En 2020, des groupes religieux promettent encore de "guérir" l'homosexualité, ou de "trouver la voie" de l'hétérosexualité, par des "consultations", discussions de groupe, retraites religieuses, voire, exorcismes. On les appelle "thérapies de conversion", "homothérapies" ou encore, mouvements ex-gays. 

En novembre dernier, Jean-Loup Adénor, journaliste à FranceInfo, et Timothée de Rauglaudre, journaliste indépendant, ont publié Dieu est amour (Flammarion), un livre-enquête dense et effarant sur ces groupes méconnus et dangereux, qui sévissent également en France en toute discrétion. 

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Des thérapies de conversion nées aux Etats-Unis 

Développés massivement aux États-Unis dans les années 70, juste après la libération des moeurs liées à la révolution sexuelle d'après-guerre, les homothérapies, puisées surtout dans le mouvement évangélique, promettent de "guérir" les homosexuels, ou les enjoignent à l'abstinence, en fonction de leur branche. Andrew Comiskey, fondateur de Desert Streams/Living Waters, mouvement évangélique de thérapie de conversion très puissant, en est l'une des figures. Âgé de 61 ans, marié à une femme, il affirme combattre au jour le jour ses "pulsions homosexuelles".

Aux États-Unis, on estime qu'au moins 600.000 personnes LGBT+ ont déjà été confrontées à une thérapie de conversion, avec des conséquences parfois dramatiques, allant jusqu'au suicide. L'un des derniers recensés remonte à décembre 2019. Alana Chen, 24 ans, s'est pendue à un arbre, à Boulder (Colorado), laissant un mot derrière elle, rapporte le Daily Camera ce 9 janvier 2020.

La jeune femme s'était récemment confiée au Denver Post à propos du stress post-traumatique et de la sévère dépression dont elle souffrait après avoir été amenée à suivre une thérapie de conversion par un prêtre, auquel elle avait dit qu'elle était lesbienne, à l'âge de 14 ans.

En France, des homothérapies qui ne disent pas leur nom

Outre-Atlantique, le phénomène est connu, combattu depuis longtemps, mais leur interdiction ne se fait pas encore au niveau fédéral. En Allemagne, leur interdiction a été votée en décembre dernier, mais seulement auprès des mineurs et adultes "ayant une capacité décisionnelle réduite".

En France, deux députés, Laurence Vanceunebrock-Mialon (LREM) et Bastien Lachaud (France Insoumise), espèrent une interdiction en 2020. Certains responsables de ces mouvements ont déjà été auditionnés par les parlementaires. 

Pendant deux ans, les journalistes Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre ont enquêté sur les déclinaisons françaises de ces mouvements, notamment Torrents de vie, qui découle de Living Waters, et Courage, implantés à Paris, et en province, en toute discrétion. Ils ont en commun une approche psychologisante de l'homosexualité, qui serait une "déviance" de l'hétérosexualité, et qui "s'expliquerait" par des traumatismes personnels, ou familiaux. 

L'homosexualité vue comme déviance de l'hétérosexualité

Torrents de vie propose notamment des camps de conversion où chacun est poussé à se confesser devant les autres, et se repentir, l'homosexualité étant, en filigrane, présentée comme un péché. Chez Courage, il s'agit plutôt de pousser les fidèles homosexuels vers la chasteté, présentée comme un chemin de martyr. Avec, à la clé, cette injonction à contrôler des "pulsions" jugées anormales.

Jean-Loup Adénor s'est fait passer auprès de ces différents groupes pour un jeune homosexuel croyant plein de culpabilité. Son infiltration, également visible dans le documentaire d'Arte Homothérapies : conversion forcée, lui a permis de mettre à jour leur rhétorique culpabilisante et mystique, qui attire les personnes les plus fragiles. Il alerte sur ces groupes tout sauf mineurs. Entretien.

Marie Claire : Votre livre part d'un constat : on pense qu'en France, les thérapies de conversion, ou homothérapies, n'existent pas. Pourquoi ?

Jean-Loup Adénor : C'est une bonne question. Parce que la pratique de la guérison miraculeuse est un phénomène évangélique qu'on imagine mal dans un contexte français. On a une image anticléricale, et la loi sur la laïcité fait que le phénomène religieux est un peu méprisé, déconsidéré, en France. C'est une erreur, preuve en est avec la Manif pour tous en 2012. qui a montré que ces groupes existent, qu'ils sont influents.

[...] Dans l'opinion, ils ne sont pas très nombreux, mais ils ont un fort pouvoir de mobilisation. Je pense que dans notre pays, on se dit que ce n'est pas si grave, et que les gens qui suivent ces "thérapies" sont volontaires. Dans les groupes que j'ai infiltrés, je n'ai pas vu d'ados ou jeunes ados qui y vont de manière contrainte, contrairement aux États-Unis, qui ont 20-30 ans d'avance sur ce pour reconnaître et analyser ce phénomène. Là-bas, c'est très connu. En France, non seulement ça existe, mais ça se développe sous les radars. Mais chez les pouvoirs publics, la prise de conscience a commencé avant même la sortie du livre.

Comment le mouvement ex-gay s'est-il adapté au contexte français, au point de passer incognito ?

L'apport de notre enquête, c'est de montrer comment ces réseaux américains se sont implantés en France, et que ces communautés sont en plein développement. En France, contrairement aux États-Unis, ces groupes marchent sur des oeufs. En anglais, le livre d'Andrew Comiskey est titré Comment Jésus guérit les homosexuels, alors qu'en France, on l'a traduit par Vers une sexualité réconciliée.

Toute la perversité de cela, c'est qu'ils ont été obligés de s'adapter au contexte français. Torrents de Vie et Courage ont eu des problèmes avec des associations, ils ont donc lissé leur image, ils l'ont gommée. Leur vocabulaire s'adapte. Ils parlent de "déviance", de "souffrance", de "restauration" et pas de "guérison". 

Vous avez infiltré des thérapies de conversion françaises. Qu'est-ce qui vous a le plus choqué dans les propos tenus ? 

Beaucoup de choses. J'étais préparé à l'aspect homophobe de leur discours, qui ne correspond pas à ce qu'on entend d'habitude sur la sexualité. La première chose qui m'a interloqué est leur pratique très forte de la religion. Même si je suis athée, je sais ce qu'est une messe. Mais je n'avais jamais vu ce genre de louanges extrêmement fortes, ce culte évangélique très particulier.

Ils trouvent un sens dans le fait de se battre contre eux-mêmes toute leur vie.

Chez Courage, ce qui m'a beaucoup marqué c'est le martyr de la chasteté, cette souffrance exaltée et méritante. Ils trouvent un sens dans le fait de se battre contre eux-mêmes toute leur vie. La grosse différence entre Courage et Torrents De Vie, c'est que quand je sors de chez Courage, pour rien au monde je ne les envie. Je trouve que c'est triste, pas réconfortant. Je vois des gens seuls, brisés, ils sont quinquagénaires, ils mènent des vies très solitaires.

Chez Torrents De Vie, c'est complètement différent, il y a une tradition d'accueil. Quand j'arrive le premier jour, c'est la colo. J'ai dit à Tim [Timothée de Rauglaudre, le co-auteur de l'enquête, ndr] qu'on s'était trompé.

Deux jours plus tard, j'ai compris qu'on était au bon endroit, lors de la prière contre les fausses idoles. C'est le moment où j'ai été le plus touché. Une femme nous dit alors que le démon est très doué pour s'infiltrer dans nos blessures. Elle fait donc un rapprochement très clair entre homosexualité et démon. Je vois tous ces gens avec qui j'ai déjeuné, fumé, et personne ne bronche ! Elle nous fait réciter cette prière délirante : "J'ai plié le genou devant le faux dieu", et je me dis : "Mais c'est pas possible !". Là, tout le côté "colonie de vacances" s'effondre. 

Pour n'importe quelle personne rationnelle et raisonnable, croyante ou pas, c'est très brutal d'entendre ça. Je n'ai pas réussi à garder mon rôle jusqu'au bout, je suis sorti avant la fin de la prière. Là, ce qui est brutal, c'est que la condamnation est spirituelle. 

Les participants gay sont responsabilisés, comme si le fait d'être homosexuel(le) ne tenait qu'à leur volonté. Comment leur font-ils croire cela ?

Ce qui est très efficace dans ces groupes, c'est qu'on répète aux gens que c'est normal qu'ils se sentent mal, parce que quand tu es homosexuel, tu sens bien que "ce n'est pas normal", "qu'il y a un problème". L'homophobie sociale subie et intériorisée par les LGBT est retournée contre eux. "Dire ça à quelqu'un qui se construit revient à le bousiller.

Ces groupes cherchent des "sources" à l'homosexualité, notamment dans les liens familiaux. Ils essaient d'expliquer et rationaliser l'homosexualité en différentes sortes : l'homosexualité pulsionnelle, qui viendrait d'une exposition à la pornographie, transitionnelle, qui serait liée à une "phase" adolescente, ou structurelle, d'accoutumance, qui serait la plus difficile à "combattre". Ce sont des arguments psychologiques qui donnent l'apparence de la raison. C'est très piégeur. 

Ces théories se comprennent par la racine : toute personne est hétérosexuelle, et si tu es homosexuel ou autre, c'est qu'à un moment, il y a eu une cassure, et tu t'es éloigné du chemin de Dieu. Elles servent à expliquer comment on peut s'éloigner de l'hétérosexualité, qui serait naturelle. Cela nie le fait que des gens se sont toujours sentis homosexuels. On cherche à quel moment ça a "dévié". L'idée, c'est de se servir du fait que ces personnes se sentent mal, et leur dire : "Si vous travaillez sur votre sexualité, si vous travaillez à vivre selon les enseignements du Christ, vous vous sentirez mieux."

Quels sont les risques pour les personnes fréquentant ces thérapies de conversion en France ?

Tous ces gens parlent de choses qu'ils ne comprennent pas et ne connaissent pas. On décèle deux dangers. D'abord dans la promesse d'une restauration divine. Le fait de ne pas y arriver crée une frustration énorme, et donc la personne pense que le problème ne peut venir que d'elle.

Le deuxième danger concerne le contexte français, et à quel point ces groupes, notamment Torrents de Vie, manipulent des choses qu'ils ne comprennent pas. Pendant une semaine, ils doivent subir trois groupes de parole par jour pour parler de leur enfance, leur famille, d'abus sexuels, d'abandons, de choses vraiment brûlantes. On ne leur donne aucune autre réponse que la prière ! Après cette semaine, chacun rentre chez soi, sans suivi psychologique. Imaginez les risques ! D'autant que ces groupes s'adressent à des populations fragiles. 

Face à des personnes hésitantes, ils radicalisent leur discours...

Ce que j'ai vu de plus grave, c'est quand je vais à Courage pour me confesser avec un aumônier, on peut d'ailleurs le voir dans le documentaire d'Arte. Il m'envoie vers une femme vendue comme thérapeute, à l'AFCP [L’Association pour la Formation Chrétienne de la Personne, fondée en 1992, qui intervient sur les questions d'amour et de sexualité, ndr]. Elle défend un conservatisme chrétien à l'ancienne, avec une analyse pathologisante de l'homosexualité.

Si ces groupes ont créé des dommages énormes aux États-Unis, il n'y a pas de raison que ça n'arrive pas en France.

La première fois que je la vois, ça se passe super bien, je parle de moi pour de vrai, je perds un peu pied. Lors du deuxième rendez-vous, on avait convenu avec Tim de pousser un peu l'expérience. Je lui dis que ça ne va pas, que j'ai des idées noires et qu'il faudrait peut-être que j'accepte le fait d'être homosexuel, parce que je n'en peux plus. Elle me répond : "C'est extrêmement violent, un rapport homosexuel !" À ce moment-là, elle a en face d'elle un homme censé être très fragile et perdu, et la seule chose qu'elle trouve à faire, c'est me faire peur parce qu'elle ne veut pas que je passe à l'acte. C'est criminel !

À mon tout petit niveau, même en étant préparé, c'était très difficile à entendre. Comment aurait réagi quelqu'un d'autre ? On ne sort jamais indemne d'un parcours de la honte. Ceux qui arrivent à s'en sortir ont une force de vie incroyable. Ces groupes jouent avec le feu. S'ils ont créé des dommages énormes aux États-Unis, il n'y a pas de raison que ça n'arrive pas en France.

Ces personnes animant des thérapies de conversion croient-elles vraiment à ce qu'elles prêchent ? Pensent-elles avoir de "bonnes" intentions ?

L'enquête a été difficile pour ça, parce que personne ne fait le mal pour faire le mal. Avec Tim, on a eu une grosse discussion pendant longtemps sur les motivations de ces personnes. Je pensais qu'ils étaient de vilains homophobes, mais je me suis rendu compte que c'est beaucoup plus compliqué. Beaucoup y ont cru.

Mili Hawran [missionnaire américaine, ndr], une grande proche d'Andrew Comiskey qui a aidé à créer Torrents de Vie en France en 1995, et Courage en 2015, voit ces homosexuels comme des brebis galeuses. Pour elle, c'est la même démarche que pour les toxicomanes.

Je crois qu'ils sont convaincus que ce qu'ils font peut aider les gens, mais avec du recul, je pense qu'ils sont très fragiles quand on les questionne sur l'efficacité de leur méthode. Ces groupes sont pleins de contradictions. Werner Loertscher [pasteur suisse, créateur de Torrents de vie à Paris, ndr] dit qu'on peut quitter l'homosexualité. Mais quand les parlementaires l'interrogent, il répond qu'il n'y a aucune preuve que ça existe ! 

Vous abordez aussi ces cas d'ex-leaders de mouvements ex-gay, qui ont fait machine-arrière et demandent aujourd'hui leur interdiction.

En 2013, Alan Chambers a dissout Exodus [plus gros réseau de mouvements ex-gays aux États-Unis, ndr], a écrit une lettre ouverte et s'est excusé ! Cette question est hyper difficile à assumer pour les groupes concernés, car c'est la preuve que leur méthode ne marche pas.

C'est l'une des questions qui les embarrasse le plus. J'aimerais beaucoup que les ex ex-gays [surnom donné aux anciens membres des mouvements ex-gay, ndr] viennent en France. Ils sont une parole fatale pour ces groupes. Les thérapies de conversion ne marchent évidemment pas. Personne n'a jamais changé la sexualité de quelqu'un, et surtout pas par la prière. 

Vous faites témoigner Benoît, qui avait été envoyé dans des camps de conversion à l'adolescence, et sa mère. Pourquoi ont-ils accepté de vous parler ? 

On n'a pas eu tellement de difficultés à les faire parler. On cherchait des témoins en France. On a rencontré Benoît plusieurs fois, on a pris le temps. Son témoignage devait être anonyme, mais Benoît avait envie d'assumer tout ça. Il y a vu l'opportunité de dire que ça existe pour de vrai qu'il faut prendre ses responsabilités. Maintenant, il est très engagé dans cette cause. 

Ses parents ont fait un chemin incroyable. Ils sont partis d'une incompréhension totale sur la sexualité, mais Benoît ne voulait pas rompre avec eux. Ils s'aiment énormément, même s'ils ont fait des erreurs. Benoît dit qu'il a réussi à changer ses parents par le témoignage de son bonheur : ses histoires d'amour, et ses peines de coeur. Sa mère s'est rendue compte que l'homosexualité n'est pas qu'une sexualité, et que le parcours de Benoît n'était pas si différent du parcours des hétérosexuels. 

L'enquête a demandé deux ans de travail, ce qui laisse suffisamment de temps pour cogiter. Et faire bouger les choses. Pour ses parents, ça a été un peu le point final de toute cette affaire. Sa mère insiste pour changer le point de vue de l'Église. Et elle a demandé pardon à son fils, ce qui était important.