Amélie Férey : “L’assassinat de Soleimani pose la question du contrôle démocratique du droit de tuer”
Le 3 janvier dernier, sur ordre de Donald Trump, le général Qassem Soleimani, chef des unités d'élite des Gardiens de la Révolution, a été tué en Irak par une frappe de drone. L'assassinat d’un des plus hauts dignitaires de l’État iranien est-il une transgression du droit international ? Réponse avec Amélie Férey, spécialiste en éthique de la guerre.
Cet acte peut-il être qualifié d’assassinat politique ?
Amélie Férey : Pour éviter de parler d’assassinat politique, illégal au regard du droit américain, l’administration américaine se sert du terme de targeted killing. La langue française propose plusieurs traductions plus ou moins favorables à cette pratique. Je préfère parler d’assassinat ciblé pour désigner cette tactique militaire employée dans le contexte du 11-Septembre qui autorise l’utilisation de la force armée « en réponse à des menaces imminentes ». Cette formulation convoque le registre de la légitime défense par anticipation, toujours difficile à prouver car fondée sur une argumentation contre-factuelle. Disons qu’on est bien dans le cadre d’un « assassinat ciblé », qui répond à un contexte de tensions régionales croissantes, notamment dans le détroit d’Ormuz où les attaques iraniennes contre les États-Unis n’ont pas été suivies de représailles. En outre, une telle opération a des retombées sur la scène politique américaine et peut être instrumentalisée par Donald Trump pour cultiver son image d’homme fort, décidé à ne pas se laisser intimider par l’Iran.
Quelles justifications juridiques peuvent être apportées à la politique des assassinats ciblés ?
La pratique et la justification des assassinats ciblés ont été le vecteur d’une profonde refonte du droit international. Traditionnellement, les États s’autorisent à tuer leurs ennemis. Certains théologiens, comme Jean Petit, ont même défendu ce « droit » jusqu’au XVIIe siècle. Mais avec le traité de Westphalie, en 1648, les États se reconnaissent comme souverains et rejettent définitivement ces pratiques controversées. L’assassinat politique passe alors dans l’ombre des alcôves des services de renseignements. En dehors d’une situation de guerre, il est interdit de tuer ses ennemis. Mais l’effritement actuel de la distinction entre guerre et paix, lié aux conflits asymétriques, change la donne. Les États sont réticents à engager leurs troupes, et des technologies comme les drones leur permettent de venir à bout de menaces à moindre coût. Dans cette perspective, on a donc assisté à un vaste travail des juristes militaires pour rendre ces pratiques légales et maximiser la capacité d’action des armées et des services de renseignements. Les deux inflexions fondamentales de cette évolution ont été de permettre de cibler des civils qui « participent directement aux hostilités » et de minorer l’importance du champ de bataille pour appliquer le droit de la guerre. Pour l’administration américaine, la « guerre contre le terrorisme » vise à éliminer toute personne présentant une menace pour la sécurité nationale, où qu’elle soit, sans l’accord du Congrès.
En visant un haut responsable militaire et politique, n’a-t-on pas franchi un seuil au niveau moral ?
L’assassinat ciblé a pu être présenté comme un progrès moral dans le sens où il entend tuer des personnes « responsables ». Il s’inscrit dans un mouvement très profond d’individualisation de la guerre à l’œuvre dans les sociétés démocratiques. Tout le problème est alors de s’assurer de la véracité des faits et de l’efficacité des garde-fous. Quelles sont les garanties juridiques et démocratiques que l’on peut apporter à ces pratiques ? Qui établit la kill list des ennemis à abattre ? Le président américain peut-il décider seul d’une telle opération, qui peut avoir des répercussions capitales pour les États-Unis ?
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