Rencontre avec les Ayoreo-Totobiegosode, parmi les derniers peuples de chasseurs-cueilleurs amérindiens. Au Nord du Paraguay, ces familles sont en ce moment menacées par le mode de vie des colons occidentaux. Leur territoire ancestral, la forêt d’El Gran Chaco au Paraguay, 2e poumon vert d’Amérique du Sud derrière la forêt amazonienne, est de plus en plus désertique sous le coup de la déforestation des éleveurs bovins. Le peuple indigène Ayoreo-Totobiegosode se bat pour protéger son mode de vie, sa terre et afin de ne pas devenir le prochain peuple indigène écrasé par la production de viande.

La production/consommation de viande industrielle ne fait pas qu’accélérer le changement climatique. Il précipite également l’accaparement des terres et l’expulsion des peuples qui y vivent. Nous voici sur les traces d’un exemple concret, celui d’un peuple indigène déraciné, forcé à rentrer dans « la modernité » selon le prisme occidental. Nous partons à leur rencontre à deux jours de voiture de la capitale, Asunción, sous un climat particulièrement chaud et sec. Nous sommes à la fin du mois d’octobre et les températures avoisinent ici les 45 degrés. Bienvenue au Paraguay, dans la forêt d’El Gran Chaco, le 2e poumon d’Amérique latine.

En bordure de cette forêt, devenue aujourd’hui une oasis perdue dans un désert de déforestation, nous avons la chance de partir à la rencontre du peuple Ayoreo-Totobiegosode. En tout cas, les plus accessibles d’entre eux : quelques familles sorties de la forêt ont accepté de nous recevoir pour partager quelques jours de cette vie dans la peur des bulldozers, des colons et des éleveurs mennonites. Installées au sein de deux petites communautés, éloignées de 50km (Chaidi – 130 personnes et Arocojnadi – 50 personnes), elles veulent faire connaître leur combat : la rétrocession d’une partie de leurs terres ancestrales.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Le déracinement peut se lire sur le visage, comme sur les logos des vvêtements de ces enfants. « Quand nous étions dans la forêt, on vivait de la chasse et de la cueillette. Les hommes partaient chasser et chercher le miel et nous, les femmes, des plantes comestibles qui étaient sur le sol », nous raconte Chamia Chekesoro, une des anciennes du village. « En vivant ici, dans cette communauté, nous pensons toujours à notre vie d’avant, nous mangeons d’une autre manière, tout est différent ici. Si on parvient à récupérer nos terres, ça va apporter beaucoup de joie à la communauté. »

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Depuis 1969, beaucoup d’entre eux ont été forcés de quitter la forêt, mais d’autres évitent toujours tout contact avec le monde extérieur et continuent de vivre comme des nomades à l’intérieur des zones naturelles. À quelques kilomètres de nous, plus loin dans la forêt, à l’instar de cette centaine de peuples indigènes toujours sans contact avec notre monde, un nombre inconnu d’Ayoreo-Totobiegosode tentent donc de perpétuer leur mode de vie, même si les conditions sont de plus en plus pénibles. Avec la destruction de la forêt et le morcellement du territoire, les animaux se font rares ainsi que les ressources, la nourriture vient à manquer. Leur vie – muée en survie – dépend entièrement de la chasse aux cochons sauvages, aux tortures, la récolte du miel, de l’eau et des plantes de la forêt.

Photographies : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

D’autres groupes Totobiegosode sont sortis de la forêt en 1998 et 2004, les invasions répétées de leur territoire par des investisseurs terriens les obligeant à abandonner soudainement leurs maisons et bouleversant leur vie. Parmi eux, nos hôtes de Chaidi et Arocojnadi. Erui Etacori, plus de 90 ans, a passé la majorité de sa vie dans la forêt : « Depuis ma naissance jusqu’à mes 12 ans, grâce à cette vie dans la forêt avec mes parents et mes grands-parents, j’ai appris beaucoup. Je connaissais tous les recoins de la forêt. Quand je suis sorti, j’ai vécu près d’une ville, près des Blancs, avant de venir ici, dans la communauté. Je pense que notre communauté va permettre de faire barrage à la déforestation. Ils peuvent continuer à couper des arbres s’ils veulent, mais loin de nos terres. Nous protégeons la forêt. Le message que je voudrais adresser, c’est de demander l’aide aux autres pays dans notre combat. Parce que ni l’État paraguayen, ni les Mennonites ne nous aident. » Comme un sentiment d’abandon. Les consommateurs occidentaux savent-ils seulement le prix humain de cette industrie qui soutient leur mode de vie ?

Pendant longtemps, cette région a été habitée presque exclusivement par des groupes de chasseurs-cueilleurs nomades. Ce n’est qu’en 1927 que l’État paraguayen a encouragé la colonisation de l’ethnie mennonite qui a réussi à développer l’élevage sur ce sol dénudé. Les peuples autochtones ont été expropriés sans indemnisation, expulsés de leurs terres, puis utilisés comme main-d’œuvre bon marché.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Vera Regehr travaille pour une ONG suisse, « Fondation pour les communautés indiennes du Paraguay », rare soutien aux communautés Ayoreo-Totobiegosode : « Il y a énormément de ségrégation et de mécanisme d’exclusion sociale ici envers les indigènes qui ont rejoint les villes mennonites. Les indigènes sont juste utilisés comme main d’œuvre par les colons, mais pour le reste il y a beaucoup de discriminations ! Par exemple, l’école est très chère pour les personnes extérieures à la communauté mennonite, donc, dans les faits les indigènes sont exclus. C’est pareil pour l’achat de terres, réservé aux membres de la communauté. »

En transformant ces vastes étendues forestières en prairies pour l’élevage bovin et les cultures, le Paraguay s’est spécialisé dans l’exportation de soja (pour l’élevage) et de bœuf. Il est devenu l’un des principaux exportateurs mondiaux, notamment vers l’Europe. David, alias les peuples indigènes, est bien désarmé face à ce Goliath avide de gains et de parts de marché dans le commerce de viande. Porai Picanerai est le leader principal de la communauté Chaidi. Il nous reçoit devant sa maison entourée de pratiquement tous les habitants du village : « Cela fait 28 ans que je me bats pour protéger notre territoire Ayoreo et nous sommes encore en lutte aujourd’hui. Nous protégeons notre terre car nous savons très bien que d’autres Ayoreo vivent encore dans la forêt. Nous voulons protéger leur cadre de vie pour qu’aucun étranger ni aucune machine ne rentrent car la forêt est notre seule richesse. Il y a beaucoup d’aliments à manger dont se nourrissent les Ayoreo qui vivent là-bas, sans contact avec l’extérieur : il y a des tortues, du miel, il faut qu’il reste assez de ressources pour qu’ils puissent vivre de manière nomade. Nous sommes très inquiets car les Blancs ne nous respectent pas, ils continuent de rentrer sur notre territoire sans permission pour prendre notre terre et couper des arbres de valeur. Nous protégeons notre terre pour nous, mais aussi pour les générations futures ! »

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Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Une compagnie brésilienne, Yaguarete Porá, représente certainement la plus grande menace pour eux. L’entreprise possède un domaine de 78 000 hectares au cœur même du territoire Ayoreo, à proximité d’une zone où des Ayoreo isolés ont été aperçus. Leurs bulldozers sont prêts à raser la forêt pour installer de nouvelles têtes de bétail et des cultures d’alimentation animale. Peu à peu ces espaces naturels sont grignotés. Voilà concrètement comment la déforestation se généralise dans ce pays comme tant d’autres, en plus de l’effet destructeur des bovins sur l’atmosphère (production, alimentation, exportation,..) et la pollution des sols.

Vu du ciel, à l’aide d’un drone, nous constatons l’étendue des dégâts, cette forêt est devenue un gruyère morcelé par des hectares de prairies d’élevage. Le Gran Chaco couvrait, à une époque, la moitié occidentale du Paraguay ainsi que de vastes régions du nord de l’Argentine et du sud de la Bolivie. Aujourd’hui, la région connaît un des plus hauts taux de déforestation au monde, « plus de 1000 hectares par jour » nous précise Vera Regehr de la « Fondation pour les communautés indiennes du Paraguay ». Plus de 1400 terrains de football de nature rasés chaque jour ! L’association scientifique “The Earth Observatory” de la NASA confirme qu’ « environ 20%, 142 000 kilomètres carrés, de la forêt de Gran Chaco ont été convertis en terres agricoles ou en pâturages depuis 1985. C’est une étendue de la taille de l’État de New York. » Un cancer qui semble inarrêtable tant le consommateur moyen se soucie guère des conséquences de ses choix tandis que les États se frottent les mains face aux revenus importants que génère le secteur. La crise climatique semble si loin. Les conditions sociales des peuples fracturés ne sont même pas à l’ordre des préoccupations.

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Le Paraguay dans son ensemble connaît le sixième plus grand taux de déforestation au monde et le Chaco en est la principale victime. « En 2013, un rapport de l’Université du Maryland a révélé que la forêt du Chaco paraguayen détenait le taux de déforestation le plus élevé au monde », nous indique Xilonem Clarke de l’ONG Survival International, l’autre grand soutien de la cause Ayoreo. « La majorité du territoire Ayoreo est maintenant aux mains de propriétaires terriens qui emploient des équipes de bûcherons pour abattre les espèces d’arbres les plus précieuses et introduisent le bétail sur la terre défrichée » poursuit Xilonem Clarke de l’ONG Survival International. « La plupart de ces nouveaux propriétaires sont Mennonites, mais une grande partie du territoire Ayoreo a été acquise par de grandes compagnies d’élevage bovin paraguayennes et surtout brésiliennes. Les autochtones revendiquent de récupérer une partie de leur territoire. Sans leur forêt, ils ne peuvent pas survivre ! »

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Aujourd’hui, le peuple Ayoreo-Totobiegosode s’est résigné à réclamer uniquement 550.000 hectares des 2.800.000 hectares de leur territoire ancestral accaparé. Mais comme les autorités ne leur concède que quelques parcelles morcelées, ils se battent pour racheter des titres de propriété sur un noyau de 120.000 hectares, avec l’aide financière de la fondation suisse, acculés à se battre avec les armes de la mondialisation.

Porai Picanerai, et les autres chefs Ayoreo, se sont rendus plusieurs fois dans la capitale, Asunción, puis à Washington, auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme et à Genève, auprès des Nations Unies : « Nous n’avons jamais reçu de soutien du gouvernement. L’État préfère défendre les Mennonites, les Blancs, les riches. Les Blancs qui viennent faire paître leurs troupeaux sur nos terres ne nous respectent pas et tirent un profit économique de leur activité. Et pourtant, ils savent pertinemment que nous sommes là. Pourquoi font-ils cela ? Ils sont millionnaires, nous sommes pauvres et ils profitent de nous… » se fâche Porai, le leader principal de la communauté Chaidi. « Les autorités doivent nous soutenir dans ce combat. Pourquoi notre État nous oublie-t-il ? Pourquoi ne protège-t-il pas les peuples indigènes ? J’en appelle à d’autres pays, qui sont plus fort économiquement, pour nous aider à obtenir d’autres titres de propriété et récupérer nos terres. »

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Aujourd’hui, nous rencontrons des communautés courageuses et combatives, installées dans des conditions proches de celles d’un camp de réfugiés, dans de modestes cabanes de bois balayées par les vents, le sable et la poussière, fragiles refuges contre les fortes chaleurs estivales et le froid hivernal. Si ce mode de vie peut sembler exotique, il est très loin de leurs pratiques ancestrales qu’ils connaissaient sur leurs terres. Les autorités ont bien amené l’eau courante, l’électricité, une antenne pour le wifi et bâti un poste de santé (à peine terminé), mais les Ayoreo restent en « mode survie », bloqués entre deux mondes. Ces hommes et ces femmes tentent de gagner leur vie modestement grâce à la vente d’artisanat et de miel… et, ironie de l’histoire, ils doivent participer aux travaux agricoles dans les « estancias » qui grignotent leur forêt, la seule activité disponible dans les environs. Les conditions de travail sont dures pour gagner quelques indispensables guaranis : 14 euros de salaire quotidien, à peine plus qu’une tranche de viande de bœuf dans le supermarché local (vendu entre 5 et 11 euros/kg).

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

« C’est important que des gens s’intéressent à nous et qu’ils nous aident car les Mennonites ne nous aideront pas, l’État non plus », répète Chamia Chekesoro, une des anciennes du village. « Nous avons besoin d’aide pour notre santé, pour l’achat de médicaments, pour les visites à l’hôpital…  Nous sommes Ayoreo, nous n’avons plus beaucoup de ressources, c’est le message que je veux faire passer. » Porai, le chef de village poursuit : « Nos ancêtres avaient une vie tranquille dans la forêt. Depuis l’arrivée des Blancs et des machines, nous vivons dans la peur. Leurs bulldozers arrachaient de plus en plus d’arbres et risquaient de nous tuer. Nous avons fait confiance aux Blancs qui nous encourageaient à sortir de notre forêt en prétendant qu’il y avait plus de nourriture, plus de sécurité et moins de risques pour la santé en ville. Malheureusement, beaucoup d’entre nous sont morts, les plus anciens surtout, à cause du changement alimentaire et des maladies liées au monde des Blancs. »

Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Aujourd’hui, la menace de notre société sur ces peuples autochtones est quotidienne, manifeste et surtout connue. Aux Mennonites et aux conditions de vie précaires s’ajoutent les contacts forcés par des missionnaires, comme les évangélistes de la mission New Tribes, installés à proximité pour convaincre les Ayoreo du prétendu bonheur qu’offre notre société de consommation et sa religion monothéiste. Car l’accaparement des terres s’accompagne aussi d’une éradication culturelle discrète et peu commentée. Un formatage des cerveaux similaire à ceux observés lors de la découverte des Amériques, les massacres en moins.

Le Paraguay est pourtant riche de cette culture autochtone unique : environ deux pour cent de la population, soit 117 000 personnes et 19 ethnies différentes sont considérées comme « peuples autochtones », chacune ayant ses croyances et pratiques propres. La plupart d’entre elle ont complètement ou en grande partie perdu leur territoire ancestral au cours du siècle dernier. Une catastrophe humaine… dans un silence général.

– Pascale Sury & Mr Mondialisation

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