Isabelle est la mère de Julie, 2 ans. Elle pensait être sortie d’affaire après avoir réussi à quitter son compagnon violent. Mais un jour, Julie a des gestes choquants : elle lèche le sexe de son lapin en peluche en répétant que "Papa (lui) fait ça" et expose son "bâton rose". Julie souffre également de vulvite à répétitions. Après avoir déposé plainte et s’être entretenue avec son avocate, Isabelle décide que sa fille n’ira plus chez son père tant que la situation ne sera pas éclaircie. Elle s’expose alors à une plainte pour non-représentation d’enfant.

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Un mois plus tard, la plainte d’Isabelle est prise au sérieux… Sauf que la justice prend partie pour le père incestueux. Isabelle serait sujette au "syndrome d’aliénation parentale". Si elle s’obstine à ne pas envoyer sa fille chez son père, elle pourrait se voir retirer la garde permanente et la petite placée en foyer. Trois mois plus tard, le juge décide de revenir à la situation de départ : Julie devra aller chez son père un mercredi sur deux et la moitié des vacances. Personne finalement ne la protègera de son père incestueux. 

Ce témoignage, parmi d’autres, a été recueilli par Patric Jean* dans son livre La loi des Pères (éd. du Rocher), fruit d’une longue étude sur l’aveuglement de la justice et de la société françaises face à l’inceste et la pédocriminalité. Une enquête qui l’a amené à infiltrer un réseau de masculinistes canadiens. Persuadés que les femmes sont responsables de tous les maux, ces derniers ont propagé la théorie du "syndrome d’aliénation parentale". Une pathologie pseudo-scientifique qui sert aujourd’hui à des tribunaux pour exonérer des pédocriminels et des pères incestueux, et à accuser les mères qui les dénoncent et les personnels de santé qui les signalent. 

Marie Claire : Vous êtes un des premiers à avoir parlé des masculinistes. Un phénomène peu connu en France… 

Patric Jean : C’est seulement en 2013 que les médias ont découvert ce mouvement qui s’est développé en Amérique du Nord puis en Angleterre avec Fathers for Justice. Les Québécois m’ont dit qu’ils étaient en lien avec les organisations françaises, belges, suisses. Tout s’organise par imitation. 

Vous avez infiltré un mouvement de masculinistes canadiens et découvert comment leurs idées, notamment celle du "syndrome d’aliénation parentale", ont imprégné la justice française… 

Pour moi, cela a été un choc. Au début, je n’ai pas du tout pris au sérieux ces histoires de "syndrome d’aliénation parentale" qui ne tenaient pas debout. C’est lors de débats en France que j’ai réalisé que beaucoup de personnes y croyaient. J’ai demandé à une magistrate qui l’avait évoqué si elle connaissait l’origine de ce terme, elle m’a répondu "non, pas du tout". Les masculinistes m’ont expliqué qu’il fallait répandre cette idéologie. Ils sont sincères, croient vraiment que le féminisme et l’homosexualité détruisent la société, et développent des stratégies comme tout mouvement politique. 

Les masculinistes croient que le féminisme et l’homosexualité détruisent la société

Une idéologie pseudo-scientifique que peu contestent. Comment est-ce possible ? 

Je compare cela à un toboggan : si vous mettez un enfant en haut d’un toboggan avec une bille, même s’il est très maladroit, la bille va rouler jusqu’au sol. Si vous mettez le même enfant en bas du toboggan et lui demandez de faire remonter la bille, c’est autrement plus difficile. Les masculinistes sont en haut du toboggan, les féministes en bas - en ce qui concerne les droits des femmes et des enfants. Jusqu’à peu, les hommes avaient le droit archaïque de posséder le corps des femmes et des enfants. Ils en étaient propriétaires.

Jusque dans les années 1970, le code pénal ne punissait pas le viol conjugal. Déjà au XIXe siècle, des médecins ont commencé à théoriser sur les mères qui mettraient ces idées dans la tête des enfants. A l’époque, le "syndrome d’aliénation parentale" s’appelait "l’hétéro-accusation génitale". Il faut être conscient que c’est profondément ancré dans notre culture.

Vous dites qu’il ne faut pas prendre ces affaires comme "des faits divers mais comme le résultat des droits archaïques incessamment réactualisés’"…

Les Matzneff, Polanski, Epstein ne sont que des petits arbres qui cachent une immense forêt. Ce phénomène est inscrit dans le processus social, d’où la difficulté de remettre tout ça en cause. Mais c’est quand même le signe d’une émergence car personne n’ignorait l’histoire de Matzneff. Lui-même ne le conteste pas. Ce livre sort maintenant parce que les victimes ont trouvé la possibilité de s’exprimer. Ce qui était plus difficile il y a 10 ans. La parole s’est peu à peu libérée et je parie que dans les prochaines années, des centaines de scandales vont éclater.

Je parie que dans les prochaines années, des centaines de scandales vont éclater

Vous rappelez que 3 à 6% de la population française aurait été abusée sexuellement dans l’enfance…

Ce chiffre de 6% n’est pas anodin. Sur les enfants scolarisés de 3 à 18 ans actuellement, cela représente 720 000 victimes. Certaines personnes ne comprennent pas que le monde a changé. Ce qui était possible il y a 10 -15 ans, est devenu inacceptable. Il y a trente ans, pincer les fesses de sa secrétaire faisait partie des attributions du PDG comme le fait de conduire une Mercedes. Quand j’ai relu le journal Libération des années 1970-1981, mes cheveux se sont dressés sur ma tête.

Eve Ensler qui vient de publier "Pardon", un livre puissant sur l’inceste qu’elle a subi, déplore que les agresseurs ne s’excusent jamais. Vous aussi ?

Bien sûr. Non seulement les agresseurs sexuels mais ceux qui les accompagnent. Bernard Pivot s’est exprimé récemment sur la manière dont il avait accueilli et ri avec Matzneff. Il n’a pas un mot pour les victimes. Donc on parle de puritanisme, de pudibonderie, de chasse aux pédophiles mais personne n’a un mot pour les victimes… 

Vous citez un nombre effrayant d’affaires classées, d’enfants abusés dont la garde est confiée au parent coupable. Des pédocriminels seraient-ils protégés par des juges ?

Obligatoirement et statistiquement, vous avez quelques magistrats pédophiles mais cela n’explique pas ces chiffres. Il y a déjà 700 000 victimes avec l’allongement de la prescription de 30 ans, cela fait 1 700 000 victimes. Si demain la justice voulait traiter tous ces dossiers, on devrait ouvrir des tribunaux en France et multiplier les places en prison par 10 ou 20. Un juge des enfants m’a expliqué que des pièces se perdaient car il n’y a personne pour les numéroter, et faute de place pour le rangement, les dossiers sont empilés les uns sur les autres sur un bureau. Si une pièce glisse dans un autre dossier, on ne la retrouve pas toujours.

La justice fonctionne dans une misère absolue. On classe 75% des signalements parce qu’il n’y a personne pour les prendre en compte. Il y a aussi le coût culturel : l’idée que la famille peut être un endroit extrêmement dangereux en terme d’agression sexuelle et de viol pour les enfants, bouleverse tout un ordre social. Enfin le coût psychologique : on refuse d’y croire car ces violences sont horribles. Je ne peux pas admettre que dans la classe de mes enfants, il y a en moyenne deux qui sont violés ou le seront prochainement. On préfère se dire que c’est un syndrome de mères louves rusées qui ne veulent pas lâcher leur enfant. C’est un vieux stéréotype collé aux femmes. 

Je ne peux pas admettre que dans la classe de mes enfants, il y a en moyenne deux qui sont violés ou le seront prochainement

Quelles sont les solutions ?

La première des choses est la prise de conscience de tous les enseignants, de tous les magistrats et de tous ceux qui s’occupent de près ou de loin des enfants que 6% d’entre eux sont victimes d’abus sexuels. Sinon rien ne bougera. J’espère que mon livre participera à cette prise de conscience. 

*Réalisateur de "La domination masculine".