Modi instumentalise l'hostilité envers les immigrants bangladais en Inde pour justifier les changements de la loi sur la citoyenneté

Women locked up in a Assam detention center for illegal immigrants. Screenshot from YouTube Video by Md. Sajid/CJP.

Des femmes emprisonnées dans l'état d'Assam dans un centre de détention pour les immigrants en situation irrégulière. Capture d'écran d'une vidéo YouTube de Md. Sajid/CJP.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

En décembre 2019, l'Inde a modifié sa Loi sur la citoyenneté de 1955 afin d'autoriser les réfugiés hindous, sikhs, bouddhistes, jaïns, parsis et chrétiens, originaires des pays voisins (l'Afghanistan, le Bangladesh et le Pakistan) à demander la nationalité indienne. Cet événement a été critiqué par les organisations de la société civile et de l'opposition pour avoir injustement exclu de la liste les personnes musulmanes. La réforme a aussi causé des tensions entre l'Inde et son voisin le Bangladesh.

La mise à jour du Registre national des citoyens (NRC), comprenant les noms et autres informations pertinentes pour l'identification de tous les citoyens indiens, a été initiée dans l’État d'Assam au nord-est du pays. Cette mesure laisse planer le doute sur le sort de 1,9 million d'Indiens, dont 1,3 million d'hindous, qui courent le risque de devenir apatrides. L'Assam compte une importante population bengalie, en majorité musulmane, dont les membres sont communément considérés comme des migrants bangladais.

De nombreux hauts dirigeants du parti au pouvoir, dont le ministre de l'Intérieur Amit Shah, ont proposé que le NRC soit mis en place dans tout le pays. La population musulmane craint ainsi de se retrouver dans des centres de détention qui sont en cours de construction dans l'Assam et dans d'autres États, alors que l'amendement à la Loi sur la citoyenneté (Citizen Amendment Act – CAA) permet des recours aux personnes d'autres religions.

Le débat concernant l'amendement à la Loi sur la citoyenneté (CAA) et le Registre national des citoyens (NRC) a divisé l'opinion en Inde et des centaines de milliers de personnes ont commencé à manifester [fr] dans tout le pays contre les deux lois. Au moins 27 personnes ont été tuées et de nombreuses personnes blessées, tandis que des centaines d'autres ont été arrêtées.

Six camps de détention pour les immigrants en situation irrégulière sont en cours de construction dans l’État d'Assam. Capture d'écran d'une vidéo YouTube de Md. Sajid/CJP.

L'histoire des migrations en Inde

La partition de l'Inde sur des critères religieux en 1947 [fr], qui a affecté près de 15 millions de personnes hindoues et musulmanes, a été suivie par des mouvements migratoires de masse. Les hindous bengalis du Bangladesh ont migré dans les États indiens voisins tels que le Bengale Occidental et l'Assam, pendant que les musulmans indiens sont partis vers le Bangladesh. Bien qu'il n'existe pas d'informations précises, les estimations du gouvernement indien suggèrent qu'environ 2,6 millions de migrants ont quitté le Pakistan Oriental (aujourd'hui le Bangladesh) pour l'Inde et que 0,7 million de migrants ont fait le chemin inverse.

Une seconde vague de migration a eu lieu durant la guerre de l'Indépendance du Bangladesh avec le Pakistan Occidental en 1971. On estime à 10 millions le nombre de personnes qui auraient fui le Bangladesh et pris refuge en Inde, particulièrement dans les états du Bengale Occidental et d'Assam. La plupart de ces réfugiés sont retournés au Bangladesh une fois le pays libéré, le 16 décembre 1971, mais des estimations souvent avancées suggèrent qu'environ 1,5 million de personnes sont restées en Inde dans les différents États. Ces personnes (musulmanes et hindoues) se sont intégrées petit à petit dans la société indienne. Un certain nombre d'entre elles ont obtenu une reconnaissance officielle en accédant aux cartes de rationnement et aux cartes d'électeur, et leurs enfants sont nés sur le sol indien.

Le rapport sur les migrations [pdf], réalisé dans le cadre du recensement de l'Inde en 2001, montre qu'environ 6 millions de personnes vivant en Inde sont nées dans d'autres pays, dont 3,7 millions sont originaires du Bangladesh. Les données du recensement de 2011, publiées en 2019 sous le gouvernement Modi, montrent qu'en se basant sur le lieu de naissance, le nombre total des immigrants du Bangladesh a chuté, passant de 3,7 millions en 2001 à 2,7 millions. Le nombre total d'immigrants était également en baisse (de 6 millions en 2001 à 4 millions en 2011).

L'Inde n'est pas envahie par les immigrants ; un excellent papier factuel rédigé par l'un des principaux spécialistes du sujet : https://t.co/5u550TXtAc

Si la tendance se poursuit, les chiffres vont chuter en conséquence de leur intégration et de leur naturalisation. D'après les lois indiennes sur la citoyenneté, il existe différentes voies pour obtenir la nationalité indienne pour les migrants, notamment par la naissance (pour les personnes nées avant le 1er juillet 1987 – indépendamment de la nationalité des parents), par la descendance et par la naturalisation (moyennant une résidence légale en Inde d'au moins 12 ans).

La rhétorique concernant les Bangladais en situation irrégulière

Des préjugés largement répandus et des discours de haine contre les immigrants bangladais se propagent régulièrement en Inde, une problématique qui a été abondamment politisée et instrumentalisée.

Chinmay Tumbe a publié un article sur LiveMint au sujet de la rhétorique politique sur les Bangladais en situation irrégulière :

[..] The anti-illegal-Bangladeshi-immigrant chorus has gripped India, with a figure of “20 million” making the rounds for more than a decade. It was a number stated by the government in the Rajya Sabha in 2016 in response to a question. It is a number circulating on social media. It is also a number without a methodology.

[…] L'Inde est en proie à une litanie à l'encontre des “immigrants bangladais illégaux”, et le chiffre de “20 millions” circule depuis plus de dix ans. Il s'agit d'un chiffre qui a été utilisé par le gouvernement en 2016 au Rajya Sabha (Conseil des États ou Chambre Haute du Parlement indien) en réponse à une question. Ce chiffre est transmis sur les média sociaux. Mais il ne repose sur aucune méthodologie.

Sur Panchforon, un blog bengali du Bengale Occidental en Inde, on peut lire un article au sujet du NRC que le gouvernement propose de mettre en place dans cet État :

পশ্চিমবাংলায় কি সত্যিই দু'কোটি বাংলাদেশি অনুপ্রবেশকারী আছেন? না, এটা বিজেপি-র ছড়ানো গুজব।

Y a-t-il vraiment 20 millions de Bangladais en situation irrégulière dans le Bengale Occidental? Non, c'est une rumeur propagée par le Bharatiya Janata Party [fr] (BJP- Parti Nationaliste Indien).

Le scénario de la migration bangladaise

Durant les années 1970, 1980 et 1990, la migration du Bangladesh vers l'Inde avait lieu essentiellement pour des raisons économiques liées aux catastrophes naturelles, telles que la famine de 1974, ou les inondations de 1988 qui avaient recouvert près de 60% de la surface totale du Bangladesh, détruisant les habitations de millions de personnes et laissant des milliers sans abri. Des milliers de personnes auraient alors migré vers l'Inde, dont la frontière n'était pas sécurisée, avant de rentrer dès que les eaux se sont retirées afin de retrouver leurs habitations familiales et d'accéder aux terres agricoles.

Les hindous du Bangladesh ont subi de nombreuses persécutions dans les années 1990, principalement de la part des Islamistes et des nationalistes, ce qui a conduit à la migration de centaines de familles hindoues en Inde. Cependant, au cours des dix dernières années, le nombre d'attaques contre la population hindoue a diminué et le gouvernement s'est engagé à protéger toutes les communautés minoritaires, dont les hindous qui constituent plus de 10% de la population.

L'Inde a longtemps tenté d'empêcher les migrations illégales en provenance du Bangladesh. Dans les années 1990,certaines initiatives ont été prises, comme l'Opération dite de refoulement (“Operation Pushback”) pour identifier et expulser les Bangladais sans papiers vivant dans différents État indiens.

La Police de sécurité des frontières (Border Security Force) indienne devant des barbelés. Image de Sanjeev Syal. Copyright Demotix.

L'Inde partage une frontière de 4 096 km de long avec le Bangladesh. Le gouvernement indien a dépensé 155 millions de dollars US depuis 2009 pour ériger une haute barrière de barbelés, qui était complétée à 68% en 2019. La Police de sécurité des frontières (BSF) est connue pour les ordres de “tirer à vue” (‘shoot on sight policy’) sur les Bangladais essayant de pénétrer illégalement en Inde. Plus de mille personnes sont décédées au cours des vingt dernières années sous les tirs de la BSF.

Depuis une trentaine d'années, un nombre croissant de Bangladais migre plutôt vers le Moyen-Orient, la Malaisie, les Maldives et l'Europe pour trouver un emploi ou pour d'autres raisons. Au vu des indicateurs de développement et de progrès, le Bangladesh est en passe de devenir un pays à revenu intermédiaire, ce qui a réduit le besoin de migrer en Inde, comme l'a souligné le ministre de l'Intérieur du Bangladesh Asaduzzaman Khan lors d'un entretien :

Why will people from Bangladesh illegally migrate to India? All I can say is that before the Liberation War some Hindus migrated to India but no Muslims went to India illegally after 1971. Bangladesh is not a poor country that people will migrate illegally to India. Our economic growth was 8.15 per cent in fiscal 2018-19. Our current Gross Domestic Product (GDP) growth is 8.13 per cent and our per capita income stood at 2000 US$. You tell me, why someone from Bangladesh would illegally go to India when the living standard in Bangladesh is better?

Pourquoi la population du Bangladesh migrerait-elle illégalement vers l'Inde? Tout ce que je peux dire, c'est qu'avant la Guerre de la Libération quelques hindous ont migré en Inde, mais aucun musulman ne s'est rendu en Inde illégalement après 1971. Le Bangladesh n'est pas un pays pauvre au point que sa population migre illégalement en Inde. Notre croissance économique était de 8,15% en 2018-19. La croissance de notre Produit Intérieur Brut (PIB) est de 8,13% et le revenu par habitant est de 2 000$US. Alors dites-moi, pourquoi une personne du Bangladesh irait illégalement en Inde alors que le niveau de vie au Bangladesh est meilleur ?

Le Bangladesh accepte d'ouvrir les portes aux Bangladais bloqués en Inde

D'après le journaliste indépendant Ranjit Bhushan, la question de l'”expulsion” illégale de citoyens bangladais depuis l'Inde n'a lieu principalement qu'en théorie, vu qu'il n'existe aucun accord d'extradition entre les deux pays.

Le gouvernement bangladais, représenté par son ministre des Affaires Etrangères AK Abdul Momen, a déclaré que l'amendement de la Loi sur la citoyenneté et le Registre national des citoyens étaient du ressort l'Inde. Dans le même temps, d'après certains communiqués, le gouvernement cherche à obtenir la garantie de la part de l'Inde que personne ne sera arbitrairement reconduit de l'autre côté de la frontière. Par ailleurs, le Bangladesh a déclaré qu'il accueillerait tout citoyen bangladais vivant illégalement en Inde à condition que ces personnes puissent fournir des preuves de leur nationalité.

Mr. Momen a aussi noté que les tendances s'étaient inversées, étant donné que des personnes de nationalité indienne migrent illégalement vers le Bangladesh pour des raisons économiques. Le Bangladesh accueille déjà plus d'1,3 million de réfugiés Rohingya [en provenance du Myanmar voisin].

Les analystes prédisent que malgré les déclarations officielles, des personnes pourraient quitter l'Inde et tenter d'entrer au Bangladesh, craignant l'implémentation du NRC. L'arrivée d'une vague supplémentaire de réfugiés pourrait soulever de nouveaux problèmes au Bangladesh.

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