« Le passage à tabac, une institution nécessaire »


Après la diffusion de vidéos de violences policières commises lors des manifestations contre la réforme des retraites et la mort d’un homme lors d’un contrôle routier, Emmanuel Macron a rappelé à l’ordre policiers et gendarmes lors d’un déplacement à Pau mardi 16 janvier.

En 1906, Georges Clemenceau, alors ministre de l’Intérieur, fait interdire le « passage à tabac ». Tout-Paris, chroniqueur du quotidien Le Gaulois, en rend compte dans l’édition du 10 juillet et s’amuse de la réaction des agents de police parisiens qui considèrent que bourrer de coups les malandrins ou même quiconque se trouve sur leur chemin participe « au prestige du gardien de la paix. »

 

 

Depuis vingt-quatre heures une vive émotion, je pourrais dire une vive agitation règne dans les postes de police parisiens, notamment à la permanence de la Cité où le service est assuré par les agents des brigades centrales. Depuis vingt-quatre heures, ici et là, on discute ironiquement à voix basse, on ricane, on se pousse du coude, on hausse dédaigneusement les épaules, et, finalement, chacun conclut : « C’est de la bouillie pour les chats ! »

Que se passe-t-il donc ? Pourquoi cette émotion ? Pourquoi cette agitation chez ceux qui sont chargés de faire respecter l’ordre et la paix ? Pourquoi cette réflexion irrespectueuse ?

Tout simplement parce que, le matin, a été affichée, par ordre ministériel, une circulaire du préfet de police interdisant le « passage à tabac ». Vous savez, ou tout au moins vous avez entendu parler du « passage à tabac ». Il consiste, pour les agents, à bourrer de coups de poing et de coups de pied les individus arrêtés. Ce petit exercice se passe généralement dans les rues désertes et dans les postes de police, loin des fâcheux. L’individu assommé hurle de douleur, une nouvelle bourrade lui est assénée pour lui apprendre la patience, alors il invective ses assommeurs : « Bourreaux ! assassins ! »

Alors, son affaire est claire le procès-verbal qui le concerne relate « Rébellion, outrages, voies de faits ». La correctionnelle le guette : six mois de prison.

Tout cela n’aurait qu’une importance relative si le « passage à tabac » était seulement appliqué aux malandrins qui, eux, n’hésiteraient pas, le cas échéant, à planter leur couteau dans la poitrine d’un agent, mais il était devenu d’un usage commun, et dans les manifestations combien de jeunes gens arrêtés pour des peccadilles ont eu à en souffrir !

Il y a sept ans, M. Charles Blanc, alors préfet de police, fut remplacé à cause d’un incident de ce genre. On manifestait rue Montmartre, à l’occasion de je ne sais plus quel événement. Les agents arrivèrent en colonne serrée et raflèrent tous les assistants, parmi lesquels plusieurs journalistes, que le devoir professionnel avait appelés en cet endroit.

Malgré les protestations des « délinquants », tous furent conduits au poste de la rue de la Banque. Là, pour n’en pas perdre l’habitude, les agents les passèrent consciencieusement à tabac, puis on s’expliqua.

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Hélas ! les explications arrivaient un peu tard. L’identité de chacun reconnue, il fallut bien ouvrir toutes grandes les portes du poste de police. Éclopés, tirant la jambe, les membres endoloris, nos confrères réintégrèrent leurs bureaux de rédaction respectifs – battus mais pas contents. Une plainte collective fut adressée au ministre de l’Intérieur, les agents assommeurs furent révoqués, et un successeur fut donné peu après au préfet de police.

Ces exécutions ne produisirent, d’ailleurs, aucun effet et, si pendant quelques mois le passage à tabac fut moins violent, il ne tarda pas à reprendre tous ses droits.

Je sais bien que jamais, en haut lieu, on n’eut la franchise de l’avouer. Lorsque des manifestants arrêtés au quartier Latin ou sur les boulevards s’en plaignaient, on leur répondait toujours : « Le passage à tabac ? Allons donc ! Des inventions ! »

Donc, puisque le ministre de l’Intérieur a reconnu officiellement les pratiques de ce jiu-jitsu primitif, qu’il vient d’interdire formellement, les doléances des plaignants étaient fondées et ceux qui affirmaient le contraire donnaient une violente entorse à la vérité, histoire de la démolir également.

Maintenant M. Clemenceau sera-t-il plus heureux avec son petit papier ministériel que ne le fut son prédécesseur de 1899 ? Cela me paraît peu probable.

Pour les agents, le passage à tabac est obligatoire.

— Pourquoi ?

— Parce que nous devons nous faire craindre.

— Les assassins craignent les inspecteurs de la Sûreté et cependant ceux-ci ne les rouent pas de coups.

— Cela n’a aucun rapport.

— Je ne comprends pas.

— Suivez bien mon raisonnement. Un assassin est certain de passer en cour d’assises où la condamnation qui l’attend est toujours très sévère : les travaux forcés, parfois la peine de mort. Un malandrin ramassé sur la voie publique pour scandale comparaît devant les juges correctionnels qui lui infligent quelques jours, quelques semaines de prison. La peine est vite purgée. Dès sa libération, le malandrin reparaît et recommence ses exploits. Si nous nous contentions de le conduire gentiment au poste, il se moquerait de nous alors, par une leçon un peu rude, nous lui enlevons l’envie de recommencer. De cette façon, il nous craint davantage que les juges de la correctionnelle.

—Vous avez des arguments plus… frappants.

— Vous l’avez dit.

— Mais la circulaire du préfet de police va mettre bon ordre à cette débauche de coups de poing ?

—N’en croyez rien.

— Cependant les agents convaincus de se livrer, sur les gens arrêtés aux fantaisies du passage à tabac seront révoqués ?

— D’accord. On y mettra un peu plus de discrétion, voilà tout.

— Autrement dit ?

— Nous choisirons le moment où il n’y aura aucun témoin en vue. Je vous le répète, le passage à tabac est obligatoire. Le supprimer serait amoindrir le prestige du gardien de la paix.

— Voilà qui est précis. Le passage à tabac, de l’avis de ceux qui le pratiquent, est une institution nécessaire au bon ordre de la capitale ; tout gardien de la paix qui se respecte doit en user et même en abuser, quand l’occasion se présente.

Je veux croire encore que ce n’est pas absolument courant et que comme dit la chanson, il y a des agents qui « sont de braves gens » à qui répugnerait de porter la main sur un individu conduit, les menottes aux poings, au poste de police voisin.

Tout-Paris

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Le Gaulois de Henry de Pène et Edmond Tarbé des Sablons, 1868-1929

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