L'astronaute Claudie Haigneré: "Les premiers astronautes qui iront sur Mars sont nés, mais ils sont encore à la maternelle!"
L’astronaute française Claudie Haigneré était l’invitée cette semaine des Grandes conférences catholiques. Nous l’avons rencontrée pour évoquer l'exploration de Mars, la Lune, mais aussi les risques qui pèsent sur les satellites, critiques pour notre vie quotidienne.
- Publié le 26-01-2020 à 14h58
- Mis à jour le 10-03-2020 à 12h09
L’astronaute française Claudie Haigneré, qui fut aussi ministre et est actuellement conseillère auprès du Directeur général de l’Agence spatiale européenne (ESA), était l’invitée des Grandes conférences catholique, cette semaine. Nous l’avons rencontrée lors de son passage à Bruxelles.
2020 sera une année martienne. Une année exceptionnelle ?
C’est une grande année martienne. Il y a en effet des fenêtres de tir pour les missions martiennes, en fonction de la position des orbites (de la Terre et de Mars, NdlR). Et à l’été 2020, c’est la bonne fenêtre ; plein de sondes vont partir. Il y a Mars 2020, mission américaine, avec des coopérations bilatérales ; il y a ExoMars, une mission de l’Agence spatiale européenne (ESA) en coopération avec la Russie. On va déposer sur Mars un lander et un petit rover (nommé Rosalind Franklin en hommage à une femme scientifique exceptionnelle), avec une foreuse, pour essayer d’aller à quelques mètres de profondeur, pour mieux analyser et mieux regarder, essentiellement des traces biologiques. Ce sera une première. Ce serait exceptionnel qu’on trouve des traces d'une forme de vie passée ! Cela accompagnera la mission Mars 2020, qui va prélever des échantillons sur Mars et les stocker sur place. Et dans la prochaine mission Mars Sample Return, il est prévu de récuperer ces échantillons et de les ramener sur Terre pour analyse (une première là encore et l'ESA y participera avec la NASA) . C’est vraiment extraodinaire et passionnant! Il va aussi y avoir une mission des Emirats, Hope. Il y a aussi les Chinois avec la sonde Huoxing 1...Un train de missions à destination de la planète rouge en cet été 2020.
On assiste à une compétition, ou il s’agit d’une opportunité ?
Je le verrais plutôt comme une opportunité. On sait que les fenêtres de tir vers Mars ne sont pas fréquentes, que les missions martiennes sont très complexes sur le plan des opérations. Dans le passé, il n'y a pas eu 100 % de réussite avec les missions automatiques, donc il ne faut rater aucune opportunité. Et puis, il y a des pays qui acquièrent de la maturité technologique. Les Emirats par exemple développent essentiellement la sonde ( le lanceur est japonais, NdlR). Il y a des capacités d’accès à l’espace qui n’existaient pas précédemment et qui permettent à des pays qui n’ont pas toutes les technologies d’avoir un segment sur lequel ils sont présents. Je pense que pour l’exploration martienne, on est encore beaucoup dans un schéma de coopération scientifique voir même technologique. Si on prévoit d'aller à l'avenir au-delà de l’exploration robotique - on parle tous de missions habitées sur Mars - cela sera une aventure en cooperation. C’est très ambitieux, très complexe. Et on a besoin, pour arriver à cette étape-là de travailler de façon synergique et complémentaire et de mettre en commun les données et leur analyse. Avec les Américains, l'ESA travaille sur une mission en cours de préparation, le Mars Sample Return. Ces échantillons ramenés (de Mars) vont être mis à disposition des laboratoires du monde entier. D’ailleurs, cette coopération scientifique permet d'établir et entretenir des relations partenariales , véritable outil diplomatique, comme avec nos partenaires chinois par exemple. Sur ce qui est la coopération plus technique, opérationelle, économique bien sûr, c’est compliqué et la compétition entre dans le jeu à côté de la cooperation. La cooperation scientifique de l'ESA avec la Chine marche bien.
Il y a eu beaucoup de doutes sur la mission européenne. On y sera à l’été ? La mission européenne décollera bien ?
Si vous écoutez tout récemment David Parker, directeur de l’exploraton humaine et robotique de l’ESA (HRE) , il exprime publiquement sa confiance après les derniers tests en particulier pour les parachutes.
Certains pensent que cette mission a été sous-financée. Les financements européens sont suffisants pour ambitionner Mars ?
Lors de la conférence des ministres de l'espace des états-membres de l'ESA en novembre 2019 à Séville, il y a eu confirmation du niveau d'ambition de l'exploration martienne et le budget correspondant a été souscrit, dans un chapitre "Cornerstone" dédié à cette mission à venir et à la préparation de la mission Mars Sample Return. Une forme de "sacralisation", la volonté est là, l'expertise également, restent les impondérables techniques et le cours de nos coopérations avec nos partenaires russes et américains.
Et le premier homme pour Mars pour 2033, comme la Nasa l’affirme, c’est toujours prioritaire ?
Nous en tous cas, on ne l’a pas (cette date, NdlR) dans notre feuille de route, à l’Agence spatiale européenne. 2033 ? Il y a encore beaucoup de problèmes à résoudre. Déjà, la difficulté d’amarssissage en douceur, ensuite la capacité de redécoller et donc revenir. Il reste beaucoup de problèmes à résoudre aui requièrent encore un apprentissage opérationnel: s’installer, construire un habitat qui permette de se protéger des radiations, travailler... Il y a plein de sujets : d’autonomie, de psychologie, physiologiques, médicaux... Il y a beaucoup de sujets qui n’ont pas de solutions aujourd’hui encore. Treize ans, moi, ça me paraît court ! Je dis souvent que les futurs astronautes (qui iront sur Mars, NdlR) sont nés, mais ils n’ont pas encore le bac. Cela nous donne un petit peu de temps. Ils sont au début de leurs études - maternelles ! Ils sont encore petits. L'ESA va probablement ouvrir une nouvelle sélection dans l'année qui vient (critère d'âge 27-37 ans) en vue de la destination lunaire plus que martienne. Mais beaucoup d'équipes scientifiques et techniques sont mobilisées vers la destinaton Mars ainsi que les industriels.
Après Mars, il y aura la Lune sur laquelle les Américains veulent atterrir en 2024. Cela semble court aussi… C’est possible ?
Cela va dépendre de la mobilisation de toutes les entités. A la fois l’aspect budgétaire, le type de partenariat de développement technologique (lanceur, vaisseau de transport et infrastructure habitable) et l’efficacité des partenariats avec les entreprises privées. Parce que ce sont beaucoup les entreprises privées - avec les crédits publics de développement et approvisionnement, bien sûr- qui sont en train de développer les choses. Vous avez vu le test de Space X sur le véhicule habité dimanche. Jeff Bezos et d’autres entreprises privées sont en train de proposer des alunisseurs où l’on pourra déposer les charges utiles, pour commencer à mettre sur pied les missions robotiques éclaireurs préparant la suite. L’ESA est dans l’aventure puisque c’est l'ESA et les industries européennes qui développent le module de service du vaisseau Orion (ESM European Service Module) qui amènera les équipages sur la plateforme Gateway. (...) On avance. Si politiquement, la volonté y est, cela va suivre derrière, dans les équipes scientifiques, techniques et industrielles. C’est compliqué, c’est un défi important, passionnant et inspirant.
C’était capital que l’Europe soit présente dans cette démarche américaine vers la Lune ?
Que l’Europe soit présente dans l’exploration, qu’elle ait quelque chose à dire (sa voix) à apporter par sa vision (sa voie), cela me paraît indispensable. L'Europe a les talents, les compétences techniques, une longue histoire d'exploration de mondes nouveaux. Elle a des valeurs à porter : coopération multilatérale, avec des objectifs pacifiques, au service de l'humanité, dans l'équilibre des intéréts scinetifiques et économiques, en respectant ce bien commun, patrimoine de l'humanité que sont les corps célestes, la Lune en particulier. Donc à un moment, il faut des règles, des standards qui soient définis. L’Europe a bien sûr sa légitimité à contribuer à ces sujets au-delà de ses apports technologiques.
Après, est-ce que l’Europe aurait pu le faire toute seule, ce n'est pas la question. Les Chinois sont partis, les Américains sont partis... Je pense que l’Europe n’est pas dans la volonté et l’état d’esprit aujourd’hui, de faire aventure toute seule sur un ensemble de programme lunaire. Par contre, je pense que l’Europe devrait être plus ambitieuse et être un partenaire plus essentiel à l’aventure aujord'hui réinitiée pas les USA et la NASA. Vraiment apporter quelque chose, qui, si cela n’est pas là, l’aventure ne se fait pas. Un partenariat essentile, d'interdépendance, où chaque partenaire a vraiment les clés d’entrée du système. Et pourquoi pas, sur certains segments avoir sa propre autonomie et définir sa mission, et ne pas être obligatoirement à chaque instant, soumis à des évolutions incomplètement contrôlés pour nos intérêts européens. L'Europe a montré dans de multiples domaines sa capacité d'autonomie stratégiques (accès à l'espace avec des lanceurs performants, superbes missions pionnières scientifiques, les programmes d'applications satellitaires tels Copernicus et Galiléo, à la fois hautement compétitifs et levier de cooperation pour les enjeux globaux de notre planète (climat, developpement durable)...Le niveau du partenariat stratégique dépend autant d'une volonté politique, des investissemnts dédiés que des compétences technologiques .
Cela fait partie du narratif européen de ce 21e siècle qui doit réintroduire l'audace et la projection vers l'avenir de l'humanité au-delà des contours de notre continent, et même de notre belle planète Terre. Je pense que la jeunesse européenne en a l'appétit.
Ces derniers temps, dans le domaine de l’espace, on parle aussi beaucoup de tout ce qui est “force spatiale”, comme l’administration Trump en prévoit une. Une idée est de se protéger des risques que peuvent courir les satellites qui orbitent autour de la Terre…
Aujourd’hui, il faut effectivement se poser la question de la protection de cet espace extra-atmosphérique. Il y a classiquement les corps géocroiseurs, des météorites qui peuvent croiser l'orbite terrestre, et donc on réfléchit à comment changer leur trajectoire. En novembre, les états-membres de l’ESA ont décidé de financer un projet pour commencer à travailler sur ces techniques de “déflexion”, de modifications de trajectoires par impact. Et puis dans l’espace qui entoure notre terre, il y a de plus en plus de constellations de satellites, pour des constellations d’observation de la Terre et des constellations pour apporter Internet à tous (comme le Starlink, d’Elon Musk, NdlR). Et cela, cela veut dire des milliers de satellites en orbite. Sur des orbites assez proches, qui sont en banlieue terrestre. Il y a le problème de la régulation d’accès, de la surveillance des trajectoires, et puis éventuellement de nettoyer les débris spatiaux. Cela fait aussi partie des sujets “safety” de l’espace, et on se dit qu’il va falloir que l’on soit très très vigilants pour notre environnement extraterrestre et pas seulement notre environnement terrestre.
Parmi les risques qui pèsent sur les satellites, on évoque en particulier le brouillage, de hacking… Et bien d’autres…
On se souvient du tir de destruction d’un satellite chinois ; évidemment, cela a créé des débris spatiaux. Ces tests (le 11 janvier 2007, la Chine a réussi à détruire un de ses anciens satellites en orbite au moyen d’un missile lancé depuis son territoire, NdlR, et il y a eu encore plus récemment une démonstration indienne) ont encore plus alarmé et rendu vigilant à ce sujet. C’est là l’impact mécanique. Il y a aussi des impacts non mécaniques (qui peuvent perturber le fonctionnement des satellites, NldR) comme les éruptions solaires et les radiations, la météo spatiale (space weather). Or, toutes ces constellations en orbite, elles sont critiques pour notre quotidien, individuellement et pour des enjeux socio-economiques). C’est à partir de ces données (en quantité, big data à collecter et stocker) qu’on a la possibilité de développer des services indispensables à notre quotidien: télécommunications (pour les populations non desservies par les infrastructures terrestres et ou pour les évolutions technologiques au dela de notre 4/5 G actuelle), la météo, l’observation de la Terre, la géolocalisation précise, les politiques publiques de surveillance des frontières, de surveillace des mers, l’agriculture de précision. Donc cette infrastructure critique nous impose des devoirs pour la protéger, dont evidemment l'attention à la cybersécurité, tout autant que notre capacité à l'entretenir et a toujours innover. Et puis, il y a tout ce qui est les aspects de cybersécurité. Comme effectivement, ce sont des infrastructures critiques, ça développe des appétits de brouiller, de transformer des données, de pirater, de hacker... En novembre, il y a un nouveau pilier d’activités qui a été porté par nos états-membres, qui s’appelle safety and security et qui porte sur les géocroiseurs, les débris spatiaux, la météo spatiale et la cybersécurité. Il y a plus qu’une prise de conscience de l’ESA, del'union européenne et des états membres, il y a une prise de décisions et financement pour l'action.
Une force spatiale européenne, un peu sur le modèle américain, ce serait utile ?
Je ne sais pas répondre au niveau de l’Europe. Si vous regardez en France, il y a une stratégie spatiale de Défense. Vous avez peut-être entendu le discours de la Ministre de la Défense et du président Macron. La France a toujours été un pays très très porteur dans ses stratégies spatiales et clairement l’agence spatiale française a une composante d’activités civiles et une composante d’activités de Défense. Des satellites qui écoutent et qui regardent, ça existe depuis longtemps... En France, aussi. La gouvernance de ces activités n'avait pas fait l'objet d'une organisation si spécifique. C'est le cas aujourd'hui dans de plus en plus de pays. Au dela de la militarisation classique, beaucoup considèrent aujourd'hui l'Espace comme un espace de conflits potentiels voir comme un théatre d'opérations. On n’appelait pas cela Space Force, mais il y avait bien un endroit qui collectait ces données et on en faisait quelques chose pour prendre des décisions et être le mieux informé possible de ce qui se passe dans le monde. La France a créé un commandement de l’espace, fin de l’année dernière. Par contre en ce qui concerne l'ESA, sa convention fondatrice stipule que son champ d'action est strictement limité à des activités "pacifiques",
Au niveau des institutions européennes, il y a aussi des évolutions...
Les autres partenaires de la politique spatiale européenne - Union européenne, commission européenne, certains états-membres européens - réfléchissent aujourd'hui à ces sujets d'autonomie et de souveraineté stratégique européenne, et mettent en place des programmes d'action. Il y a aussi une évolution à la Commission européenne. Dans le portefeuille du commissaire Thierry Breton, est apparu une nouvelle DG, Défis, DG Défense et Espace. Vous avez aussi entendu parler du Fonds européen de Défense, des politiques d’une Europe de la Défense... C’est une Europe qu’on souhaite tous quand même peut-être plus géopolitique, souveraine, plus autonome dans ses décisions.. L’espace en fait partie. En France, cela a été jusqu’à un commandement de l’espace. Au niveau européen - ce ne sera pas l’agence spatiale européenne - je ne sais pas comment les choses vont évoluer, mais ce sont des sujets qui sont sur la table. C’est un sujet de souveraineté.