
L’atlas génétique des Européens du Paléolithique révélé
Le séquençage partiel du génome de 356 chasseurs-cueilleurs sapiens européens confirme certains chapitres du Paléolithique supérieur et en révèle de nouveaux, jusque-là inconnus.
Datées de 43 900 ans, elles représenteraient une scène de chasse impliquant des humains dotés d’attributs animaux. Mais cette interprétation suscite des réserves.
Dans la salle 67 du musée du Prado, à Madrid, le tableau Saturne dévorant un de ses fils, de Francisco de Goya, fascine les visiteurs par son abomination. Il représente le mythe grec de Kronos (assimilé à Saturne par les Romains) mangeant ses enfants par crainte d’être renversé par l’un d’eux. Les critiques ont interprété cette représentation d’un dieu cannibale en train de dévorer son fils, les yeux pleins d’horreur, de honte et de folie, comme une allégorie des ravages de la guerre, du déclin de la société espagnole, ou encore de la démence progressive de l’artiste. Peu de gens parviennent au niveau de maîtrise de Goya, mais même dans ses formes plus frustes, l’art pictural est le propre de notre espèce, Homo sapiens, dont la tendance à inventer des fictions et à les transmettre par des images est bien connue.
Les préhistoriens cherchent activement les origines de ce comportement artistique. Pendant longtemps, les plus anciens exemples d’art figuratif (par opposition aux représentations abstraites, plus anciennes) et de dessins de créatures imaginaires connus étaient européens et dataient de moins de 40 000 ans. Toutefois, depuis quelques années, les chercheurs ont découvert des exemples plus anciens d’art figuratif en Asie du Sud-Est. Sur l’île de Sulawesi, en Indonésie, Maxime Aubert, Adhi Agus Oktaviana et Adam Brumm, de l’université Griffith, en Australie, et leurs collègues viennent d’identifier ce qu’ils pensent être la plus ancienne œuvre figurative connue à ce jour. Dans un article publié dans le journal Nature, ils expliquent que cette oeuvre – une peinture rupestre – montre plusieurs figures humanoïdes mythologiques en train de chasser un animal. Si leur interprétation est la bonne, cette découverte est le plus ancien témoignage de l’art de raconter une histoire en images et de pensée surnaturelle.
L’équipe a découvert cette peinture en 2017 dans la grotte de Sipong 4, dans la région karstique de Maros-Pangkep, un paysage spectaculaire de tours et de falaises calcaires du sud de l’île de Sulawesi. Sur le mur escarpé de la grotte, six minuscules chasseurs affrontent, cordes et lances à la main, un énorme bovidé. Sur le même panneau, d’autres chasseurs traquent d’autres bovidés ainsi que des cochons sauvages. Les chasseurs semblent humains, mais présentent plusieurs curieux traits animaux : l’un possède une queue, un autre un bec. De tels êtres mi-humains, mi-animaux sont appelés thérianthropes (du grec thêríon, animal, et ánthrôpos, humain) et sont considérés comme des marqueurs de spiritualité. Les chercheurs suggèrent que les différents personnages – tous rendus dans des pigments couleur rouille – font partie d’une même scène de chasse : il pourrait s’agir de la représentation d’une chasse collective, pendant laquelle des grosses proies étaient rabattues vers les chasseurs.
La grotte de Sipong 4 se situe au sud-ouest de l'île de Sulawesi, en Indonésie.
© NatureLes chercheurs ont daté par la méthode uranium-thorium des dépôts de calcite recouvrant partiellement l’œuvre. Ils ont prélevé des échantillons en plusieurs endroits et obtenu des âges minimaux de 43 900 à 35 100 ans. Si comme Maxime Aubert et ses collègues l’affirment, le panneau de la grotte Sipong 4 a au moins 43 000 ans, ce serait la plus ancienne œuvre figurative de l’humanité. Elle serait en particulier plus ancienne qu’une peinture rupestre datant d’environ 40 000 ans représentant un animal en forme de vache découverte dans une grotte de Bornéo, ou que « l’homme-lion » de la grotte de Hohlenstein-Stadel, en Allemagne, une figurine vieille de 39 000 à 40 000 ans, longtemps restée le plus ancien thérianthrope connu, suivi par celui de la célèbre « scène du puits » de la grotte de Lascaux, qui remonte à 17 000 ans.
L’emplacement du panneau peint de la grotte Sipong 4, à près de 7 mètres au-dessus du sol dans un endroit difficile d’accès sans échelle ou autre matériel d’escalade, est intiguant. Certes en Europe, les peintures rupestres se trouvent elles aussi souvent au fond des grottes, dans des passages reculés et difficiles d’accès, ce qui suggère qu’il s’agissait d’endroits ayant une signification particulière pour les artistes. Mais, souligne Adam Brumm, sur l’île de Sulawesi, les peintures rupestres se trouvent en général près de l’entrée des grottes et des abris rocheux, exposées à la lumière. Or dans la région de la grotte de Sipong 4, elles se trouvent dans des cavités difficiles d’accès situées en hauteur dans les piliers et les falaises calcaires. « Hors la présence d’œuvres artistiques, ces sites ne montrent aucun signe d’habitation humaine, si bien que nous supposons que les hommes préhistoriques ne s’y rendaient que pour créer des images », explique Adam Brumm. « Pourquoi ? Nous l’ignorons, mais peut-être que la réalisation de peintures rupestres dans des endroits aussi inaccessibles et marginaux, loin du sol, a pu avoir une signification culturelle et symbolique profonde. » Pour atteindre ces niches, les artistes sont probablement montés le long de lianes ou de grandes tiges de bambou, ou dans certains cas ont pu se frayer un chemin à travers les passages souterrains traversant les tours calcaires. Même si les anciens artistes de Sulawesi et d’Europe ont peint en des lieux empreints de sens et utilisé des conventions stylistiques comparables pour représenter leurs sujets, « un lien historique ou culturel direct entre les arts animaliers préhistoriques européens d’Indonésie et d’Europe est peu probable », avertit Adam Brumm.
Les figures qui font face à un bovidé repésentent-elles des humains ?
En effet, bien que l’œuvre tout juste découverte semble repousser l’âge de l’art figuratif, thérianthropique et narratif, elle révèle peu de choses sur les motivations à l’origine de ce type d’expression créative. Depuis des décennies, les chercheurs s’interrogent sur le long décalage entre l’émergence des hommes anatomiquement modernes et les comportements modernes, telle la création artistique. L’anatomie de l’homme moderne a évolué il y a des centaines de milliers d’années, mais les comportements modernes n’apparaissent dans le registre archéologique que nettement plus tard. Certains y voient l’effet d’une révolution cognitive tardive qui aurait démultiplié l’ingéniosité de nos ancêtres. D’autres pensent plutôt que des facteurs culturels, sociaux ou environnementaux – ou une combinaison de ces facteurs – seraient à l’origine de leur soudaine créativité. « L’art rupestre que nous avons daté ne donne aucune indication directe sur cette intéressante question… », commente Adam Brumm. Mais selon lui, les indices disponibles suggèrent que la capacité de raconter des histoires serait apparue bien avant le panneau peint de la grotte de Sipong 4, « peut-être même avant que notre espèce n’ait quitté l’Afrique », conjecture-t-il.
Qui a peint ces scènes dans la grotte de Sipong 4 ? Aucun squelette humain n’a été retrouvé dans la grotte ou un autre site de Sulawesi datant de cette période. Hormis Homo sapiens, nous savons que d’autres espèces humaines étaient capables de réalisations artistiques, par exemple les Néandertaliens, qui, pour autant que l’on sache, semblent n’avoir pratiqué qu’un art abstrait. Nous savons aussi que d’autres espèces humaines ont habité l’Asie du Sud-Est dans un passé pas si lointain : l’homme de Florès, par exemple, vivait sur l’île indonésienne de Flores il y a encore 60 000 ans ; Homo luzonensis vivait aux Philippines il y a à peine 50 000 ans ; et la paléogénétique suggère que des Dénisoviens tardifs se seraient croisé avec Homo sapiens quelque part en Asie du Sud ou du Sud-Est il y a environ 15 000 ans. Des membres de ces espèces peuvent-ils être les auteurs de la scène de chasse de Sipong 4 ? « Notre hypothèse de travail est que ce sont des humains modernes – ayant essentiellement la même “structure” cognitive que nous, qui sont à l’origine de cet art rupestre. Il s’agirait de membres de la première vague de migration d’Homo sapiens en Indonésie, arrivée il y a 50 000 à 70 000 ans au moins. »
Toutefois, le caractère sophistiqué de la peinture rupestre de Sipong 4 est controversé. Paul Pettitt, de l’université de Durham, en Angleterre, souligne que même si un des animaux du groupe représenté est daté de 43 900 ans au moins, la plupart des autres figures ne sont pas datées. « Les scènes sont rarissimes dans l’art rupestre, rappelle-t-il. S’il s’agissait d’une peinture européenne, africaine ou américaine, elle ne daterait pas de plus de 10 000 ans. » Il souligne aussi que les thérianthropes ne sont pas à la même échelle que les animaux qu’ils sont censés chasser. « Pourraient-ils ne pas leur être liés ? Ou ont-ils été peints bien plus tard ? En Europe, les grottes ornées ont souvent été peintes en plusieurs phases, séparées par des milliers d’années. » L’analyse chimique des pigments utilisés pourrait permettre de déterminer si les diverses représentations de Sipong 4 sont bien contemporaines les unes des autres.
Paul Pettitt n’est pas convaincu non plus par l’idée que les figures anthropiques seraient des thérianthropes – ou même qu’elles seraient humanoïdes. « Certaines d’entre elles sont vagues, et même les plus nettes pourraient correspondre à des quadrupèdes », pointe-t-il, insistant sur le fait que toutes sont horizontales. Et les lances présumées ne sont que de « longues lignes passant près de certains “humains”. Il reste à prouver qu’il s’agit bien d’humains et bien d’une scène de chasse. »
Les recherches à venir pourraient apporter une réponse. Les prospections de l’équipe de Maxime Aubert, Adhi Agus Oktaviana et Adam Brumm ont révélé de nombreuses autres peintures rupestres, qui restent à dater. Peut-être fourniront-elles de nouveaux indices sur notre capacité à créer des images, à raconter des histoires, bref sur les origines de la vie spirituelle des hommes anatomiquement modernes.
Kate Wong, Is this Indonesian cave painting the earliest portrayal of a mythical story ?, Scientificamerican.com, 12 décembre 2019.
M. Aubert et al., Earliest hunting scene in prehistoric art, Nature, 11 décembre 2019.
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