histoire. Chaque protestation réprimée prépare un terrain encore plus vaste pour les protestations à venir. Il est évident que la forme et le nombre des manifestations ultérieures seront déterminés par la façon dont le régime réagira face aux manifestants d'aujourd'hui. »

La pression sur la militante est montée d’un cran depuis la diffusion de sa lettre, nous indique son époux, exilé en France depuis 2012 avec leurs jumeaux de 13 ans:

« Cela fait déjà cinq mois que les enfants n’ont pas entendu la voix de leur mère. On lui avait fait comprendre qu’elle serait punie à chaque fois qu’elle prendrait des positions, comme elle l’a fait avec cette lettre. Depuis, elle n’a plus de permission de sortie, et ses visites médicales sont de plus en plus rares. »

La traduction de la lettre intégrale de Narges Mohammadi

Le jeune homme, affaissé sur une chaise de la clinique d’Evin, est pâle, blessé, la jambe terriblement infectée et enflammée. Il semble qu'il ait été amené de l'isolement parce qu'il avait été assommé par le saignement et l'enflure de sa jambe. Il est très jeune, et vient d’Eslamshar [Province de Téhéran, NDLR], d’une classe sociale dont la République islamique était censée être le serviteur. Quand nous lui avons demandé d’insister pour que sa jambe soit soignée rapidement sinon il allait la perdre, il a répondu : peu importe, on m'exécutera avec ou sans jambe. Ils n'ont même pas appliqué de bétadine sur ma blessure depuis mon arrestation.

Une jeune fille de 20 ans a été transférée de la prison de Vozara au quartier des femmes [de la prison d'Evin, NDLR]. La peur se lit dans ses yeux. Elle était sortie de sa voiture, s'était dirigée vers un groupe de personnes qui protestaient contre l'augmentation du prix de l'essence et avait été arrêtée. Pendant l'interrogatoire, ou plutôt la confession forcée dois-je dire, l'interrogateur l’a tirée par les cheveux et insultée. Des mots qu’elle a honte de nous répéter. L’homme, pour l'effrayer, frappait avec sa ceinture sur la table et la chaise afin qu’elle dise tout ce qu'il voulait. Ce qu’elle a fait devant une caméra. Tout est enregistré à plusieurs reprises. Comme beaucoup de sa génération, elle n'a pas pu étudier dans une université. Elle travaille. Elle a été transférée [après ce passage à Evin, NDLR] à la prison de Gharchak et placée parmi les assassins présumés et les toxicomanes.

Des centaines de nos compatriotes sont tombés sous les balles des agents de l'État. Des mères et des pères sont brisés. Des maisons sont vêtues de noir, en deuil. Encore une fois, les victimes de la dictature sont emmenées à l'autel pour être sacrifiées. Un peuple, accablé par la pauvreté et la discrimination, enragé par la corruption d’un État autoritaire, s’est levé pour crier sa colère afin que sa voix étranglée soit entendue. Mais c’est le bruit des balles qui couvre sa voix. .

L’État a nommé et nomme toujours les manifestants des émeutiers, saboteurs, voyous et hooligans. Il affirme qu’ils ne font pas partie du peuple iranien. Les manifestants sont le peuple d'Iran, mais pas le même genre que leurs dirigeants. C'est un peuple qui a souffert et qui a faim. Un peuple humilié et réprimé. Un peuple qui a tenté toutes les voies possibles : de critique, de réforme et de protestation. Mais chaque fois, il a été écrasé. Aujourd'hui, il crie justice dans les rues.

Les dirigeants disent que les gens ont le droit de protester. Mais nous ne nous souvenons d'aucune protestation ou critique qui n'ait pas été réprimée. L'État a montré qu'il ne tolère même pas la plus pacifique des manifestations : des balles en réactions à une marche silencieuse.

Le président du pays a menacé de poursuivre les personnes qui manifestaient pacifiquement en arrêtant leurs voitures dans les rues. Il s'est vanté d'avoir les moyens de contrôler et d'observer les manifestations avec des caméras et des moniteurs. [D'après la loi, NDLR] il est le défenseur des droits du peuple et non celui du régime. On devrait lui demander, n'est-il pas responsable du contrôle des armes qui tirent sur le peuple iranien ? N'est-il pas responsable des caméras dans les cellules sous contrôle des services de renseignements où les corps meurtris des jeunes gens de cette nation sont détenus et torturés ?

Le chef de la magistrature a menacé les manifestants de peines sévères. Mais il ne dit rien quant à d'éventuelles poursuites de ceux qui ont tiré directement sur les gens. Peut-on imaginer ou croire que la justice puisse être rendue dans un tel système?

L'État n’a aucune excuse pour assassiner de manière si vicieuse et violente ce peuple souffrant et épuisé sous l'oppression. Punir les responsables du massacre des personnes sans défense, voilà ce qu’il faut réclamer. Cela doit devenir un appel national.

Les tyrans n’apprennent pas de l'Histoire. Chaque protestation réprimée cultive un terrain encore plus vaste pour les protestations à venir. Il est évident que la forme et la taille des manifestations ultérieures seront déterminées par la façon dont le régime réagira face aux manifestants d'aujourd'hui.

Narges Mohammadi 1er décembre 2019, Prison d’Evin.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne