L’homme à la tête de “vieille couille fripée” est enfin revenu ce matin. Afin de faire semblant de reprendre, un peu, les travaux laissés en plan depuis 3 mois. Déposé discrètement à 8h par le patron de l’entreprise. Qui lui s’est enfui promptement avant que nous ayons eu le temps de lui tomber dessus en l’invectivant dans notre franco-portugnol (un mauvais mélange de portugais et d’espagnol) en lieu et place de la belle langue lusitanienne. Cette langue que nous semblons maîtriser de mieux en mieux à l’écrit, garde tous ses mystères à l’oral, notamment quand elle est abrégée et secouée par l’accent de l’Algarve.
L’homme qui arrive ce matin, nous l’avons déjà subi il y a quelques mois. Nous nous souvenons bien des 6 litres de vin qui constituaient son nécessaire de déshydratation quotidien. Sous le soleil têtu et brutal du mois de juin, dès 9h du matin, clope au bec, perché sur le toit, il entamait sa réserve.
Nonobstant, le monsieur est charmant. Il doit être bien plus jeune que nous, mais il en paraît tellement plus. Maigre et sec, le visage ridé et clairsemé de longs poils gris, d’où son mignon surnom de “vieille couille fripée”. Ce qui l’a chiffonné et ratatiné c’est une vie à trimer, pas ou très peu d’école. Le lot de toutes ces générations de Portugais nés sous la dictature, la faim sans fin, les cruelles guerres coloniales et l’avenir clôturé de barbelés sociaux infranchissables.
Le statut de réfugié climatique et fiscal nous est apparu dans tous ses attraits à l’occasion d’une succession d’événements petits et grands.
L’idée de venir nous installer au Portugal s’est infiltrée subrepticement dans nos cerveaux de retraités, il y a un peu plus de 5 ans. Le statut de réfugié climatique et fiscal nous est apparu dans tous ses attraits à l’occasion d’une succession d’événements petits et grands. Un jour nous avons dit stop.
Stop à l’ambiance délétère française, stop à l’injustice des paradis fiscaux et à l’impunité des grands délinquants financiers (de Tapie à Balkany, la liste est une offense permanente). Stop aux prix hallucinants de l’immobilier et du coût de la vie dans notre beau pays, stop à la haine et à l’aigreur, au racisme et à la violence, attisés par les extrémistes de tous bords… Un beau jour, en tournant en rond dans notre appartement, nous nous sommes dit: “pourquoi ne pas aller faire un tour au Portugal juste pour voir?”
Hormis un déplacement professionnel chacun 30 ans auparavant, nous n’avions jamais mis les pieds au Portugal. En ce début décembre 2014, aux jours courts et froids, nous voilà dans un vol pour la capitale portugaise, avec une voiture de location à l’arrivée. Pour moins d’une semaine.
Nous descendons au sud, vers l’Algarve car le nord du Portugal nous semble trop pluvieux et venteux. Lagos nous laisse froids dans tous les sens du terme. Nous visitons cependant quelques maisons aux alentours. Après lecture des guides nous évitons totalement toute la longue bande bétonnée centrale qui va de Portimao à Faro.
Après Faro et jusqu’à la frontière espagnole le paysage s’adoucit, verdit, fleurit, les villages et les petites villes sont mieux préservées, les immeubles rapetissent et l’étendue des marées de lotissements se réduit. La réserve naturelle du Ria Formosa a permis un miracle. Sur des dizaines de kilomètres, la côte est restée sauvage et exempte de béton.
Avant l’atterrissage à Faro, c’est un éblouissement dont nous ne nous lassons toujours pas. La marqueterie vert émeraude des lagunes côtoie les salines oranges et rouges ponctuées de grands cônes de sel blanc. Les longues îles déploient des dizaines de kilomètres de sable farineux rose clair. Elles abritent le Ria Formosa de l’immense Atlantique bleu marine.
Au bout de trois courts séjours remplis de visites inutiles, nous trouvons, juste avant de renoncer, une maison avec un grand terrain qui nous convient. La maison est bien amochée. Elle est entourée de ruines et le jardin est dévasté et dénudé. Le tout est cependant très bien situé, tout près de la mer, à la campagne et à proximité de petites villes pavées, à taille humaine, blanches et très jolies. À seulement 30 kilomètres se trouve l’aéroport international de Faro qui dessert les principales villes françaises en 2h ou 2h30 de vol… selon la force et la direction du vent.
En France nous mettons en vente notre appartement, les travaux sont lancés au Portugal en notre absence. Nous sommes un peu angoissés de ne pas pouvoir surveiller la rénovation complète de la maison principale, mais les grandes manœuvres du déménagement commencent. Il faut mettre nos deux vies dans une centaine de cartons et une vingtaine de valises, démonter des meubles, en vendre, en donner...
Une forêt de papiers et de formalités
Débute surtout le long chemin de croix des innombrables démarches administratives. Celles-ci nous plongent dans la plus grande perplexité car les informations sont aussi rares que contradictoires.
Pour s’installer au Portugal il faut s’accrocher. Ténacité et… patience sont demandées aux innombrables guichets. Les informations s’avèrent parcellaires et changeantes. L’administration comme les commerçants ont un besoin compulsif de produire des pages de formulaires et de papiers divers. Les factures sont en 3 exemplaires. Les demandes des différents services municipaux et nationaux sont hallucinantes. Il faut fournir son numéro fiscal à chaque achat si modeste soit-il.
Un jour dans les bureaux de la douane où nous faisions la queue depuis au moins 3 heures pour immatriculer notre voiture française, un monsieur sort, cramoisi, du petit bureau où il était reçu, en hurlant “Ginette, ça suffit, on rentre en France!”.
La liste des documents à fournir pour faire immatriculer sa voiture au Portugal fait 2 pages à raison d’un document à fournir par ligne. Si vous n’arrivez pas à collecter le tout, vous devez payer quasiment le prix de votre véhicule en indemnités. Des témoins non liés par le mariage ou de la même famille doivent en France témoigner que vous avez bien quitté votre ville, et d’autres au Portugal attester que vous y êtes bien installés.
Certains craquent, d’autres comme nous s’incrustent. Un jour dans les bureaux de la douane où nous faisions la queue depuis au moins 3 heures pour immatriculer notre voiture française, un monsieur sort, cramoisi, du petit bureau où il était reçu, en hurlant “Ginette, ça suffit, on rentre en France!”. Il venait de voir tout son dossier déchiré par la préposée qui y avait décelé une pièce manquante.
Pour faire construire ou rénover une maison, il est sage de prévoir de nombreuses années. Entre l’autorisation puis les homologations et les dizaines de contrôles des différents services, il vaut mieux oublier sa nervosité et s’inscrire à des cours de yoga. L’afflux d’étrangers qui s’installent embouteille les services, alors que le nombre de fonctionnaires a été divisé par deux à la suite de la grave crise financière qu’a connue le Portugal. Il vous faut des années de stress, de démarches, des avocats, des architectes, pour obtenir votre autorisation et encore plus d’années pour que vos travaux soient homologués.
Les Portugais font la queue et supportent ces attentes permanentes avec une patience exemplaire, en jacassant et avec le sourire. Il y en a toujours un, ou plus souvent une, qui se propose de vous aider à comprendre, en traduisant pour vous les arguments opaques de la guichetière ou du chargé de clientèle.
Tout recommencer à 60, 65 ou 70 ans demande un grand courage. La santé, les médecins, la sécurité sociale, la mutuelle, les assurances, les impôts locaux, les permis de résidence, les changements d’adresse, les banques, les susceptibilités, les coutumes et les comportements locaux, la mentalité, la culture et l’Histoire… Il faut tout recommencer et trouver tous ses nouveaux repères. Nous tenons à connaître un tant soit peu le pays qui nous accueille avec tant de tolérance et de gentillesse, à découvrir son histoire passionnante et sa culture foisonnante. Nous ne voulons pas rester en marge comme des touristes de passage...
Nous souhaitons pouvoir communiquer, même de façon basique, avec nos nouveaux concitoyens, avec nos voisins, avec les commerçants, les artisans et les artistes du coin. Apprendre une nouvelle langue est un excellent exercice pour les neurones vieillissants, mais c’est bien plus difficile qu’à 20 ou 30 ans.
Les faux amis
La belle langue portugaise est bien plus complexe qu’elle n’en a l’air au premier abord. Au début lorsqu’on la lit, on a l’impression de comprendre vaguement de-ci de-là de quoi il retourne. Mais quand les Portugais vous parlent, vous ne comprenez plus un seul mot. Surtout dans le sud du pays. Aux Açores c’est presque une autre langue. Même les Portugais du continent sont désorientés.
Les faux amis se bousculent pour vous rendre ridicules. Et ils sont légion les mots qui ressemblent au français, à l’anglais ou à l’espagnol. En arrivant, quand on nous demandait notre profession, nous pensions bien répondre en disant que nous étions “retirados” (retraités), depuis X années, un approximatif mélange d’anglais et d’espagnol. Devant l’air médusé de nos interlocuteurs, nous avons ouvert le dictionnaire et découvert que retirado signifie “retiré… aux toilettes”. Pour mon mari cela faisait 12 ans…
Un jour, notre femme de ménage, parlant uniquement portugais, m’a annoncé qu’elle était “constipada”. Après la surprise d’être tenue au courant d’une telle avarie interne, je lui ai multiplié les conseils: “prenez des épinards, de la salade etc”. À son tour, elle a montré son grand étonnement et m’a demandé si elle devait vraiment mettre toute cette verdure dans ses narines. Constipada veut en fait dire enrhumée!
La liste est longue, qui nous laisse dépourvus devant des Portugais sceptiques puis hilares.
Les faux amis français, je veux dire les Français, émigrés climatiques et fiscaux comme nous, se révèlent aussi pour la plupart déroutants. Avides de vous compter parmi leurs amis, prolixes en grandes déclarations, ils pratiquent une amitié souvent à sens unique. Les premières années, vous les invitez à partager avec vous dîners, sorties, randonnées et autres multiples activités que vous organisez plein d’enthousiasme. Mais ils pensent rarement à vous associer aux leurs. Ils ne prendront jamais de vos nouvelles et ne vous proposeront jamais rien.
Tout recommencer à 60, 65 ou 70 ans demande un grand courage.
En fait ces Français avec qui vous vous retrouvez brutalement, vous ne les avez sans doute jamais croisés dans votre vie en France. Intellectuellement, professionnellement et humainement, vous ne fréquentiez pas les mêmes réseaux relationnels tissés au fil des années. Quelques-uns échappent au lot mais ils sont rares. À l’instar des Anglais, beaucoup trop ne veulent pas apprendre un seul mot de portugais. Ils se plaignent que les générations de Portugais scolarisés après 1975 parlent peu le français, à cette époque abandonné au profit de l’anglais. Et ce sont les mêmes qui en France s’offusquent de croiser des étrangers parlant leur langue maternelle…
Recréer un nid de vrais amis et faire le tri des faux amis fait partie du gros package du “recommencement à zéro”. Mais comme nous n’avons qu’une vie, autant en vivre plusieurs; et accessoirement maintenir nos vieux neurones en alerte. Loin des grèves à répétition, des manifestations de violence et de l’aigreur généralisée de notre pays d’origine, un pays trop longtemps gâté à crédit, nous soufflons un peu.
Pourtant une inquiétude nous gagne, au fil des années qui passent à toute vitesse: comment ferons-nous pour revivre en France, quand les problèmes de santé et les handicaps de la vieillesse se feront trop graves pour rester? En attendant nous profitons des douces heures et des douceurs de notre refuge, de l’ambiance et de la tolérance de ce petit pays aux si grandes qualités.
À voir également sur Le HuffPost:
Ils ont connu les grèves de 95 et nous racontent ce qui change dans les cortèges