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Coco Chanel, possédée par sa légende

Jusqu'à sa mort en 1971, la styliste a tout fait pour construire un mythe autour de son nom et de son œuvre. La maison, qui s'inspire encore aujourd'hui de cette créatrice de génie, ne lui a pourtant jamais appartenu.

Par Judith Perrignon

Publié le 23 août 2012 à 15h50, modifié le 27 août 2012 à 16h39

Temps de Lecture 20 min.

Coco Chanel, en 1944 à Paris.

Elle est morte un dimanche. Elle rentrait de promenade. Elle a répondu au concierge du Ritz qui lui demandait si elle allait bien que ça allait, mais que dans une heure ou deux elle serait morte. Elle s'est étendue sur son lit simple avec une douleur dans la poitrine. "J'étouffe, Jeanne", a-t-elle dit à sa femme de chambre. Quelques gestes de panique, quelques mots encore. Et puis elle a déclaré : "C'est comme cela que l'on meurt." Elle faisait mine d'orchestrer la mort comme elle l'avait fait avec la vie. Elle s'en allait maquillée, coiffée et habillée, sans laisser à l'agonie le temps de chiffonner son teint, ses cheveux et son allure. C'était le 10 janvier 1971.

Le lendemain, Le Monde évoquait un style imposé et qui s'imposerait encore à plusieurs générations. Le New York Times consacrait à sa disparition trois colonnes à la une. Et pour dire combien elle avait changé la mode, le journal américain concluait que son influence était "incalculable".

Elle meurt seule. Ses amis, ses amours l'ont souvent précédée. Elle n'a pas eu d'enfants. Ce jour-là, son sac à main et son coffre sont pillés par quelques vautours qui tournaient en souriant autour de la vieille dame. Les derniers proches font ce qu'elle avait demandé : elle est enterrée à Lausanne dans une tombe qu'elle a elle-même dessinée – pas de pierre au-dessus, "au cas où je voudrais ressortir".

CAPITAINE D'INDUSTRIE SANS NAVIRE

Le testament qu'on ouvre tient en quelques lignes. Daté du 11 octobre 1965, il désigne comme héritière unique la Fondation COGA. Mi-Coco, mi-Gabrielle. Tout était prêt. En 1962, elle avait demandé à son avocat, René de Chambrun, de monter cette fondation, dont le but était d'accomplir les désirs de Mademoiselle : servir une rente à un certain nombre de personnes – famille, employés, amis –, soutenir de jeunes artistes et aider des malades. "De cette façon, tu ne seras pas ennuyée et sollicitée après ma mort, tout sera réglé", a-t-elle glissé alors à sa nièce, Gabrielle Palasse-Labrunie, en lui précisant de faire ce qu'il faudrait le moment venu pour sa cuisinière, son maître d'hôtel, son comptable son chauffeur et ses femmes de chambre. Et tout fut réglé.

Le siège de la fondation se trouvait à Vaduz, la capitale du Liechtenstein, un paradis où la fortune ne connaît pas l'impôt. Pour le reste, elle était un capitaine d'industrie sans navire, Chanel ne lui appartenait pas et n'avait rien à faire sur le testament. C'était depuis toujours la propriété de Pierre et Paul Wertheimer, bâtisseurs d'un empire commercial qui avait prospéré jusqu'aux Etats-Unis.

Déjà sur le marché cosmétique avec leur marque Bourjois, ils avaient aidé Coco Chanel dans les années 1920 à lancer son parfum No 5 et ils ne l'avaient pas regretté. Pierre Wertheimer était la force de frappe, elle était l'inventeuse. Ils avaient un accord, qui connut des hauts et des très bas, au gré des humeurs et des soubresauts du siècle, mais qui tint jusqu'au bout : les Wertheimer et leurs associés détenaient 90 % de l'entreprise Chanel, Coco 10 %, son fastueux train de vie étant à l'entière charge des premiers.

Si elle rédige son testament en 1965, c'est que Pierre Wertheimer vient de mourir. Il laisse Chanel à son fils. L'allié des débuts s'en va, Coco se prépare également au départ.

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Lorsqu'il devient l'avocat parisien de Mademoiselle Chanel, un an plus tard, en 1966, Robert Badinter ne s'occupe donc ni de la structure de l'entreprise ni de la fortune de sa cliente, qui a pour cela de prestigieux conseils en Suisse. Il la représente pour des détails, des contrats avec ses différentes licences, ou bien il plaide le droit de la personne lorsqu'elle est attaquée. Il lui en reste aujourd'hui le souvenir de déjeuners le samedi midi, rue Cambon. Il l'écoute mépriser le présent et sublimer ses souvenirs : "Elle voulait un spectateur attentif. Je l'étais : elle me fascinait, me basculait dans le passé." Tout le reste est en ordre et à l'abri du fisc depuis un moment.

Le testament ouvert le confirme. Il désigne comme exécuteurs testamentaires Me Gutstein, avocat à Zurich, ainsi que l'Union de banques suisses. La presse évalue alors la fortune de Coco Chanel à 15 millions de dollars, soit à l'époque environ 75 millions de francs.

Ces chiffres sont invérifiables. D'autres ont circulé, revus à la hausse. Quelque part entre le Liechtenstein et la Suisse, la fortune de Mademoiselle Chanel est comme son influence : incalculable.

SPECTACLE D'UNE ARISTOCRATE ACARIÂTRE

Dans les jours qui suivent sa mort, on ferme son appartement du 31, rue Cambon, siège et boutique de Chanel. Elle dormait au Ritz mais vivait et recevait là, au deuxième étage, entre l'atelier au troisième et les salons d'essayage au premier. On range la clé avec la certitude qu'elle serait venue travailler le lundi si elle n'était pas morte le dimanche, on aurait alors comme chaque matin vaporisé du No 5 dans le célèbre escalier aux miroirs fragmentés, dès que le portier du palace aurait appelé pour prévenir qu'elle arrivait. Elle voulait que ça sente bon son emblème. Elle était possédée par sa légende. On range la clé en se demandant si la légende vivra.

Dehors, alors, tout va si vite. Le tailleur Chanel habille les grandes dames et les grandes occasions. Nul n'a oublié le sang de John Kennedy sur le lainage bouclette rose, double boutonnière et col bleu marine de sa femme Jackie, à Dallas. Nul n'aurait imaginé autrement qu'en Chanel Simone Veil, qui allait bientôt offrir à la société française ses grandes réformes en faveur des femmes.

Mais les temps changent, les vents tournent et démodent tout sur leur passage. Gabrielle Chanel le sentait. Dans ses dernières années, elle donnait le spectacle d'une aristocrate acariâtre, elle détestait les révoltes. "Vous trouvez ça bien, la grève sur le tas ? Sur le tas, c'est comme ça qu'ils disent. C'est dégoûtant", dit-elle à Edmonde Charles-Roux qui lui rendait visite au printemps 1968. Elle détestait la jeunesse qui débordait comme un fleuve sort de son lit, ses cuisses apparentes pour cause de minijupe ou ses blue jeans qui allaient devenir la seconde peau de la planète. A Jacques Chazot, venu l'interviewer pour l'émission "Dim dam dom", en 1969, elle fit un grand numéro : "Vous pensez que les femmes auront l'air plus jeunes si elles montrent leurs genoux et leurs cuisses ? Je trouve ça indécent. Je déteste." Et elle ajouta, debout, nerveuse, dans cet appartement bientôt fermé : "Les femmes qui portent la culotte, ça me dégoûte ! Je crois à leur faiblesse, pas à leur force. Elles ne sont pas heureuses dans une époque comme celle-ci parce qu'on ne les aime pas. Et une femme qui n'est pas aimée est une femme nulle !"

Coco Chanel se repose assise sur les marches d'un escalier de sa maison de couture, le 30 janvier 1969 à Paris.

C'était surtout le cri d'une trop longue solitude. Mais c'était le comble du démodé, un crachat sur l'air du temps, d'impossibles mots dans la bouche de celle qui avait mis les femmes en pantalon cinquante ans plus tôt et les avait autorisées enfin à courir. Coco Chanel avait à elle seule balayé des siècles de style, congédié falbalas et corset. Partant de son corps menu et sans poitrine, elle avait imaginé et drapé le féminin autrement que comme un appât, elle avait libéré les bras, les jambes, la taille, les seins, la nuque, la tête des femmes, mais comme tout inventeur elle était dépassée par ce qu'elle avait lancé. Elle le sentait. La mort allait frapper deux fois, elle et son style d'aristo libérée – dans quel ordre, elle ne le savait pas encore. Alors, qui tendait un micro recevait son venin contre ce présent qui la chassait.

Aussitôt l'émission diffusée, la France réactionnaire écrivit en masse pour soutenir les propos de Mademoiselle Chanel. L'entreprise, probablement déjà préoccupée par l'au-delà, acheta à Jacques Chazot la pleine et totale propriété du film. La vieille Coco crachant sur le féminisme est introuvable à l'Institut national de l'audiovisuel. La société Chanel s'est arrangée pour qu'elle soit invisible.

TORRENTIELLE, DÉMESURÉE, INCREVABLE

Quarante et un ans ont passé depuis sa mort, son appartement est tel quel, dans son jus. Et la clé rangée dans le bureau d'à côté. Régulièrement on y refait la peinture et la moquette, mais rien n'a bougé. Il se visite si l'on est bonne cliente ou journaliste. Qu'y voit-on ? Des objets à foison qui témoignent de ses amours, de ses souvenirs, de ses superstitions et de ses obsessions ; rien de signé, pas de toiles de maîtres, à part un petit épi de blé sur fond noir peint par Dali, car l'amie des grands artistes ne les collectionnait pas : elle avait son monde, ses codes, sa propre légende à bâtir. Lustres et miroirs sont truffés de C comme Coco et de G comme Gabrielle – un blason, aurait dit l'aristocratie de naguère ; un logo, dit-on maintenant. Elle semblait faite pour les deux époques. Elle avait prévenu qu'elle ne se laisserait pas facilement enterrer : "Je ferai une très mauvaise morte." Coco, es-tu là ?

Une jeune femme de la Direction du patrimoine vous promène dans ce trois-pièces aux murs recouverts de paravents chinois de Coromandel comme aux sources d'un monde. A la suivre au fil des pièces et des objets, le futile devient mystère, la marque un mythe, le luxe une œuvre. Ce miroir dans l'entrée en forme d'émeraude, dit-elle, n'annonce-t-il pas le bouchon du No 5 et le cadran de la première montre Chanel ? Les coussins matelassés sur le canapé ne préfigurent-ils pas le 2.55, célèbre petit sac rectangle avec une bandoulière en chaîne ? Ces boîtes d'or recouvertes d'argent offertes par son amant, le duc de Westminster, n'est-ce pas ça, le luxe sans ostentation, comme porter du cachemire qu'on ne distingue pas de la laine ? Cette cage à oiseau miniature, posée à gauche du canapé, ne vous rappelle-t-elle pas Vanessa Paradis, égérie de la marque filmée par Jean-Paul Goude ? Le réalisateur est venu là chercher l'inspiration. "L'appartement permet à tous les créateurs de la maison de se ressourcer ; c'est une façon de ne jamais l'oublier, de la sentir et de la voir. Elle était tellement en avance sur son temps qu'elle reste très actuelle", explique Bruno Pavlovski, président des activités mode de la marque Chanel. La maison est donc officiellement hantée. Chanel a eu plus de chance que Dior et son timide Christian : sa fondatrice était torrentielle, démesurée, increvable, parfaite pour le rôle du fantôme.

Vidéo défilé Chanel :

Le défilé de couture du 2 juillet faisait la part belle au tissu de Mademoiselle Chanel, Karl Lagerfeld jouait encore et encore avec le tweed et les tailleurs, devant une foule en pâmoison installée sous la nef du Grand Palais, sur des fauteuils de rotin blanc. Il y avait là quelque chose de délicieusement suranné, un présent qui court après un passé magistral, la vieille Europe chérissant Coco comme sa propre jeunesse. C'est qu'en Asie, terre des nouveaux riches et grosse réserve à clients, on achète du Chanel sans savoir que c'était le nom d'une dame – mais la marque s'emploie là-bas à la faire connaître. Rue Cambon, on a rouvert l'appartement, Karl Lagerfeld y a tourné un court-métrage en noir et blanc où la vieille Coco, pleine d'aigreur, s'étend dans son salon et se met à rêver d'un départ pour la Chine. On la voit qui débarque en songe dans le Pékin des années 1960, propose à deux splendides mannequins grimés en prolétaires sa veste plutôt que celle de Mao. La vieille Coco sous son chapeau a tout de l'ange publicitaire.

Le tournage du court-métrage dans les appartements de Coco Chanel, rue Cambon :

L'an dernier, la maison Chanel et le Musée d'art contemporain de Shanghaï avaient organisé l'exposition "Culture Chanel". Peintures, manuscrits, photos, partitions égrenaient les amitiés de Coco avec Stravinsky, Dali, Picasso, Cocteau... Et pendant qu'on parle du mythe, on ne parle pas business.

Que de discrétion autour des résultats ! Législation oblige, Chanel SA, filiale française du groupe basée à Neuilly, dépose ses chiffres au tribunal de commerce : c'était 1 milliard de francs en 1985, c'est plus de 2 milliards d'euros en 2011. Mais c'est sans compter Chanel Inc., aux Etats-Unis, ou Chanel KK au Japon, 180 boutiques dans le monde et entre huit et dix qui s'ouvrent par an. Sur cet empire règnent toujours les Wertheimer. Il y eut bien du flottement les dix années qui suivirent la mort de Coco Chanel. "C'était la Belle au bois dormant quand je suis arrivé. Le comble de la ringardise, Chanel ! Wertheimer m'a dit : "Tel que c'est, ça ne m'amuse pas. Si vous arrivez à en faire quelque chose, tant mieux. Sinon, je la vends"", raconte Karl Lagerfeld, entré dans la maison en 1983, qui ne déteste pas l'idée d'avoir réanimé la reine. Il a su se réapproprier les codes de Mademoiselle sans jamais trahir les lignes et les fondamentaux. Ensuite, les parfums, les accessoires, les années 1980 et 1990, celles du fric et du luxe, ont fait le reste, et l'ampleur du chiffre d'affaires. Les petits-fils de Pierre Wertheimer figurent aujourd'hui parmi les Français les plus riches ; l'un vit à New York et l'autre à Genève ; ils ne sacrifient en rien à l'exhibitionnisme de leur époque : aucune cotation en Bourse pour Chanel, affaire strictement familiale, aucune interview, pas de villa, de divorce ou de vacances tape-à-l'oeil ; ils se coulent dans le moule secret des aïeux, ne se montrent qu'aux champs de course sous un chapeau d'un autre siècle. Leur fortune est évaluée à 5,6 milliards d'euros, elle sent fort le No 5. Coco Chanel, l'incalculable héritage.

TOUT CE QU'ELLE CACHAIT LA GRANDIT

Elle voulait léguer sa vie, aussi, ou plutôt sa légende. A ses amis écrivains, elle passait commande. A Paul Morand, Joseph Kessel, Louise de Vilmorin et d'autres, elle disait : "J'aimerais bien qu'on écrive un long article sur moi. Je donnerais les grandes lignes et vous pourriez broder." Un long article voulait dire un livre. Un livre qui ne soit pas son histoire, elle avait peur de son histoire, mais qui soit conforme à ce qu'elle voulait laisser d'elle. Elle ne l'a jamais lu. Aucun n'a pu satisfaire sa mythomanie. A Louise de Vilmorin, qui avait cédé à sa demande, elle n'avait fourni que de fausses confidences, et l'une et l'autre se lassèrent du projet. A Paul Morand, elle parla longuement durant l'hiver 1946 ; l'écrivain ami l'écoutait, prenait des notes et puis n'y pensait plus. Michel Déon lui remit 300 pages, elle n'aima pas, il les brûla comme promis. Sa légende ne passait pas le barrage de l'écriture. Elle suintait le mensonge.

Trois ans après sa mort sort un livre magnifique qu'elle aurait détesté. L'Irrégulière, ou mon itinéraire Coco Chanel (Grasset, 1974) d'Edmonde Charles-Roux. Six ans que la journaliste et écrivaine y travaillait en secret. A elle aussi, Chanel avait demandé. Elles n'étaient pas intimes, mais Edmonde Charles-Roux, journaliste à Elle, Paris Match, Vogue, la côtoyait régulièrement. "Ça va t'arriver, elle va te demander. On y est tous passés", l'avait prévenue Louise de Vilmorin. Chanel réclama. Edmonde Charles-Roux refusa en mentant pour ne pas blesser : "C'est trop difficile pour moi, je n'y arriverai pas." Mais elle enquêtait, à l'insu de Coco Chanel, persuadée qu'on ne pouvait rien écrire de son vivant. "J'étais convaincue qu'à la minute ou elle le saurait elle le ferait interdire." Que cachait-elle ?

Une blessure profonde qu'elle avait changée en honte, une enfance misérable et itinérante chez les camelots cévenols, une mère qui meurt en crachant le sang devant ses enfants, un père qui les abandonne au couvent sans plus jamais revenir. Cela, Coco Chanel, gamine rescapée que l'orgueil, les charmes et surtout le génie avaient hissée dans l'aristocratie, ne voulait pas qu'on le sache et encore moins qu'on l'écrive. Tout ça faisait d'elle une parvenue chez les aristos, une "irrégulière" qu'on n'épouse pas. L'évocation du passé faisait passer dans ses yeux un avis de tempête et dans sa bouche beaucoup de mensonges. Au volant de sa 2 CV – "C'est pas chic, une 2 CV", disait Chanel –, Edmonde Charles-Roux partit au cœur du Massif central consulter les registres des églises, des mairies et de l'Assistance publique. Elle reconstitua l'enfance. Elle trouva le couvent d'Aubazine, lieu de l'abandon, dont jamais Chanel n'avait articulé le nom.

Tout ce qu'elle cachait la grandit et l'éclaire. Elle a bâti sa vie comme une froide vengeance sur l'enfance, la misère et l'abandon. "Je veux être de ce qui va arriver. J'irai pour cela où il faudra. Je suis prête à crever sous moi des sociétés entières comme on crève un cheval." Voilà l'une des confidences qu'on découvre après sa mort. Car l'éditeur de Paul Morand le presse de dactylographier les notes qu'il avait vaguement prises trente ans plus tôt. Et le livre sort deux ans après celui d'Edmonde Charles-Roux. La littérature fait son travail. C'est l'autre postérité de Chanel. La trace que laisse une vie, en plus du tweed ou de la petite robe noire.

Edmonde Charles-Roux a des photos de Gabrielle Chanel dans sa maison du Sud, elle les a posées à côté de celle de son ami Orson Welles. Elle n'était pas une intime, elle lui disait vous, ou mademoiselle. Mais Chanel l'a habitée et tiraillée bien au-delà des six années qu'a nécessitées son livre. Elle l'a regardée en femme du même siècle qui savait ce qu'il en coûtait de devenir libre en ce temps-là, de devenir riche quand on était née pauvre. Mais elle l'a regardée en résistante, aussi, ambulancière des armées de la Libération quand Coco Chanel se vautrait avec l'ennemi. "Sans Churchill, elle était tondue", dit abruptement Edmonde Charles-Roux, menue et toujours féroce à 92 ans. Gabrielle Chanel est arrêtée au Ritz en septembre 1944 sur ordre du comité d'épuration. Elle en ressort libre. L'ami Churchill a été appelé à la rescousse.

Chanel tondue... Son nom ne claquerait pas aujourd'hui sur les avenues luxueuses d'un monde en adoration devant les marques. Mais s'il n'y a ni grande rue ni place Coco-Chanel dans les villes de France qui ont jalonné son parcours, s'il n'y eut pas de Légion d'honneur décernée à Coco Chanel, c'est à cause de la guerre : Vichy, où elle avait ses entrées grâce à son avocat, René de Chambrun, gendre de Laval ; le Ritz, où elle s'installa, chambres 227-228, palace pourtant réservé aux gradés et aux personnalités du Reich ; l'amour, qui la surprit à 57 ans – le baron Hans Günther von Dincklage, agent du renseignement allemand, en avait, lui, 44 ; sa signature au bas d'une lettre du 5 mai 1941 où elle demande, au nom de l'aryanisation des biens, à pouvoir récupérer la société Parfum Chanel, encore aux mains des juifs Wertheimer réfugiés aux Etats-Unis.

Après guerre, elle se mit au vert pendant dix ans en Suisse. En 1953, elle rouvrait la boutique de la rue Cambon. Pierre Wertheimer était heureux de renouer l'alliance magique. "Il a repris le tricot avec des airs de papa gâteau et il a refinancé", soupire Edmonde Charles-Roux. Celle-ci n'en finira jamais de tergiverser. C'est, autour de Coco, le jeu sans fin de l'attraction et de la répulsion, la blessure de la guerre qui se rouvre sans cesse. Le ressentiment monte, "peut-être même qu'elle a rencontré Hitler ", et puis la biographe se radoucit, revient à Chanel dans son ensemble, qui a traversé la guerre comme elle était : revenue de tout depuis l'enfance, égocentrique, sans empathie, cramponnée au sommet où elle s'était hissée et à ceux qu'elle aimait. "A personne d'autre qu'elle, je n'aurais pardonné ce qui s'est passé", lâche finalement Edmonde Charles-Roux.

"IL Y A LE MEILLEUR ET LE PIRE CHEZ ELLE"

La vie de Chanel fait résonner jusqu'à la nausée toute la collaboration française, les grands dîners des artistes et des nantis avec l'ennemi, tandis qu'on rafle quelques rues plus loin. Elle laisse une tache sur un mythe. Charge aux biographes et au temps qui passe de savoir si c'est indélébile. Hal Vaughan a 84 ans, il est américain, vétéran de la seconde guerre mondiale, ancien journaliste et fou d'espionnage. Il a publié l'an dernier Sleeping With the Enemy ("Coucher avec l'ennemi"). Son livre est une charge violente à coups de documents d'époque, présentation de l'amant comme proche d'Hitler, immatriculation de Coco par l'Abwehr, voyages à Berlin et connivence à tous les étages de la maison nazie. Du vitriol. La traduction de son livre sort en France le 3 octobre. Tirage prévu : entre 12 000 et 20 000 exemplaires. Après le refus par un grand journal d'en parler, Albin Michel anticipe déjà les difficultés du côté de la presse, qui vit de la pub et sur laquelle l'industrie du luxe a un gros moyen de pression. Chez Chanel, on se défend d'intervenir, on prend l'air un peu blasé de qui voit passer la soixantième biographie. "Il y a le meilleur et le pire chez elle, à la fin de la journée ça reste une femme très mystérieuse", explique Bruno Pavlovski.

La petite-nièce, Gabrielle Palasse-Labrunie, seule descendante directe de Coco Chanel, a adressé un courrier à l'éditeur français. Elle revient sur les entretiens qu'elle a accordés à l'auteur, n'autorise plus la parution des photos de son enfance et menace d'un procès. Son père est un élément central de l'histoire. Car si Coco Chanel pousse les portes allemandes au début de la guerre, c'est d'abord pour obtenir la libération de son neveu Gabriel Palasse, fait prisonnier sur le front en 1940 et emmené dans un stalag. Elle l'a élevé à la mort de sa soeur Julia, il avait 6 ans, il est entré dans sa vie comme l'enfant qu'elle n'aurait jamais ; elle l'a tant choyé et a mis tant d'énergie, jusqu'à aller à Berlin, pour le faire libérer qu'à force on murmura qu'il était son fils, et elle une fille mère qui ne pouvait l'avouer.

La petite-nièce ne veut plus parler. Elle a raconté sa tante à hauteur d'enfant dans un livre publié l'an dernier avec la biographe Isabelle Fiemeyer, et a elle déclaré dans Paris Match qu'elle n'avait jamais osé demander à Gabrielle Chanel si elle était sa grand-mère. Et puis elle a fermé ses portes, fatiguée qu'on fouille le passé.

Mais Lagerfeld lui-même s'est pris au jeu du vrai et du faux. "Je pense que le neveu, c'était son fils. En tout cas je souhaite que ce soit son fils, j'aime l'idée d'une fille mère. Chez Chanel, j'aime la jeune femme qui en a bavé et en a fait baver les autres. J'aime ses débuts de femme entretenue et gourgandine qui refusait de finir en bonne ou en pute de bas étage. Je n'aime pas la vieille dame qui donnait des leçons et qui avait fini par ressembler à une vieille actrice de boulevard." Edmonde Charles-Roux est inflexible : "Non, c'était son neveu. Elle ne pouvait pas avoir d'enfant, ça a pesé sur elle toute sa vie. Si ça avait été son fils, elle l'aurait dit."

Qui croit au fils pardonne plus facilement la guerre. Ainsi va Coco Chanel après la mort. Elle continue d'intriguer, de faire parler et remonter le passé. Toute sa vie, elle a montré un don de survie rare. Sa mort l'a confirmé.

Si elle savait que le couvent qu'elle cachait honteusement est devenu l'une des références de l'entreprise Chanel ! Pas un livre, un exposé où il ne soit question du blanc et du noir des habits des soeurs sévères surveillant l'orpheline qui ont, c'est sûr, inspiré le tailleur emblématique des dames chics.

Si elle entendait ceux qui ont fait d'elle un film... Jan Kounen (réalisateur de Coco Chanel et Igor Stravinksy) : "Pour moi, c'était une femme d'aujourd'hui téléportée le siècle dernier. Une femme seule, indépendante financièrement, mécène et PDG." Anne Fontaine (réalisatrice de Coco avant Chanel) : "J'ai voulu conter les prémisses de Coco, c'est fascinant de voir comment cette icône de la femme française s'est fabriquée à son insu, par nécessité. De voir ce qu'elle a compris de l'indépendance des femmes. C'est une pré-féministe."

Si elle entendait comme parle son héritier Lagerfeld qui a, autant qu'elle, la langue bien pendue : "La vérité ne nous regarde pas. Une légende, c'est une légende. Je préfère mon imagination à des détails historiques. Elle ne gagnait pas à être connue. Elle n'était pas politiquement correcte, ça nous évite la lèche. L'hommage. Le respect, ça tue. Ce qui compte, ce n'est pas la réalité, c'est l'idée qu'on se fait des choses et des gens. Pour moi, Chanel, c'est une idée, et cette idée, je la développe. Brune. Nerveuse. Méchante. Pas une victime. J'aime les femmes qui font chier les hommes. Jamais de ma vie je n'ai vu une embobineuse pareille."

La désenchantée qui rêvait qu'on l'épouse détesterait probablement. Mais son histoire ne lui appartient plus. Malraux avait prédit que, du XXe siècle en France, il resterait trois noms : de Gaulle, Picasso et Chanel.

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