C'est un exercice à la fois convenu et périlleux. Prévue par l'article 49-1 de la Constitution, mais pas obligatoire, la déclaration de politique générale d'un premier ministre nouvellement nommé est un rituel fondateur qui engage durablement son auteur. Parce que s'y expose une politique, parce que s'y dévoile une méthode, parce que s'y révèle un style, elle fait partie de ces rendez-vous à hauts risques au cours desquels une personnalité de premier plan prend date pour l'avenir.
Mardi 8 avril, en se livrant à ce grand oral, Manuel Valls aura d'abord pour souci de ne pas répéter les erreurs de certains de ses prédécesseurs. En premier lieu, celle du discours accusatoire. Le 8 avril 1992, Pierre Bérégovoy était tombé dans le piège. Ce jour-là, il avait annoncé vouloir lutter contre « trois fléaux » : le chômage, l'insécurité et la corruption. A ce dernier mot, l'opposition s'était réveillée. « Tapie ! Urba ! Boublil ! Naouri ! », entendit-on fuser sur les bancs de la droite, trop heureuse de renvoyer la gauche à ses propres affaires.
Pierre Bérégovoy n'avait pas supporté. Il avait alors exhibé une feuille : « Comme je suis un premier ministre nouveau et un homme politique précautionneux, j'ai ici une liste de personnalités dont je pourrais éventuellement vous parler ! » L'opposition avait claqué les pupitres. Des députés de droite étaient sortis de l'hémicycle. Le RPR Pierre Mazeaud avait accusé Bérégovoy d'utiliser « une méthode qui rappelle le régime de Vichy ». Même la gauche était embarrassée par la sortie du premier ministre : « Un mauvais effet de séance », avait ainsi commenté le jeune député socialiste François Hollande, alors âgé de 37 ans.
Autre erreur que Manuel Valls doit éviter : celle du discours « catalogue ». Edith Cresson, le 22 mai 1991, comme Jean-Marc Ayrault, le 3 juillet 2012, sont tombés dans ce travers. Cela leur avait coûté. Trop de généralités technocratiques, avait-on dit du discours de Mme Cresson. Pas assez de souffle, avait-on reproché à M. Ayrault qui, dans les mois suivants, avait tenté de corriger cela en développant son projet de « nouveau modèle français ». Mais c'était d'une certaine façon trop tard : le manque de vision de sa déclaration de politique générale le poursuivra durant ses vingt-deux mois à Matignon.
A l'inverse, Manuel Valls sait qu'il doit se méfier des effets de tribune. Il peut lui arriver d'y céder, surtout quand il veut parler à sa gauche, comme ce fut le cas à l'université d'été de La Rochelle, le 24 août 2013, où il prononça contre l'extrême droite un discours plein d'emphase. Ce mardi, face à l'Assemblée nationale, le premier ministre n'a guère intérêt à adopter un tel ton. Les circonstances de sa nomination à Matignon, au lendemain de la défaite cuisante de son camp aux élections municipales, ne s'y prêtent pas. En cela, il est dans une situation radicalement différente d'un Pierre Mauroy qui, le 8 juillet 1981, n'avait pas hésité à convoquer Jaurès et Blum, la Révolution de 1789 et le Front populaire de 1936. Mais c'était après une victoire historique qui rendait acceptable un certain lyrisme.
LE MODÈLE CHABAN-DELMAS
Face aux députés, Manuel Valls peut davantage être tenté de puiser dans d'autres références. Laurent Fabius, d'abord : le 24 juillet 1984, celui-ci avait délibérément choisi le registre de la modernité et de la sobriété. Le ton avait été jugé approprié, dans un contexte économique difficile, celui d'une « rigueur » peu propice aux grandes envolées.
Autre référence, Michel Rocard : le 29 juin 1988, celui-ci avait frappé les esprits en tenant un « discours de proximité » dans lequel il était question des « boîtes aux lettres cassées » et des « ascenseurs en panne ». Dans une France minée par le chômage, où Jean-Marie Le Pen venait de totaliser 14,38 % des voix à l'élection présidentielle, Michel Rocard s'était dit qu'il fallait s'en tenir à du concret. Manuel Valls, qui était son collaborateur à Matignon, a sans doute retenu la leçon.
Dernier modèle : celui de Lionel Jospin. De toutes les déclarations de politique générale prononcées par un premier ministre de gauche, celle du 19 juin 1997 est sans doute celle qui a le plus marqué les esprits par son mélange de précision et de hauteur de vue, le souci du premier ministre de l'époque étant tout à la fois d'exposer une liste de mesures et d'articuler son action autour d'une notion solidement argumentée : celle du « pacte républicain ».
Aucune de ces déclarations de politique générale n'a toutefois laissé un souvenir aussi durable que celle de Jacques Chaban-Delmas, le 16 septembre 1969. Ce jour-là, le premier ministre de Georges Pompidou avait marqué les esprits en se faisant le chantre d'une « nouvelle société ». La gauche avait été impressionnée, mais la droite ne le lui avait pas pardonné.
Manuel Valls, dont les convictions profondes heurtent une partie de son camp, sait qu'il ne doit pas tomber dans ce travers. François Mitterrand l'avait dit à Jacques Chaban-Delmas à propos de son discours sur la « nouvelle société » : « En vous regardant, je ne doutais pas de votre sincérité, mais en regardant votre majorité, je doutais de votre réussite. »
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