Vie et mort d'Eugénie, crétine des Alpes

Antoine de Baecque, spécialiste de l'histoire du crétinisme, raconte l'histoire d'une enfant dont le chant a conquis Paris après la Salpêtrière. Entretien.

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Carte postale représentant une crétine, image traditionnelle du folklore alpin.

Carte postale représentant une crétine, image traditionnelle du folklore alpin.

© DR

Temps de lecture : 7 min

Derrière la fameuse expression « crétin des Alpes », qui fleurit régulièrement la logorrhée du capitaine Haddock, placée entre « moule à gaufres » et « saltimbanque », se cache une pathologie bien réelle : le crétinisme. L'historien Antoine de Baecque, déjà parti à la rencontre de ces dégénérés des alpages dans un essai érudit, Histoire des crétins des Alpes (Vuibert), en 2018, réitère par une version douce le récit romancé de la vie d'un spécimen rare : Eugénie. Moins d'un mètre de haut, quasi muette, 17 dents, oreilles plates, « larynx volumineux, col court saillant, déjeté par un goitre bilobé », la crétine est cueillie dans les Alpes en 1835. Lors d'une mission scientifique dans les vallées du Queyras, près de Briançon, par un aliéniste carriériste, « le bon docteur Falret », lequel entendait grossir sa collection de 113 idiotes à la Salpêtrière, ces « êtres femelles abrutis et défigurés » que sont les crétines. « Bizarrerie de la nature » au corps et à l'esprit guère plus matures que ceux d'une enfant, Eugénie va connaître à Paris le destin d'une bête de foire exhibée au public, tel un Elephant Man au féminin. Une trajectoire à laquelle l'historien, grâce à une injection de fiction, parvient à donner vie.

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Lire aussi La véritable histoire des crétins des Alpes

 Antoine de Baecque, auteur d'« Eugénie », aux éditions Stock.

© JULIEN FALSIMAGNE

Le Point : On vous doit déjà un essai important sur la question des crétins (Histoire des crétins des Alpes, 2018, éditions Vuibert). Qu'apporte ce nouvel ouvrage ?

Antoine de Baecque : L'idée pour moi était de repartir de cette même démarche d'historien, menée dans les archives de la Salpêtrière, dans toutes ces thèses sur le crétinisme, puis, à partir d'un corpus d'archives, de dévier vers un récit littéraire ou un roman. C'est pourquoi, dans le texte, vous trouvez une trentaine de documents d'archives sur le crétinisme, donnés comme tels, dans une justification différente, que j'utilise comme des tremplins. Comme des preuves d'histoire, et un appel à combler les trous. Parce que, dans les faits, il y a très peu de traces matérielles de la présence d'Eugénie. C'est un défi de faire exister ce personnage exceptionnel mais sans psychologie, sans aucune vie intérieure. Il faut alors imaginer beaucoup.

Comment avez-vous découvert Eugénie ?

J'ai trouvé son autopsie, qui est la pièce qui ouvre le récit. On pourrait trouver ça étrange de rencontrer une personne par son autopsie, mais c'est assez courant pour un historien. De plus, à la fin de l'Ancien Régime, au XIXe siècle, les autopsies étaient souvent publiées. C'était une façon d'ouvrir le corps devant tout le monde, pour montrer qu'il n'y a pas de complot. Cela permettait en outre de conserver une trace pour les scientifiques. Mais son autopsie est assez banale, vu sa pathologie. On en a plusieurs dizaines comme celle-là.

Carte postale représentant des crétins, image traditionnelle du folklore alpin.

© DR

Rappelez-nous ce qu'est le crétinisme.

C'est une pathologie extrêmement lourde, liée à une carence en iode. Un dérèglement de la glande thyroïde qui déforme la base du crâne et arrête la croissance tant physique que mentale. C'est une pathologie qui apparaît généralement assez tôt, dans la toute petite enfance, répartie à 50/50 entre les filles et les garçons, qui vivent en moyenne une vingtaine d'années. Eugénie (de son vrai nom Joséphine, comme la fille de l'historien, qui a préféré rebaptiser son sujet d'étude, NDLR) est, elle, morte à l'âge de 30 ans.

Lire aussi Le crétin des Alpes a-t-il existé ?

Est-ce la raison pour laquelle vous l'avez choisie ?

Pour sa survie exceptionnelle, d'une part, mais aussi parce qu'elle a été déracinée de son milieu après la mission alpine du docteur Falret. Eugénie se distingue par son existence de victime, par son inertie mais aussi par sa résistance. Les crétines qui accompagnaient Eugénie, au nombre compris entre 8 et 13, n'ont pas vécu très longtemps. Eugénie, elle, a survécu 14 ans à sa venue à la Salpêtrière. On était là au cœur de la recherche, pour les aliénistes du XIXe siècle, mais les conditions de vie étaient extrêmement difficiles, d'ordre concentrationnaire. La promiscuité, la cohabitation de pathologies très différentes, réunies sous le terme d'« idiotes ». Il y avait un côté « cour des Miracles », mais avec des protocoles de soins sérieux, parfois rudes, parfois avant-gardistes, comme la chorale qui a passionné les gens à l'époque, et qui fait la réputation d'Eugénie.

Ce qui sauve cette crétine, c'est son « o », la note qu'elle parvient à tenir en faisant vibrer son goitre dans la chorale de la Salpêtrière.

Le crétinisme passionne l'Europe à cette époque. On dénombre quantité de thèses de médecine et de discussions dans des cercles plus ou moins scientifiques. Les journalistes se pressaient à la Salpêtrière pour assister aux séances de chants supposées éduquer les idiotes et, dans le cas de mon livre, les crétines. Pour ce qui est d'Eugénie, la vibration de son goitre a produit un son d'une gravité exceptionnelle. Eugénie « chante ». Cette crétine a été mise en avant lors de séances publiques pour sa façon de prononcer un « o » de façon très particulière, très grave. C'est ce qui a fasciné les spectateurs, qui venaient assister au bal des folles, à l'opéra puis au théâtre. Et c'est ce qui a fait d'elle un personnage public le temps de ces apparitions. C'est sa croix, ce qui a prolongé son existence et son martyre.

Stock ©  DR

Eugénie

© DR

Parlez-vous d'un phénomène de mode du crétinisme au XIXe siècle  ?

La découverte s'est transformée en fascination pour les crétins, au point de parler à un moment de « crétinomanie ». Quelques années plus tard, ce sera le tour des hystériques, avec le professeur Charcot. Cette passion pour le « monstre » se retrouve au cœur des imaginaires, des productions littéraires de l'époque.

Il y aurait même eu un moment où l'on a cru à une « épidémie de crétinisme ». Comment est-ce possible ?

Oui, à partir de deux éléments : la peur et la fascination. Une peur raciale, soit l'idée que les Alpins étaient en train de devenir des crétins, que la race alpine était en train de dégénérer. Quand on commence à se préoccuper du crétinisme, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, ceux qui en témoignent sont des voyageurs anonymes ou au contraire prestigieux. Victor Hugo, Alexandre Dumas, Stendhal, Flaubert ou encore Dickens voyagent dans les Alpes, et chacun donne son récit de la traversée. Le point le plus attendu et travaillé est l'apparition du monstre, du crétin. Chacun en fait l'expérience et la rapporte. Ça devient un lieu commun, à partir duquel les scientifiques vont travailler. La suite, la question de la pathologie et de ses causes, prend un siècle, au cours duquel une concurrence, par rivalité avec d'autres étiologies, se met en place. On sait par exemple depuis le début du XIXe siècle que ça a un lien avec la glande thyroïde ; on essaie l'iode, mais, mal dosé, l'iode abîme l'estomac. Les tâtonnements durent jusqu'à une mesure très simple appliquée dans les années 1920. En Suisse, dans le Valais, le canton prend la décision de mettre de l'iode dans le sel et, en quelques mois, le crétinisme se voit définitivement éradiqué dans les Alpes.

Si c'est lié au manque d'iode, pourquoi les Alpins n'étaient-ils pas tous crétins ?

Parce que le crétinisme dépend de plusieurs phénomènes combinés. Géographiques, d'abord, cela concerne les massifs les plus éloignés de la mer. Puis on constate une répartition en « taches de léopard » ; on a des cartes très précises des vallées les plus touchées. Enfin, la géologie, l'érosion torrentielle et l'exposition des pentes jouent leur rôle. Les massifs calcaires sont moins touchés que les massifs granitiques, par exemple. C'est précis, et ça a longtemps dérouté les scientifiques qui ne comprenaient par pourquoi, à 10 kilomètres d'un bassin, il pouvait ne plus y avoir de crétinisme du tout.

La cause réelle du crétinisme ruine-t-elle les ambitions « éducatives » du « bon docteur Falret » et de la Salpêtrière ?

Oui, l'époque nourrit une telle passion pour l'éducation ! Pour l'idée de partir d'une table rase, de faire naître un homme nouveau. Les éducateurs se sont passionnés pour les arriérés, c'était une sorte de défi jeté à leur méthode. De Rousseau au docteur Itard, en passant par « l'enfant sauvage », c'est toujours la même fougue : civiliser les hommes. Les méthodes d'éducation actuelles se sont fondées sur celles du XIXe siècle, mais, dans le cas du crétinisme, cela a provoqué un aveuglement qui est le nœud de mon récit. Le fait de vouloir le bien de l'humanité, quitte à lui nuire. C'est cette lecture que l'on peut faire de la société du XIXe siècle que j'ai voulu transmettre dans mon livre.

Eugénie d'Antoine de Baecque (Stock, 210 pages, 18,50 euros).

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Commentaires (7)

  • lorelei ist traurig

    Le crétinisme étant surtout lié à une hypothyroïdie de la future mère pendant la grossesse, et les média ayant conduit beaucoup de femmes présentant une hypothyroïdie à arrêter leur traitement de Levothyrox, on ne va pas manquer de crétins.

  • Rela3 ou Lepoint2019

    L'auteur de l'article peut-il m'expliquer ce que veut dire : " oreilles plates", puis "cou saillant "... Je veux bien que l'on parle d"oreilles décollées" mais des oreilles plates, je ne vois pas, Est-ce pour décrire une absence d'oreilles, encore soudées au crâne, une absence de bourrelets ? Quant au cou saillant !
    Sur la photo, hormis l'oeil a demi clos, elle n'a pas l'air plus idiote que certains phénomènes du show buzz moderne...
    Autre remarque : Il ne s'agit que de femmes, semble-t-il. Ces messieurs de la faculté avaient-ils leurs "déformations" eux aussi ?

  • titi toto lili

    C'est connu et ce n'est pas le seul endroit