ENVIRONNEMENT – Pour Sif Sigvardsdóttir, en septembre, les heures de sommeil sont comptées. “C’est la saison des macareux. Je me reposerai en novembre”, indique-t-elle.
Tandis qu’elle sillonne les rues de Vestmannaeyjar en compagnie de sa sœur Berglind, un morceau de Beyoncé passe à la radio. Heimaey, qui signifie ”île natale”, est la seule des îles Vestmann à être habitée. Elle abrite par ailleurs la plus grande colonie de macareux moines au monde.
Berglind freine brusquement et immobilise le 4x4 bleu foncé au milieu de la route. Sandra Sif se précipite vers une petite boule de duvet, avant de nous rejoindre, tout sourire. Elle tient dans les mains un poussin de macareux noir et blanc, ou “pysja” en islandais, pas plus grand qu’une canette de soda, et l’installe dans une boîte en carton qu’elle met dans le coffre.
Sur Heimaey, l’essence coûte plus de 2,10 euros le litre, mais cela n’empêche pas les deux sœurs de parcourir chaque nuit de grandes distances, entre 1h et 5h du matin. “Pas besoin d’aller à la salle de sport ce mois-ci”, disent-elles en plaisantant. Elles comptent parmi les meilleures sauveteuses de l’île. Cette année, elles ont battu leur record en portant secours à 261 oisillons en détresse.
Elles font partie de la “Pysjueftirlitið”, la Brigade de sauvetage des bébés macareux, un mouvement bénévole créé en 2003 qui intervient partout dans l’île.
En Islande, les macareux ont toujours été chassés par l’homme pour se nourrir, et c’est encore le cas aujourd’hui. Cependant, dans les îles Vestmann, les habitants commencent à changer leur façon de percevoir ces oiseaux emblématiques. Sur Heimaey, la tradition ancestrale de la chasse aux macareux a cédé place à une stratégie de conservation.
Bien que l’on estime à 870.000 le nombre de couples reproducteurs dans les îles Vestmann, ces volatiles sont classés ”à risque” sur la liste rouge des espèces menacées établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), ce qui signifie qu’ils sont fortement menacés de disparition. Leur population dans le pays a diminué de 45,6% entre 2003 et 2017, selon Erpur Snær Hansen, directeur de la recherche écologique au Centre de recherche sur la nature d’Islande méridionale.
Selon les experts, ce phénomène est dû à des causes diverses (parmi lesquelles la chasse, la surpêche et la pollution), mais s’explique avant tout par le dérèglement climatique.
Le réchauffement de la température de l’océan a entraîné une diminution “extrêmement rapide” du nombre de macareux, surtout parce qu’il a eu pour effet de raréfier leurs proies, explique Snær Hansen. Celles-ci varient selon les régions – du lançon dans le sud et l’ouest au capelan dans les eaux froides du nord –, mais les moyens de se sustenter sont de plus en plus limités, étant donné que le réchauffement des températures de l’océan tend à réduire les quantités de proies disponibles.
Selon Annette Fayet, une jeune chercheuse de l’Université d’Oxford qui étudie ces volatiles depuis 2011, le nombre de couples qui parviennent à se reproduire est généralement très faible dans les différentes colonies d’Islande, et peu de poussins survivent jusqu’au stade de l’envol. La raison principale “semble être liée au déficit de nourriture au cours de la reproduction”, précise-t-elle. “Si cette tendance se confirme sur le long terme, leur population continuera à décliner et risque de ne pas pouvoir se rétablir.”
En septembre, les oisillons sortent de leur abri, une fois leurs parents partis pour le Groenland. Ils se dirigent alors vers l’océan au clair de lune mais sont souvent désorientés et attirés par les lumières de la ville (un peu comme les tortues de mer de la Floride, attirées par les lumières de la péninsule plutôt que vers l’océan). Cela peut leur être fatal parce que leurs ailes ne sont pas suffisamment développées pour leur permettre de regagner l’océan sans encombre.
Le triste sort de ces bébés macareux a incité enfants et adultes à consacrer des nuits entières à récupérer ceux qui échouent en ville, avant de les mettre dans des boîtes dans lesquelles ils passent le reste de la nuit avant d’être déposés le lendemain au refuge de fortune de la Brigade de sauvetage, située dans le garage de l’immeuble du Sea Life Trust.
Une fois pesés, mesurés et bagués, nombre d’entre eux peuvent être relâchés. Leurs courtes ailes leur permettent de nager, mais il leur faut une certaine hauteur pour pouvoir s’envoler. En fin d’après-midi, les enfants se réunissent au bord des falaises. Tout en serrant doucement les oisillons dans les mains, ils les soulèvent à trois reprises et les relâchent enfin vers le ciel. Ce faisant, ils incitent les oiseaux à prendre leur envol en leur indiquant qu’il faut commencer à battre des ailes.
Certains oisillons ne peuvent toutefois pas être relâchés immédiatement, d’autant qu’ils sont de plus en plus nombreux à être couverts du mazout qui souille le port. Celui-ci abrite cinq usines de transformation du poisson, des navires de croisière, des ferries ainsi que des bateaux de pêche et n’est doté que d’une seule entrée très étroite. En deux jours seulement, en septembre dernier, une centaine d’oiseaux mazoutés ont été accueillis au refuge de la Brigade, soit autant que sur l’ensemble de l’année précédente.
Le mazout imprègne le plumage des volatiles et le rend perméable, ce qui est handicapant pour les oiseaux de mer. Lorsqu’elles sont ainsi souillées, “les plumes deviennent de plus en plus lourdes et, comme l’eau est très froide, elles ne permettent tout simplement plus aux oiseaux de se maintenir à la surface”, explique Margrét Magnúsdottir, biologiste et ex-conservatrice du musée des sciences de Vestmannaeyjar.
Karen Velas est une spécialiste des oiseaux mazoutés. Elle a appris à réimperméabiliser leur plumage lors de la marée noire du Cosco Busan, survenu en Californie en 2007, lorsqu’elle travaillait pour Audubon, avant de rejoindre Margrét Magnúsdottir et la Brigade de sauvetage des bébés macareux en 2017. Elle s’emploie depuis à former les bénévoles de Heimaey aux techniques de nettoyage et de prise en charge de ces volatiles. Les équipes passent de longues heures enfermées dans un laboratoire partagé avec des ichtyologistes, entourées de caisses remplies d’oisillons qui seront nourris et lavés. Certaines caisses sont placées sous des lampes afin de garder les oiseaux au chaud après leur bain, lequel se fait à l’aide de brosses à dents et de liquide vaisselle.
“En une génération, tout a changé”, indique Margrét Magnúsdottir. “Dans mon enfance, et plus encore lors de celle de mon père, les denrées à disposition étaient limitées. Il n’y avait pas de poulet, ou quoi que ce soit de ce genre. Nous devions nous contenter de ce que l’île avait à nous offrir: du poisson, des œufs et des macareux. C’était une question de survie.”
La chasse aux macareux n’est pas propre à l’Islande puisque de nombreux pays nordiques chassent encore les oiseaux de mer. Aux États-Unis, où il ne restait plus que deux colonies isolées dans le golfe du Maine en 1900, l’espèce a bien failli disparaître au cours du XIXe siècle. La seule raison pour laquelle on trouve aujourd’hui des macareux sur l’île d’Eastern Egg Rock tient uniquement au fait que des écologistes y ont transféré des oisillons issus d’une importante colonie de Terre-Neuve dans les années 1970.
À la fin des années 1990, la chasse au macareux a battu tous les records dans l’archipel des îles Vestmann, avec environ 250.000 prises par an, selon Erpur Snær Hansen. La pratique est toujours autorisée en Islande. Sur l’île de Grímsey, par exemple, au large de la côte nord du pays, 5 000 à 10.000 individus sont ainsi prélevés chaque année sur une colonie de 30.000 macareux.
En revanche, entre 1995 et 2018, la chasse a connu une baisse d’environ 90% sur l’ensemble du territoire. Celle-ci est en partie attribuable à la diminution de la population de macareux, mais aussi à l’intervention des pouvoirs publics. Suite à plusieurs années de “reproduction catastrophique” dans les îles Vestmann, durant lesquelles les poussins n’étaient plus en mesure de prendre assez de poids pour survivre, la durée de la saison de chasse y a été raccourcie.
“Cette tradition locale n’est plus envisageable”
Désormais, même pendant les jours de chasse autorisés dans l’archipel, les chasseurs sont de moins en moins nombreux, selon Erpur Snær Hansen. ”À ma grande surprise, de plus en plus de gens de tous horizons reconnaissent que l’élimination à grande échelle que constitue cette tradition locale n’est plus envisageable aujourd’hui”, affirme-t-il.
“Les prélèvements se situent désormais autour de 300 ou 400 individus [par an, dans les îles Vestmann], soit trois fois rien”, poursuit le scientifique. En 2019, au lieu de partir à la chasse, de nombreux habitants ont préféré venir en aide aux petits macareux. La Brigade de sauvetage en a ainsi sauvé 7627 au cours de l’année.
Plus de la moitié des habitants de l’île prennent part aux activités de la Brigade. En plus de s’employer à sauver de très nombreux poussins, les sœurs Sigvardsdóttir sont également mères de famille et travaillent à plein temps (Sandra Sif à l’aciérie et Berglind à l’hôpital). Leurs enfants sont le plus souvent au lit pendant les expéditions nocturnes de leurs parents, comme bon nombre d’habitants de l’île, mais il arrive aussi qu’ils viennent leur prêter main-forte.
“On ne leur en veut pas s’ils sont un peu amorphes le lendemain”, assure Soffía Baldursdóttir, qui a enseigné à l’école maternelle de Vestmannaeyjar pendant 22 ans et qui est à présent bénévole au sein de la Brigade. “Ce n’est pas grave, nous comprenons. C’est pour sauver les macareux.”
Soffía Baldursdóttir indique que les enfants de l’île commencent à prendre part aux opérations de sauvetage à l’âge de trois ou quatre ans. Au fil des années, ils se familiarisent avec les oiseaux sur le terrain tout en étant en prise directe avec la faune et la flore de leur région, ce qu’ils n’oublieront jamais. “Mes meilleurs souvenirs avec ma fille, ce sont les moments passés auprès des bébés macareux”, ajoute l’ex-enseignante.
L’attachement et la protection ne seront toutefois peut-être pas suffisants. Bien que la collectivité et les règlements de chasse assurent maintenant la protection des macareux, le réchauffement de la température de la surface de l’océan risque de réduire la quantité de poissons à disposition pour nourrir les oisillons. Ces derniers sont donc susceptibles de ne pas être assez vigoureux pour survivre jusqu’à la fin de la saison, même après avoir été sauvés.
“Personne ne sait si les macareux seront capables de tenir le coup”, reconnaît Annette Fayet. “Selon moi, tout dépend de la période pendant laquelle le manque de nourriture va perdurer.”
À quelques heures de là, à Reykjavík, la capitale du pays, on propose des macareux dans les restaurants. Le contraste est saisissant avec les boutiques avoisinantes où l’on trouve des babioles qui les représentent et les agences de voyages qui proposent des excursions permettant de les observer. La Société de préservation des macareux, association à but non lucratif à laquelle appartient Karen Velas, a lancé une initiative baptisée “Retirons le macareux des menus” en vue de sensibiliser le grand public aux conséquences liées à la consommation de l’espèce.
En attendant, les membres de la Brigade espèrent que leur travail permettra de faire évoluer les choses. Et dans le contexte de la crise mondiale de la biodiversité – certaines activités humaines risquant de conduire à l’extermination de près d’un million d’espèces au cours de la prochaine décennie si rien n’est fait –, nombre d’experts louent l’initiative des habitants de l’île.
Des brigades de protection des salamandres...
“La transition de la chasse à la préservation sur Heimaey est l’exemple type d’une action collective locale, et des initiatives analogues se multiplient dans le monde entier”, signale Stuart Butchart, directeur scientifique de BirdLife International. Il existe par exemple aux États-Unis des brigades de protection des salamandres au New Hampshire, des équipes de sauvetage des lamantins en Floride ou des bénévoles dans le golfe du Mexique qui passent des nuits entières à diriger les bébés tortues de mer vers l’océan.
“Ils ne contribuent pas seulement à la préservation à l’échelle locale mais sensibilisent aussi le grand public aux questions liées à la faune, à la nature et à la préservation”, estime Annette Fayet. “Ils poussent également de plus en plus de personnes à se soucier de notre planète, ce qui est primordial pour lutter contre la crise climatique.”
“Toutefois, nous ne pouvons pas compter sur ces seuls efforts pour faire face à la crise mondiale du climat et de la biodiversité. Il faut que le changement intervienne à tous les échelons, y compris ceux des gouvernements et des industries.”
Les frais de déplacement ayant permis de réaliser ce reportage ont été pris en charge dans le cadre du programme de bourses “Resilience Journalism” mis en place par l’École supérieure de journalisme Craig Newmark de l’université de New York (CUNY).
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Cet article, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Damien Allo pour Fast ForWord
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