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Corneliu Codreanu, « l’Archange » de l’enfer roumain

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

À la fin des années 1920, la France assiste à la montée en puissance d’un parti d’ultra-droite roumain, la Garde de Fer. Pro-nazie et farouchement antisémite, cette « légion » funeste brille par l’aura de son leader, l’« archange » Codreanu.

À la suite de la série des traités de paix de 1919, la Roumanie double son territoire au détriment de ses voisins hongrois, bulgare et soviétique. La « Grande Roumanie », dont la France attend beaucoup, est une puissance régionale aux pieds fragiles : un tiers de la population est  alors constitué de minorités, parmi lesquels 728 000 Juifs – aujourd’hui, on ne compte plus guère que quelque 3 000 Juifs roumains.

Durant les vingt années séparant la Roumanie d’une guerre à l’autre, le poison de l’antisémitisme, la « honte du siècle », ce « socialisme des imbéciles » pour paraphraser Bismarck, est inoculé dans toute la société roumaine, devenant un axe politique majeur et même l’horizon programmatique de formations ultra-nationalistes. Instrumentalisé par la monarchie pour ses propres intérêts autocratiques, il atteint dans ce pays profondément orthodoxe des summums de violence et de haine qui déboucheront à la destruction de la communauté juive de Roumanie.

Cette catastrophe fut notamment portée à maturation par un homme, Corneliu Zelea Codreanu, et son mouvement, la Garde de Fer.

À l’exception de quelques voix perdues dans la nuit noire tombant sur l’Europe, la presse française ne sut jamais prendre à sa réelle mesure le poison distillé dans un pays alors considéré comme un allié sûr et francophile.

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Le roi Carol II, initialement écarté du trône, est finalement couronné en juin 1930, sous le double effet d’une crise du régime parlementaire et du choc de la crise économique dans un pays agricole aux finances archaïques. Désireux de renforcer son pouvoir face au parlement, le nouveau roi s’appuie toujours davantage sur la droite réactionnaire. Ce choix conduira à l’expérience malheureuse de l’association au pouvoir de l’extrême droite face au danger de La Garde de Fer pronazie, envers laquelle le pouvoir n’eut de cesse de faire montre de la plus grande indulgence.

Le roi sera déposé en septembre 1940 par cette même extrême droite et au nom d’un homme passé du stade de martyr politique et de légende mystique à celui de héros national après son assassinat sur ordre du roi : Corneliu Codreanu.

Cette descente aux enfers débute seulement seize ans plus tôt, dans le sang. Tandis que le vent glacial de l’antisémitisme balaie de nouveau l’Europe centrale et orientale, Albert Londres publie dans Le Petit Parisien en 1929 un reportage poignant sur la condition misérable des Juifs en Roumanie.

L’antisémitisme occupe dans la Roumanie de l'entre-deux-guerres une place centrale, notamment sous l’impulsion d’un intellectuel raciste, Alexandru Cuza (1857-1947), professeur à l’université de Laşi et idéologue influent parmi la jeunesse roumaine. Vu par les antisémites français, Cuza est l’idéologue, « le Drumont des Roumains », « l’inventeur de la croix gammée un demi-siècle avant Hitler ». Mais il semble bientôt dépassé par son jeune disciple, Corneliu Codreanu (1899-1938), leader étudiant de l’université de Laşi et fils du vice-président de la Ligue de défense nationale chrétienne de Cuza.

Codreanu organise bientôt son propre mouvement : la Légion de l'Archange Michel, qui mute pour devenir rapidement « La Garde de Fer ». Entretemps, il avait acquis une grande célébrité.

Le 26 octobre 1924, Codreanu abattait en effet le préfet de police de Laşi. Ce fonctionnaire avait eu le malheur de s’interposer lors de troubles antisémites fomentés par la Jeunesse nationale chrétienne, réclamant la limitation de l‘accès des Juifs à l’université. Le procès fut instruit dans une petite ville de Moldavie comptant une importante communauté juive, en mars 1925. À cette occasion, les organisations antisémites se répandirent  sur la ville et se livrèrent à un pogrom. Face à la réprobation des chancelleries étrangères, l’État roumain prétendit que les Juifs avaient été à l’origine des dévastations. Pendant ce temps, on se pressait à la barre pour attester des qualités et de l’héroïsme de l’assassin, élevé au rang de martyr patriote. Codreanu est acquitté et triomphe.

Codreanu, en tenue traditionnelle roumaine, avec sa femme Elena, 1925 - source : WikiCommons
Codreanu, en tenue traditionnelle roumaine, avec sa femme Elena, 1925 - source : WikiCommons

Les partisans de Cuza comme les « Légionnaires » font de l’antisémitisme, du soutien au roi et de la religion leur axe programmatique, le tout imprégné de divers rites et symboles empruntés au fascisme. La Garde de Fer y ajoute le recours systématique à la violence, l’illégalisme et un profond mysticisme.

Codreanu sait se mettre en scène. Il apparaît en costume et à cheval dans les villages pour appeler les foules de paysans à s’attaquer aux Juifs. La Garde de Fer tient pignon sur rue à Bucarest, dans la Maison Verte, dont Le Petit Parisien cite quelques extraits édifiants du règlement :

« Sera puni de mort tout Roumain ami d'un Roumain qui s'est vendu aux Juifs. »

De fait, les violences contre les juifs sont quotidiennes, parfois commises en pleine rue par des policiers. Depuis Paris, la Ligue des Droits de l’Homme alerte sur la terrible situation et un grand meeting sur l’antisémitisme en Roumanie est tenu salle Wagram au mois de mai 1930. Les pressions internationales se multiplient.

Codreanu est finalement interpellé en juillet 1930, avant d’être de nouveau acquitté puis élu au parlement en juin 1931. Son premier discours de député exige l’expulsion des élus juifs. En mars 1932, la grande synagogue et plusieurs commerces juifs de Laşi sont saccagés par des membres de la Garde de fer. Des mesures sont prises mais en décembre 1933, le président du Conseil roumain est abattu par un Légionnaire.

La loi martiale est alors proclamée. Plusieurs arrestations sont opérées parmi des figures du régime ou de l’armée. 52 accusés sont traduits en justice mais le procès s’achève une fois de plus par un acquittement général. La Garde de Fer dissoute par décret royal, Codreanu créé aussitôt un nouveau parti : « Tout pour la Patrie », qui entend peser aux élections législatives cruciales de décembre 1937.

Vu de France, Codreanu paraît très exotique, excentrique. Tour à tour décrit comme « bakouniniste » ou « fasciste », l’attelage monstrueux « mi Hitler, mi Raspoutine » inventé par un journaliste de Ce Soir paraît être au plus près des représentations françaises. En effet, bien davantage que son antisémitisme frénétique, les journaux  nationaux se passionnent pour son mysticisme et ses traits physiques. Les envoyés spéciaux sont fascinés par ce jeune illuminé dont le principal tort semble être de trop regarder vers l’Allemagne d’Adolf Hitler

Le journal de centre-gauche L’Aube tombe par exemple sous le charme de son « magnétisme » qui « force la sympathie » tandis que le quotidien communiste Ce soir est frappé par la « douceur » de l’assassin en chef :

« C’est un homme de 37 ans. Ce qui frappe et étonne, chez ce condottiere, surtout quand on connaît son passé, c'est son extrême douceur apparente, douceur du visage, de la voix, du geste. 

En le regardant on se demande : Est-il possible que ce jeune homme ait donné l'ordre de tuer, comme il l'avoue sans ambages, et même fièrement ? Qu'il ait tué de sa propre main ? […] 

Il a pourtant le regard si paisible ! Est-ce un aventurier, un illuminé, un cabotin ? S'il joue la comédie, c'est un artiste dramatique d'un talent exceptionnel. »

De même, le journal de gauche Marianne s’y intéresse :

« Cet état-major voit dans son chef une sorte d'apôtre et le vénère. La discipline est littéralement “de fer” […].

Le salut est celui des fascistes et des “nazis”. La seule occasion où toute la Garde rassemblée peut voir de ses yeux le “Capitaine”, devenu figure légendaire, est la fête de l'archange Michel, patron de toute l’institution. »

Le plus droitier Journal semble paradoxalement moins convaincu par le démagogue roumain, « terroriste et prophète », rappelant que « la crédulité, l'ignorance, le mysticisme, sont à la base du système Codreanu ». De fait, les soubresauts de la vie politique roumaine sont jugés à l’aune des mœurs un peu sauvages d’un pays considéré comme hors du temps :

« Ces gens simples et bons étaient une proie trop facile pour un Codreanu. »

Au fil de la presse, on constate que les acquittements successifs de Codreanu sont portés à son crédit. Certains sont éblouis. Les frères Tharaud publient une biographie du monstre intitulée L’Envoyé de l’archange. L’antisémite Je Suis Partout plaide la cause des « Légionnaires » tandis que l’écrivain d’extrême droite Lucien Rebatet se fait le thuriféraire de l’accusé, « victime du judaïsme universel ».

Quelques rares voix ne cessent de dénoncer la légende bâtie de toutes pièces autour de « l’aventurer hitlérien » mais rien n’y fait. Le Petit Marseillais publie un feuilleton dont le style comme les illustrations font du monstre antisémite un personnage de roman, triste Monte Cristo.

Aux élections de décembre 1937, Tout pour la Patrie remporte ainsi une trentaine de députés. En France, d'aucuns expriment leur satisfaction de voir le roi obliger d’appeler au pouvoir un antisémite patenté, chargé de couper l’herbe sous le pied de « l’Archange » par l’émission de nouvelles mesures contre l’invasion de la « population vagabonde ». Le programme de celui-ci est simple : « la Roumanie aux Roumains ». On envisage alors de déporter les Juifs vers Madagascar et « de les faire garder par des bateaux appartenant à toutes les nations du monde ».

Cette fois, la SDN semble vouloir se saisir de la situation dramatique des Juifs de Roumanie. Mais Paul Nizan, envoyé spécial pour Ce Soirsignale que la question ne sera pas débattue, l’assemblée ne souhaitant pas déstabiliser davantage la monarchie roumaine. Une simple commission d’enquête envoie le martyre des Juifs roumains dans un tiroir. La France a besoin de l’alliance avec la Roumanie, donc d’une stabilité du régime.

En février 1938, le roi opère un coup d’État et fait arrêter tous les cadres du mouvement légionnaire. Codreanu est alors interné sur l’île des Serpents, au large des bouches du Danube. Le procès s’ouvre en mai 1938, on « trouve » bientôt des « preuves » assurant de la collusion de Codreanu avec une puissance étrangère, mais le procès atteint rapidement ses limites : un témoin à charge est appelé à la barre, 116 par la défense. Il est condamné à dix ans de travaux forcés

Le 30 novembre 1938, Codreanu et plusieurs cadres légionnaires sont assassinés dans leurs cellules, sous prétexte d’une tentative d’évasion.

Corneliu Zelea Codreanu entouré de Légionnaires, à Bucarest, 1937 - source : WikiCommons
Corneliu Zelea Codreanu entouré de Légionnaires, à Bucarest, 1937 - source : WikiCommons

Pour Le Journal, c’est « une vie d’aventures » qui s’achève. Le quotidien nationaliste L’Action Française attribue son assassinat à une  « conjuration d’Israël » et de la monarchie roumaine.

Un an plus tard, en conséquence du changement de l’équilibre des forces en Europe, le roi Carol II est destitué par celui-là même qu’il a placé aux rênes du pouvoir en Roumanie, le général Antonescu, qui s’appuie sur les cadres de la Garde de Fer. Codreanu est alors réhabilité et son corps transporté dans un mausolée. Le « Conducator » prend soin de revêtir la chemise verte de l’archange déchu tandis que défilent les légionnaires, bras tendus.

Soumise, la Roumanie rentre dans l’orbite nazie en cédant près de la moitié de son territoire à la Hongrie, à la Bulgarie et à l’URSS. En 1941, suite à une tentative de putsch de la Garde de Fer, Antonescu écarte du pouvoir les légionnaires mais non pas la mémoire de Codreanu, qu’on imagine même un instant faire canoniser.

Puis, tandis que l’armée roumaine pénétrera en URSS du côté des forces de l’Axe, les directives d’Antonescu seront « d’éliminer l’élément judaïque du territoire de Bessarabie », premier point du funeste projet de Codreanu. On estime aujourd’hui que le régime d’Antonescu a pris part à la mort ou à l’expulsion de près de la moitié de la population juive  roumaine d’avant-guerre.

Pour en savoir plus :

SANDU (Traian), Un fascisme roumain. Histoire de la Garde de fer, Paris, Perrin, 2014

BOISDRON (Matthieu), La Roumanie des années trente : De l’avènement de Carol II au démembrement du royaume (1930-1940), Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2007

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est diplômé de l’École pratique des hautes études (Paris, EPHE).