« Comment vous faites pour fabriquer les rumeurs que vous écrivez dans le journal  ? »

Notre correspondante dans le Nord a formé aux médias de jeunes Roubaisiens scolarisés en REP+. Retour d'expérience, entre complotisme et bonnes volontés.

De notre correspondante à Lille,

La réputation de  « ville la plus pauvre de France » colle à la peau de Roubaix depuis des années. En 2018, 46 % des Roubaisiens vivaient sous le seuil de pauvreté, avec moins de 980 euros brut par mois.  

La réputation de  « ville la plus pauvre de France » colle à la peau de Roubaix depuis des années. En 2018, 46 % des Roubaisiens vivaient sous le seuil de pauvreté, avec moins de 980 euros brut par mois.  

© PHILIPPE HUGUEN / AFP

Temps de lecture : 7 min

«  Madame, les gens qui achètent le journal, ils sont trop pauvres pour avoir une télé  ?  » Le timbre, fluet, est celui d'une élève de sixième. Sa question est totalement dénuée de malice. Elle attend une réponse, les yeux ronds, cheveux emmêlés. Et reprend : «  Comment vous faites pour fabriquer les rumeurs que vous écrivez dans le journal  ?  » 

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À l'automne 2018, j'entame une résidence d'éducation aux médias à Roubaix, principalement financée par l'antenne régionale Hauts-de-France du ministère de la Culture. Durant plus de six mois, je vais me rendre quotidiennement dans différents établissements de la ville – écoles primaires, collèges, lycées et centres sociaux – pour rencontrer les jeunes. Pour leur parler de mon métier, journaliste, et imaginer avec eux et leurs professeurs différents projets : ensemble, nous allons tourner des portraits vidéo, monter des journaux télévisés et radio et recueillir des témoignages dans différents quartiers.

Alpacino, Bradley et les autres

On m'avait mise en garde : ce serait «  particulier  ». Sur les quelque 50 établissements publics que compte la ville, seules deux écoles et une maternelle ne sont pas classées en réseau d'éducation prioritaire renforcée (REP+ ) par l'Éducation nationale. Dans chaque classe, je rencontre des prénoms peu usités – Alpacino, Jihad, Bradley – et des élèves confrontés à d'immenses difficultés.

Roubaix n'a rien d'un bourg. La ville frôle les 100 000 habitants (96 953 au 1er janvier 2019, selon l'Insee), ce qui en fait la quatrième ville des Hauts-de-France après Lille, Amiens et Tourcoing. Elle est jeune : près de la moitié de sa population a moins de 30 ans. Et subsiste difficilement : en 2018, 46  % des Roubaisiens vivaient sous le seuil de pauvreté, avec moins de 980 euros brut par mois. C'est 30 points de plus que la moyenne nationale. Sa réputation de «  ville la plus pauvre de France  » lui colle à la peau depuis des années, sans qu'elle parvienne jamais à s'en débarrasser. Elle abrite pourtant des fortunes considérables et nombre de maisons de maître, qui perpétuent le souvenir d'un passé glorieux pas tout à fait disparu.

En vase clos

On le sait peu : Roubaix est belle, vivante, pleine de contrastes et de nuances. L'ancienne «  ville aux mille cheminées  » est aussi celle aux cent nationalités. Par vagues successives, de nombreux immigrés s'y sont installés avant la crise de l'industrie textile et les premières fermetures d'usines, dans les années 1970. Aujourd'hui, ses jeunes rêvent massivement de la quitter. «  Il n'y a rien à faire, ici… Pour aller où  ? Franchement, n'importe  !  » assure une collégienne sans ciller. Dans une classe de quatrième, une prof de français improvise un rapide sondage : qui est déjà allé à Lille  ? Seuls deux bras se lèvent, sur 24 élèves. La capitale des Flandres, avec sa Grand-Place et ses boutiques cossues, n'est pourtant qu'à une petite quinzaine de stations de métro.

«  Madame, combien vous gagnez  ?  » C'est toujours la première, et parfois la seule question que les élèves, dans chacune des classes où je me rends, posent. L'argent est omniprésent : on en parle partout et tout le temps, même à l'école primaire. Pour en gagner beaucoup, certains, comme Sabri, 13 ans, rêvent de notoriété et de télé-réalité. Il répète souvent qu'il est bien au courant que «  la vie, c'est pas un cookie  » ; ça fait rire ses amies. Tout, plutôt que finir comme ces gens qui revendent des déodorants à la sauvette aux terrasses des cafés.

Hamzi le cameraman

«  RSA, ça veut dire revenu pour sale arabe  ?  » m'interpelle un lycéen, un matin de janvier. Il est tunisien, et c'est ce qu'on lui a dit. «  Revenu de solidarité active  », corrige son professeur, effaré de tant de crédulité. «  Tu es né en France : tu es français, pas tunisien  », ajoute-t-il enfin. La plupart sont nés ici ; tous se sentent d'ailleurs. Certains parmi eux, c'est vrai, viennent d'arriver : les enseignants les nomment «  allophones  » – un allophone est une personne dont la langue maternelle est étrangère à celle de la communauté dans laquelle elle évolue – ou «  primo-arrivants  ». Avec ceux-là, on ne parvient pas toujours à communiquer.

Hamzi a 13 ans, il est en CM1. C'est un enfant frêle et petit, aux yeux noirs ourlés de cils démesurés. Ses vêtements sont tachés. «  Il est arrivé de Syrie il y a quatre ans, commente sa maîtresse, qui précise qu'il ne sait toujours ni lire ni écrire. On l'a laissé au fond de la classe pendant longtemps, à tel point qu'il est devenu violent…  » Cette année, Hamzi est plus calme. Il est assis au premier rang et tente de suivre le cours comme il peut. «  La priorité absolue, ce serait qu'il apprenne le français. Mais comment fait-on, quand on a toute une classe à tenir  ?  » souffle l'institutrice. Pendant tout le projet que nous menons ensemble – un reportage filmé – Hamzi se révèle être un cameraman doué. Il s'épanouit, s'ouvre davantage et sourit. Faute de solution adaptée, pourtant, cette petite victoire risque d'être de courte durée.

Ce qui se dit dans les journaux, franchement, ça m'intéresse pas trop…

Un matin, je demande aux élèves d'un lycée quels sont leurs médias préférés. Dans la classe habituellement animée, on peut soudain entendre une mouche voler. Je me rabats sur la liste des médias qu'ils connaissent. «  À la télé, y a BFM  », lance quelqu'un. Autour de lui, ça opine du chef : tout le monde connaît la chaîne d'information en continu. Quoi d'autre  ? «  En radio, j'écoute Skyrock…  » ose une adolescente. Une fréquence davantage orientée musique qu'actualité, mais pourquoi pas. Je glisse quelques indices pour les aider à trouver le nom d'un quotidien, d'un magazine. Peine perdue : l'immense majorité d'entre eux n'a jamais entendu parler du Monde, ni même de La Voix du Nord, un titre pourtant très ancré localement. «  Ce qui se dit dans les journaux, franchement, ça m'intéresse pas trop…  » soupire un garçon au fond de la salle.

Le rapport aux médias de ces adolescents n'est pas conflictuel ou méfiant, il est quasi inexistant. La presse écrite, ils ne la lisent pas. La radio, ils ne l'écoutent pas. La télé, ils ne la regardent pas. Restent les réseaux sociaux, dont ils sont friands. Sur Snapchat, début décembre, certains ont reçu des photos de manifestants défilant en gilet jaune sur les Champs-Élysées. «  Quand on voit ça, on dirait qu'il y a la guerre en France…  » lâche quelqu'un. D'autres commentent sur Instagram les derniers événements en Algérie, s'interrogent sur le possible départ du président Bouteflika. Des bribes d'informations leur parviennent, incomplètes évidemment, déformées souvent. Ensemble, nous essayons d'aller plus loin, en nous appuyant sur des sources fiables et plus complètes. Leurs parents, quand ils le peuvent, se joignent volontiers aux débats.

Platisme et faits alternatifs

«  Madame, regardez ce qu'on a fait  !  » Au fil des mois, nous transformons la ville en laboratoire d'expérimentation : avec les caméras de leurs téléphones portables, certains tournent de courts portraits de migrants, tandis que d'autres vont à la rencontre des habitants de leur quartier, en partie voué à une démolition prochaine. La municipalité souhaite rendre la ville moins dense – mais les résidents des bâtiments concernés ne semblent pas toujours informés de ce qui va se passer…

Aux côtés de leurs élèves, la plupart des enseignants s'investissent énormément. Ils écoutent, consolent, cherchent des solutions pour parer au plus urgent. Situations familiales inextricables, élèves déboussolés ou démotivés : les obstacles sont innombrables. «  Où étais-tu la semaine dernière  ? Il faut que tu dises à tes parents que l'école est o-bli-ga-toire  », gronde une institutrice régulièrement confrontée à des absences injustifiées. Les familles, parfois, décident de dispenser leurs enfants de cours en plein milieu de l'année. Pas facile, au retour, de rattraper tout le travail manqué. Dans une autre classe, en primaire, un enfant d'une dizaine d'années raconte que son père lui a expliqué que la Terre n'était pas ronde mais plate – et qu'il ne fallait pas que la maîtresse essaie de leur faire croire le contraire. Le presque vrai et le totalement faux, le plausible et l'incohérent se mélangent à longueur de temps. Comment s'y retrouver, dans cet enchevêtrement permanent  ?

Vous n'oublierez pas de parler de nous, hein  ?

Déminer, remettre dans le contexte, multiplier les sources, démêler : c'est tout le travail du journaliste. C'est aussi celui que, pendant quelques mois cette année, ils auront eux-mêmes réalisé. Sans a priori, et jusqu'à y prendre du plaisir. J'ose espérer que cette expérience de quelques mois leur aura permis de s'émanciper, de voir les choses autrement. La journaliste impliquée, elle, en ressort forcément différente. Les questions des élèves sur son métier, leurs réactions, elle va y penser longtemps.

«  Les journalistes, ils ne peuvent pas forcément connaître toute la vérité, finalement  », observe une élève de quatrième à la fin de ma résidence. Elle me tend son agenda pour que je griffonne un petit mot sur la page de garde, en souvenir. Puis souffle : «  Vous n'oublierez pas de parler de nous, hein  ? À Roubaix, on dit toujours qu'il n'y a que du mauvais. Maintenant que vous connaissez, vous savez que ce n'est pas 100  % vrai…  »

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Commentaires (12)

  • Bizomette

    Mon ado (19 ans quand même) n’est au courant d’aucune actualité journalistique (fuite de Carlos Gosn, etc. )
    car il ne s’informe que sur les réseaux sociaux...
    ne lit aucun journal, ne regarde même pas la télé. Il n’y a rien à faire.
    Pourtant nous venons d’un milieu social éduqué, classe moyenne haute, études universitaires depuis 2generations, habitons un quartier parisien chic, avons fait des nombreux voyages avec les enfants etc. Et surtout avons essayé de transmettre et éduquer nos enfants le mieux possible.
    Que dire alors de ces enfants des quartiers pauvres ? Ils sont perdus... Même les enfants des familles aisées sont perturbés, merci la gauche.
    Quand je me rappelle de la France d’il y a 20 ans, je ne peux imaginer la France dans 20 ans,
    je n’y serai plus, je vais m’enfuir dans un pays lointain des que je pourrai arrêter mon activité professionnelle. Lâche je suis, et égoïste, n’est ce pas ? Mais il faut voir la vérité en face : il n’y a plus d’espoir.

  • mustel

    Constat affligeant mais le problème c'est que ça ne concerne pas seulement les ados mais aussi les parents et tous ne sont pas d'origine immigrée, loin s'en faut …
    Merci aux soixantehuitards débiles et à la chienlit socialo-bobo pour ce brillant résultat de 40 ans de "politique sociale" à reculons !
    Merci pour l'exceptionnelle incompétence et l'immense lâcheté d'une bonne partie de notre classe "dirigeante" !

  • irene 27

    Bonjour, pourquoi toujours croire - et être sûr en plus - qu'être pauvre, maghrében, migrant c'est être terroriste ? Connaissez-vous cette région ? Oui Roubaix est pleine de contraste (comme bien d'autres villes en France) mais elle a aussi son lot de pauvretés - le s est volontaire : toutes sortes de pauvretés, tant au niveau de vie tout court qu'au niveau intellectuel. Cette démarche était non seulement courageuse mais utile je l'espère. Souvent devant un tel délabrement, les services sociaux sont débordés devant l'immensité du travail à faire. Il faut souhaiter que cette enquête n'en reste pas là. On n'a pas envoyé sur place cette journaliste sans un but bien précis : Education nationale et/ou mairie. En tout cas cette journaliste n'en sortira pas sans être marquée et pourra porter témoignage. Toutes les municipalités peuvent s'interroger sur les ghettos qu'elles ont créés dans les années 70 avec ces tours de 15 étages de 4 appartements par étage, à raison de seulement 5 personnes par foyer cela représentait 300 personnes au minimum ! Il suffit - car il en existe toujours - que 5 familles soient en déshérence pour pourrir toute la vie de l'immeuble. Comme une petite commune dans une tour et alors tout s'enchaîne !