Chronique

La réception des camps de concentration nazis dans la presse des années 1930

le 13/09/2020 par Stéphane François
le 22/01/2020 par Stéphane François - modifié le 13/09/2020
Heinrich Himmler en visite au camp d'Orianenbourg-Sachsenhausen, 1936 - source : Bundesarchiv-WikiCommons
Heinrich Himmler en visite au camp d'Orianenbourg-Sachsenhausen, 1936 - source : Bundesarchiv-WikiCommons

Prétendument destinés à incarcérer les « opposants » politiques, les camps sont abordés régulièrement dès 1933 dans les journaux. L’intérêt suscité par cette réalité du régime nazi diminuera toutefois au cours de la décennie – jusqu’au choc de l’ouverture des camps.

Si aujourd’hui l’évocation des camps de concentration, ouverts dès l’accession des nazis au pouvoir en janvier 1933, nous comble d’effroi, ce ne fut pas toujours le cas. Ces premiers camps étaient destinés à incarcérer les opposants, réels ou supposés, à l’idéologie nationale-socialiste. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer Oranienburg, Dachau ou Columbia-Haus, à Berlin même.

Dans un premier temps, ces camps étaient sauvages, avant d’être institutionnalisés. Surtout, ils ne furent pas cachés, bien au contraire : le nouveau régime en fit la publicité, créant un intérêt éphémère dans la presse, d’abord allemande, puis étrangère et notamment française, vite remplacé, comme nous le verrons par d’autres…

L’objectif de cette publicité était de montrer à la fois que les détenus n’étaient pas maltraités, au contraire, et qu’ils en sortaient « rééduqués », capables de s’intégrer dans la « communauté du peuple » nationale-socialiste. Il s’agissait aussi d’un avertissement à ceux qui seraient tentés de s’opposer à la politique en vigueur. Durant les premiers mois, des conférences de presse furent même organisées, montrant ouvertement le cynisme du nouveau régime.

Cycle : 1945, l'ouverture des camps

Il y a 75 ans : la découverte des « camps de la mort » nazis

Avec un collège de spécialistes de la période, retrouvez une série d’articles pour revenir sur la couverture par la presse de la découverte des camps de concentration et d'extermination.

 

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Ainsi, en mars 1933, Heinrich Himmler, Reichsführer de la SS, député nazi et préfet de police de Munich, annonça dans une conférence de presse l’ouverture d’un camp près de Dachau, destinés entre autres aux marxistes, aux communistes, mais aussi à des opposants d’extrême droite, sur le prétexte de la mise en péril de la sécurité de l’État. Dans la même conférence, Himmler annonça aussi l’ouverture prochaine d’autres camps sur tout le territoire. Cette information fit la Une de la presse internationale.

Toutefois, la presse française fut dépendante, dans un premier temps, de sa consœur allemande : faute de pouvoir envoyer des correspondants, les journaux français étaient obligés de se fier aux articles parus outre-Rhin et de les citer. Elle reprenait aussi des dépêches de l’agence Havas. Bien qu’ils émissent parfois des réserves, les erreurs résiduelles, ou de traduction, en firent des relais de la propagande nazie.

De ce fait, la plupart des journaux français, apprenant la création de ces camps, firent preuve de prudence dans le traitement de l’information, reprenant les communiqués officiels sans les commenter, tel cet article :

« L’ancien président du Reichstag et leader social-démocrate Paul Loebe, arrêté depuis plusieurs semaines, vient d’être conduit dans un camp de concentration aux environs de Breslau, ainsi que la femme de l’ancien préfet socialiste de Basse-Silésie, Luedemann, parce qu’elle aurait répandu des informations fausses. »

Cependant, dès le mois de juin 1933, la presse française dépêche dans le pays des envoyés spéciaux qui leur font parvenir divers articles traitant de ces camps, qui sont soit des articles isolés, soit s’inscrivant dans une série sur l’« Allemagne nouvelle ». Tous ont cependant une caractéristique : ils insistent sur les violences subies par les personnes internées, sans parler de ceux qui y sont décédées, tel l’écrivain juif, anarchiste et homosexuel Erich Mühsam assassiné par les SS en juillet 1934 dans le camp d’Oranienburg.

Au fur et à mesure que les informations parviennent en France, celles-ci deviennent plus nombreuses et précises au sujet des arrestations et des tortures. Le 12 septembre 1933, L’Humanité consacre un article, très précis, cartographiant les camps et faisant une typologie des personnes qui y sont alors internées :

« Sous la croix gammée. 35 000 à 40 000 prisonniers dans 45 camps de concentration. »

L’auteur de l’article, pas dupe, insiste également sur la mise en scène des visites de la part des journalistes, insistant sur le fait que celles-ci ont lieu dans des « camps modèles » : Oranienburg, Dachau ou Heuberg.

En effet, celles-ci sont mises en scène et tout y est calculé à des fins évidentes de propagande : le parcours est très étudié, minuté, avec des rencontres peu fortuites, les journalistes se transforment alors inconsciemment en diffuseurs du cynisme hitlérien, en particulier lors de visites organisées par les nazis. Ce cynisme est poussé jusqu’à créer une fausse monnaie ne circulant que dans les camps :

« MONNAIE SPECIALE POUR CAMP DE CONCENTRATION

Le camp de concentration de Orianenburg, qui contient 830 prisonniers, a été pourvu d’une monnaie spéciale dite monnaie de camp.

Cet argent, qui est destiné aux prisonniers désireux de faire de menus achats à la cantine avec les sommes envoyées par leurs familles, comporte des billets de 5, 10,50 pfennigs et 1 mark. »

La stratégie de communication fut étendue et progressivement, les reportages, d’abord de la presse allemande puis étrangère à compter du second semestre 1933, furent acceptés, voire encouragés, dans le cadre de visites organisées, transformant la presse en relais du nouveau régime.

Les nazis poussèrent cette logique de communication jusqu’à produire, notamment en 1934, des brochures réfutant les accusations de violences physiques, dont l’usage de torture, sur les détenus et brossant a contrario des scènes idylliques de la vie dans ces camps.

Ainsi, Le Petit Parisien du 7 avril 1934 titre un article « Des sanctions sont prises en Allemagne contre les geôliers tortionnaires », reprenant la propagande du nouveau régime :

« Le général Hermann Gœring, ministre président de Prusse, a eu la surprise, récemment, d’apprendre l’existence à Stettin d’un camp de concentration au sujet duquel, contrairement à ses instructions, on ne lui avait adressé aucun rapport.

Il prescrivit une enquête. Celle-ci révéla que les détenus politiques avaient été soumis par leurs gardiens à des traitements odieux. Le général Gœring prit aussitôt des sanctions sévères. Il fit arrêter huit fonctionnaires de police qui ont comparu aujourd’hui devant le tribunal de Stetttin.

Sur les huit, sept ont été reconnus coupables de manquements très graves à leurs fonctions et de s’être livrés sur les prisonniers confiés à leur garde à des sévices ayant entraîné des blessures dangereuses pour la vie des prisonniers.

Ils ont été condamnés à des peines variant de neuf mois de prison à treize ans de travaux forcés. Le huitième a été condamné à une amende. »

Cela changea à la fin de la « mise au pas » de la société allemande dont l’acmé fut la Nuit des longs couteaux le 30 juin 1934, qui vit l’élimination des cadres dirigeants, mais pas seulement, de la SA. À partir de ce moment, la presse ne fut plus la bienvenue et ne fut plus autorisée à faire des reportages dans les camps.

Mais, à cette date, les journalistes se sont déjà désintéressés de ce sujet, d’autant que la presse a fait écho de libérations substantielles d’internés à la fin 1933.

Tout leur semble avoir été dit sur la nature de l’Allemagne nazie, sa violence et sa pérennité. À la même date, ils se passionnent pour le procès de Leipzig qui devait juger les supposés coupable de l’incendie du Reichstag. Un sujet remplace un autre.

Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur de Les Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.