« Pour les queers en Thaïlande, la plage est le dernier espace de liberté »

Samak Kosem mène un travail « anthropologico-artistique » sur l’homosexualité et l’identité queer dans les provinces musulmanes du sud de la Thaïlande.
« Pour les queers en Thaïlande, la plage est le dernier espace de liberté »

Écrivaine et commissaire d’exposition spécialisée dans les arts numériques, Isabelle Arvers a entamé en juin 2019 un tour du monde des rapports entre art et jeu vidéo, qui entend se focaliser sur les pratiques queer, féministes et décoloniales. Après la Corée du Sud, l’Indonésie et Taïwan, c’est en Thaïlande qu’elle a posé ses valises. Elle y a rencontré Samak Kosem, qui mène un travail « anthropologico-artistique » sur l’homosexualité et l’identité queer dans les provinces musulmanes du sud du pays.

Je rencontre Samak Kosem par un soir de pluie. Nous nous abritons sous un bungalow ouvert au milieu d’un champs de rizières sur les hauteurs de Chiang Mai, mon lieu de résidence pour dix jours, où je suis accueillie par la Art Residency Thailand. Anthropologue, Samak Kosem s’intéresse aux questions de frontières et de migration entre la Birmanie et la Thaïlande, ainsi qu’aux questions de genre et de sexualité dans les sociétés musulmanes du sud de la Thaïlande. Une zone de conflits où trois régions souhaitent se séparer de la Thaïlande, à la frontière de la Malaisie. Plus récemment, Samak Kosem a commencé à utiliser la photographie et la vidéo pour accompagner sa recherche. Lorsque je découvre son travail artistique, j’ai un coup de foudre pour le regard singulier que porte cet artiste anthropologue sur le monde, avec un don tout particulier pour l’arrêt sur images.

Depuis que j’ai entamé mon tour du monde « art et jeu vidéo », c’est sûrement son travail qui me touche le plus. Ici, la pratique de l’anthropologue renseigne et renforce la pratique artistique, tandis que l’artistique rend plus sensible la recherche. Je suis en premier lieu subjuguée par une vidéo baptisée « Neverland ». Des images au ralenti qui m’emportent au bord de la mer, dans le sud de la Thaïlande. Un mouvement extatique émane d’une personne portant un sarong autour de la poitrine, à la manière d’une femme. Il danse et s’amuse dans les vagues, sous le regard interrogateur d’enfants, de femmes portant le hijab et d’hommes couverts de calottes. Au loin, on entend le son des prières islamiques et celui des vagues.

« Neverland » est le fruit d’une réflexion sur la vie d’un pondan (terme malais utilisé pour désigner à la fois les homosexuels et les personnes transgenres ; en thaï on utilise plutôt le terme katoey). Cette vidéo a été tournée sur la plage de Talo Kapo, à Pattani, pendant le festival musulman de l’Eid al-Fitr. La beauté naît sans doute du contraste entre la joie de cette personne s’exprimant au-delà du genre au grand jour, semblant seule au monde, et les regards interloqués mais non agressifs des observateurs. Un tournage inédit au sud de la Thaïlande, aujourd’hui sous le feu des projecteurs car en proie aux conflits entre les insurgés séparatistes musulmans et la junte militaire thaïlandaise.

Colonialisme de l’intérieur

Voilà un cadre pour le moins original pour questionner le genre et la sexualité. La thèse en anthropologie de Samak Kosem vise en effet à explorer la vie des musulmans homosexuels vivant dans le Grand Sud, dans un contexte où le fondamentalisme musulman n’est pas ouvert à ceux qui ne sont pas hétérosexuels. Son travail se concentre particulièrement sur les prédicateurs islamiques, les étudiants des écoles coraniques et les musulmans homosexuels mariés à des femmes.

Son terrain d’étude a pour cadre les trois provinces séparatistes musulmanes à la frontière de la Malaisie : Yala, Pattani et Narathiwat. Trois provinces annexées en 1909 puis colonisées par la Thaïlande, qui a alors envoyé des professeurs pour forcer les populations locales à parler thaï «  en misant sur une assimilation à l’identité thaïlandaise nationale, basée sur la culture des Thaïs du centre, la langue (le siamois) et la religion (le bouddhisme) ». Mais, comme me le fait remarquer Samak Kosem, malgré cette tentative de « colonialisme de l’intérieur » (pour utiliser la formule de l’anthropologue américain Michael Herzfeld) perpétuée par l’État central du Siam, les séparatistes musulmans ne parlent toujours pas le thaï. Leur mode de résistance à cette assimilation culturelle a consisté à se tourner vers les pondoks, les écoles coraniques, où ils apprennent le malais et l’arabe au travers de l’étude du coran.

 

Usbek & Rica : Depuis 2002, le sud de la Thaïlande est en proie à des conflits violents. Entre les attentats terroristes et les individus tués par l’armée thaïlandaise, on dénombre aujourd’hui plus de 7 000 morts. Pourquoi avoir initié votre travail de recherche dans un contexte aussi sensible ?

Samak Kosem : Je suis allé à Pattani il y a trois ans pour enseigner l’anthropologie. Cela m’a permis de rencontrer des étudiants qui m’ont présenté certains de leurs amis homosexuels. J’ai alors commencé mon « terrain » en les photographiant. Je ne parle pas malais mais je suis musulman. Cela me confère un rôle d’outsider, car même si je ne suis pas originaire de cette région, j’ai une éducation religieuse et je sais ce qu’il est possible, ici, de dire et de faire ou pas. Au début, les étudiants ont accepté d’être photographiés dans leur quotidien, mais lorsque j’ai souhaité exposer ces photos, ils ont eu peur d’être vus en public et des possibles représailles, et j’ai dû m’auto-censurer. Ce travail a tout de même débouché sur ma première exposition photographique : « Otherwise inside », le titre faisant référence à l’altérité et à la possibilité d’être différent.

Ma série « Pondan under the Pondok » est liée à ma recherche anthropologique, qui vise à appréhender la question queer dans un contexte de fondamentalisme islamique.  J’ai étudié ce phénomène dans les provinces de Yala, Pattani et Narathiwat en analysant comment la communauté LGBT vit dans le respect des contraintes religieuses. L’espace de vie des individus concernés est très limité : ils sont extrêmement oppressés par la société et les chefs religieux. La plupart sont obligés de partir pour pouvoir vivre librement.

Capture d'écran de la vidéo Neverland.
Capture d’écran de la vidéo Neverland. (Samak Kosem, 2017)

Concrètement, quels sont les risques pour la communauté LGBTQI dans le sud de la Thaïlande ?

La peur de représailles. Si on se dévoile en tant qu’homosexuel, on risque d’être attaqué verbalement, physiquement, et on risque même de disparaître. On peut voir de fortes similitudes avec la chasse aux sorcières. Récemment, il y a eu un documentaire à propos du Dr. Anticha Sangchai, une femme bouddhiste qui a créé Buku, un espace sécurisé d’accueil et d’échanges pour les femmes musulmanes LGBTQI. Cette association permet aux femmes de pouvoir faire du foot même si elles portent le hijab. Elle propose aussi une librairie spécialisée sur des droits de l’homme et de la femme, afin d’éduquer une nouvelle génération de féministes et de renforcer leur esprit pro-démocratique.

L’organisation a été accusée de prosélytisme, de vouloir convertir la communauté à l’homosexualité. Et face aux menaces répétées des chefs religieux, Buku a dû se relocaliser. C’est cet événement qui m’a décidé à lancer ma recherche et à faire mon terrain en terre fondamentaliste musulmane. J’ai cherché à comprendre comment il était possible de concilier sa foi avec son homosexualité.

 « On a déjà la violence et les conflits, pourquoi parler encore des homosexuels ? »

Si tout le monde a peur des représailles, comment avez-vous réussi à entrer en contact avec la communauté LGBTQI musulmane ?

Aborder le sujet de l’homosexualité dans un contexte fondamentaliste est très compliqué. Personne ne veut parler d’homosexualité, la plupart des gens me répondaient : « On a déjà la violence et les conflits, pourquoi parler encore des homosexuels ? ». Surtout que l’homosexualité est taboue dans la culture islamique, c’est comme si cela n’existait pas. Aborder directement la question queer étant trop compliqué, j’ai commencé par élargir mon étude à une approche inter-espèces dans un contexte d’anthropocène, en m’intéressant aux animaux, aux vagues et aux esprits. J’ai ouvert ma recherche anthropologique aux non-humains et j’ai réalisé une série photographique sur les moutons.

Dans le sud de la Thaïlande, les moutons ne sont élevés que pour être sacrifiés, ils ne servent pas à se nourrir. Pour moi, il s’agissait d’une métaphore pour représenter des êtres qui ne sont pas considérés et qui sont amenés à disparaître. J’ai aussi fait toute une recherche sur les djinns, sortes d’esprits ou de fantômes qui prennent parfois possession des femmes et à travers lesquels aussi une forme de peur et de fascination, ainsi que l’idée d’apparition et de disparition. Quant aux vagues, seules les plages semblent ne pas faire partie des zones de conflits où l’on meurt, elles deviennent le dernier espace de liberté…

© Samak Kosem

 

Finalement, c’est une recherche anthropologique mais aussi une recherche très personnelle…

Oui. Je viens de Rayong, dans l’est de la Thaïlande, une région longtemps proche des khmers rouges. Mais comme je suis musulman, je suis allé à l’école coranique à Bangkok, une école fondée par des Malais envoyés à Bangkok pour construire des canaux. Ils sont restés sur place pour travailler un peu comme des esclaves, continuant à parler malais et à pratiquer l’islam. Ils ne sont jamais rentrés chez eux. C’est dans un pondok que j’ai été élevé et que j’ai aussi souffert de discrimination, parce que j’étais homosexuel. Dans une société musulmane – ou du moins celle d’où je viens et où j’ai étudié – on ne parle pas de son homosexualité. Si vous demandez à un musulman s’il y a des homos dans sa société, il répondra « non ».

Il n’y a aucune reconnaissance du sujet mais il y a en permanence la pratique d’actes homosexuels ou homo-sociaux. On parle plutôt de bromance, contraction des mots brother et romance. Les jeunes hommes estiment généralement qu’il est interdit de jouer avec les filles, ils trouvent alors des débouchés dans ce qui est perçu comme une amitié entre garçons et l’appellent tout simplement len phuen (« jouer avec un ami » en thaï), un euphémisme pour qualifier un acte homosexuel). C’est leur façon de faire face à la séparation très rigide entre garçons et filles. Je suis resté dans cette école islamique de 12 à 16 ans. J’ai dû apprendre l’arabe et le malais en même temps, tout en étudiant le coran, donc mon apprentissage est très lié à l’islam de Malaisie.

« Les jeunes homosexuels doivent partir de chez eux pour être ce qu’ils sont »

Les étudiants que vous avez rencontrés vous ont rappelé votre propre expérience d’adolescent ?

Oui, ça m’a rappelé mes expériences sexuelles avec d’autres étudiants et des professeurs. Je me suis dit qu’en menant cette recherche, je comprendrai peut-être mieux ce qui m’était arrivé, surtout en allant dans le sud de la Thaïlande, où être queer est très mal accepté. Ce qui n’est pas le cas ici à Chiang Mai. Mais dans le sud du pays, il est très difficile de vivre ouvertement en tant que queer. C’est pourquoi pour ma première vidéo, « Neverland », j’ai demandé à un étudiant en art queer de faire une performance au bord de la plage. Je l’ai laissé libre de faire ce qu’il voulait et il a totalement improvisé. J’ai choisi un moment où il y avait beaucoup de monde sur la plage, des familles, des enfants… Je savais que les gens n’aimeraient pas mais qu’ils ne feraient rien. On peut entendre les prières musulmanes au loin car cette plage est proche des mosquées. On entend les vagues et les prières, donc ce n’est clairement pas une plage où vont les bouddhistes…

 

Qu’est-ce qui fait selon vous la beauté de ces images ?

Mon envie était de faire cette proposition : être soi-même, là, dans cet endroit précisément, alors que normalement c’est impossible. La plupart du temps, les jeunes homosexuels doivent partir de chez eux pour être ce qu’ils sont, ils doivent aller plus au nord, là où c’est mieux accepté. Cependant, à l’âge de 40 ans, ils sont obligés de revenir s’occuper de leurs parents et sont forcés de se marier. Il y a une force normative qui les empêche d’être ce qu’ils sont, d’où le titre « Neverland ».

 

Vous menez actuellement un autre projet à Chiang Mai, à partir d’un autre travail de recherche mené auprès des Chan, une minorité ethnique de Birmanie réfugiée en Thaïlande et dont beaucoup de membres se retrouvent enfermés dans des camps le long de la frontière entre les deux pays. Avec ce travail, intitulé « I don’t have an ID but I have my body », vous vous intéressez de nouveau aux questions de frontière entre genre et géographie, mais en y ajoutant une dimension liée à la notion de « normalité ». C’est-à-dire ?

Ces hommes se prostituent la journée dans des salons de massages homosexuels à Chiang Mai. Pourtant, ils sont presque tous hétérosexuels et mariés. Dans cette nouvelle série documentaire, je m’intéresse à la performance de la masculinité de ces hommes. Je ne les filme qu’en dehors de leurs heures de travail, lorsqu’ils ont une vie « normale » d’hommes hétéro : dans des salles de sport ou dans des karaokés. On les voit chanter et écouter de la musique asiatique, jouer au foot, la plupart sont mariés et ont des enfants. Pour eux, coucher avec des hommes ne revient pas à tromper leurs femmes. D’ailleurs, lorsque nous faisons des séances photo, ils tiennent toujours à faire des selfies avec moi pour pouvoir prouver à leurs femmes qu’ils ne sont pas en train de les tromper avec une autre femme.

J’ai eu envie de travailler sur la question du migrant qui se considère comme un objet de désir. Cette série fait partie d’un travail de recherche ethnographique intitulé « Bordering on desire ». C’est comme s’il s’agissait pour ces hommes d’imposer leurs propres limites entre ce qui est de l’ordre du désir et ce qui est de l’ordre du travail, transformant ainsi leur corps en ultime frontière.

 

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Image à la une : Extrait de la vidéo Neverland, de Samak Kosem

 

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