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"Sensitivity reader" : quand  l'offense passe à l'offensive
Vladimir Pesnya / Sputnik

"Sensitivity reader" : quand l'offense passe à l'offensive

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Samuel Piquet revient sur le nouveau métier de "sensitivity reader". Venu des États-Unis, il est chargé de vérifier si les passages de certains livres ne sont pas "offensants" pour de potentiels lecteurs.

France 24 nous a gratifiés il y a quelques jours sur les réseaux sociaux d’une vidéo pour le moins étonnante. Sous couvert de présenter une personnalité (Patrice William Marks, "lectrice en sensibilité"), le média fait l'apologie de l'épuration fictionnelle. Passons rapidement sur les mots de la lectrice présentant le "sensitivity reader" comme un "relecteur spécialisé en diversité (...) qui repère la présence de stéréotypes ou de représentations biaisées". Après le journalisme neutre, on n'est pas loin de l'invention du roman objectif mais après tout, il serait dommage qu'elle ne croie pas en ce qu'elle fait. Les commentaires du média sont beaucoup plus intéressants. Après avoir expliqué que l' "objectif" de ces relecteurs était de "n'offenser aucun lecteur, aucune communauté et échapper à toute polémique sur les réseaux sociaux", ce qui est déjà un magnifique horizon littéraire et universaliste, France 24 précise : "Même les plus expérimentés peuvent tomber dans le piège". Puis d'évoquer le cas de JK Rowling qui "s'est appropriée la légende amérindienne des "Skin Walkers"" et de conclure "JK Rowling aurait dû faire appel à un sensitivity reader".

Quel dommage que beaucoup de grands auteurs n'aient pu en bénéficier, un Voyage au bout de la nuit non offensant, par exemple, ce serait quand même autre chose ! Ces gens qui prônent sans cesse l'irrévérence, voient dans l'avènement du politiquement correct "le signe d'un changement positif : une plus grande diversité parmi les personnages de roman". Rien de tel, en effet, que l'aseptisation pour garantir la variété créatrice.

Dans ce monde merveilleux où chaque être humain est constamment réduit à ses origines, son sexe ou sa couleur de peau, chacun n'est apte à relire que des romans de sa "communauté". Patrice William Marks relit les romans "avec son regard de femme afro-américaine", mais il y a beaucoup de demandes pour lesquelles elle n'est "pas la relectrice appropriée pour ce sujet", à commencer par les romans où le héros est un homme blanc ?

Une vie autour de soi

Dans un souci de cohérence avec son propos liminaire, la vidéo se termine sur des statistiques qui concernent les livres pour enfants : 28 % desdits livres publiés en 2016 "mettent en scène des personnages de couleur" (apprécions au passage le choix des termes) contre seulement 10 % en 2013 se félicite le média, comme si cette augmentation n'était que le fruit de l'apparition des "lecteurs en sensibilité" qui ne sont apparus que depuis peu et dont on ignorait qu'ils relisaient également les livres pour enfants avant que ceux-ci soient édités.

On pensait qu'en ôtant les contenus offensants, les « sensitivity readers » garantissaient à tous la possibilité de lire les livres. On se trompait. "Les communautés ont besoin d'avoir leurs propres livres", explique Derek Taylor, auteur d'histoires bilingues avec des personnages hispaniques. Dans le futur, lire ne permettra heureusement plus à des petits garçons et des petites filles de s'identifier à des personnages qui seront différents d'eux. C'est ça le progrès. Et comme il ne s'arrête jamais, il n'y a plus qu'à espérer que dans les années à venir, chaque être humain, afin d'être complètement respecté puisse être le propre héros de son livre. Une vie tournée autour de soi jusque dans l'imaginaire, et si c'était ça la vraie liberté ?

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne