C'est une lecture difficile, mais révélatrice, et indispensable. Silence, on cogne (Éd. Grasset, 22 euros, 384 p.), publié en 2019, est le titre du livre co-écrit par la journaliste Sophie Boutboul (à droite sur la photo d'illustration) et Alizé Bernard (à gauche sur la même photo), attachée commerciale, qui alterne entre l'enquête de la première et le récit personnel, intime, de la seconde sur les violences conjugales perpétrées par des policiers et gendarmes.

Des années plus tard, Sophie Boutboul co-signe un documentaire dans le prolongement de ce travail essentiel contre l'omerta. Ce jeudi 23 novembre 2023, France 2 diffuse ainsi Violences conjugales : quand l’agresseur porte l’uniforme, dans lequel d'autres femmes encore témoignent des violences et abus de leur conjoint, policier ou gendarme.

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Des policiers ou gendarmes auteurs de violences conjugales

Alizé Bernard est une survivante, qui se bat pour être entendue, et que justice soit faite. Elle a été victime, pendant des années, de violences conjugales de la part de son ex-compagnon et père de son fils, qui travaille dans la gendarmerie. Il est allé jusqu'à l'étrangler. Il a usé de son réseau professionnel et de son statut pour lui faire du chantage, et freiner ses poursuites judiciaires.

Une histoire qui rappelle celle, tragique, d'Amanda Glain. Retrouvée étranglée au domicile de son compagnon policier Arnaud Bonnefoy, le 28 janvier 2022. Après plus de 20 jours de cavale, l'agent qui portait son arme de service (il lui avait été interdit de la ramener chez lui pour une raison inconnue), s'est rendu aux gendarmes dans le Var le mardi 22 février.

Suspect numéro un dans cette affaire de féminicide, il était déjà connu pour des faits de violences conjugales en 2019.

Silence, on cogne est un livre sidérant, où de nombreuses victimes témoignent de l'engrenage cauchemardesque dans lequel elles se sont retrouvées, avec un système judiciaire et administratif très frileux à l'idée de sanctionner réellement les gendarmes et policiers auteurs de violences conjugales. Les coups et injures de la part d'une personne formée à l'usage de la force, et parfois armée, font que leurs victimes sont particulièrement isolées et en danger. D'autant que ces méfaits s'accompagnent toujours de cette menace : "Personne ne te croira, je suis la loi."

Omerta dans l'institution

Mais force est de constater, à la lecture du livre, que la plupart de ces situations se soldent en effet par des sanctions minimes voire, un non-lieu, tandis que la mutation dans un autre département est très fréquente, ainsi que la retraite anticipée pour ceux qui sont en fin de carrière. Bref, ces hommes - car ce sont des hommes pour la grosse majorité - restent la plupart du temps en poste.

Quand les victimes ne sont malheureusement plus là pour en parler, ce sont leurs proches qui prennent le relais sous la plume précise et pleine d'empathie de Sophie Boutboul, qui a rencontré bien plus de difficultés à faire réagir les plus hautes autorités sur ce sujet pourtant primordial. 

Des membres de forces de l'ordre témoignent également de leur inquiétude face à cette omerta, tandis que des membres d'associations de protection des femmes lancent l'alerte. Il est temps d'arrêter de voir ces agresseurs et tueurs comme des "brebis galeuses", de les protéger et sauvegarder leur place au sein des forces de l'ordre. Les cas sont trop nombreux et similaires pour ne pas y voir une violence systémique, et une omerta paralysante et injuste pour les victimes. C'est en tout cas ce que soutient Sophie Boutboul, et tous ceux qui ont bien voulu témoigner auprès d'elle. Interview.

Marie Claire : Comment ces policiers et gendarmes auteurs de violences conjugales jouent sur leur travail pour avoir l'avantage sur leur victime ?

Sophie Boutboul : Il y a un élément qui revient souvent, ce sont les tactiques professionnelles de contrôle apprises et utilisées dans leur métier, que ces policiers et gendarmes auteurs de violences conjugales appliquent ensuite dans leur couple. Comme une technique d'interrogatoire, ou bien le fait de menacer sa victime de commettre le crime parfait car il dit connaître des indic', des médecins légistes, qu'il peut rechercher des informations dans des bases de données de la police ou de la gendarmerie, etc.

Le fait qu'ils ont connaissance des procédures et qu'ils sont formés à l'usage de la force, qu'ils sont armés, joue dans la peur et l'isolement ressentis par les victimes. Même si, de toute façon, sortir des violences conjugales, de l'emprise, amène à un isolement et une peur pour toutes les victimes. Mais là, à cause de cette connaissance des procédures et ces techniques qui peuvent être utilisées contre l'autre, il y a un isolement supplémentaire ressenti.

Certains des cas les plus inextricables étant ceux où l'auteur occupe un poste de référent sur des questions de violences conjugales, ou en tout cas, est amené à intervenir sur des faits de violences conjugales. 

Quand les auteurs de violences conjugales interviennent eux-mêmes sur des sujets de violences conjugales dans leur métier, ils disent à leur victime : "Toi, tu n'es pas une victime, je sais ce que c'est, une victime de violences conjugales."

Forcément, cela crée un sentiment de culpabilité chez les victimes, qui ont l'impression de pas être vraiment des victimes. Elles sont réduites au silence par des hommes censés les protéger et protéger la société. Beaucoup de peur et de honte se retrouvent mélangés. Ça participe à cette loi du silence. Ça ajoute une couche, c'est sûr. Cela fait perdre un sentiment de légitimité. C'est la stratégie des agresseurs.

Pourtant, le fait d'être gendarme ou policier n'est pas considéré comme un élément aggravant dans les cas de violences conjugales. Pourquoi ? 

On renvoie aux victimes que cela relève de la vie privée. Mais si eux-mêmes commettent des violences conjugales, comment peuvent-ils entendre des victimes ? Normalement, ils ont un devoir d'exemplarité dans leur travail. Une ancienne commissaire me disait que le devoir d'exemplarité, c'est 24 heures sur 24, et que c'était aux chefs de service de dire stop quand un subordonné est auteur de violences conjugales.

Mais on voit que cet argument n'est pas entendu par certaines institutions, qui réclament de ne pas mélanger le professionnel et le personnel. Il y a une politique de la débrouille, du cas par cas. Si les chefs de brigade et de service n'ont pas de protocole à suivre en cas de violences conjugales commises par un chef ou un subordonné, c'est compliqué pour eux de savoir quoi faire. Il faudrait qu'ils soient aidés. Toute la faute ne peut pas être jetée sur eux.

Des métiers soumis à des violences lors de l'exercice

Dans votre livre, vous abordez aussi la question très intéressante du rôle du stress, inhérent à ces métiers difficiles, dans le déclenchement de la violence. Être gendarme ou policier peut-il favoriser l'émergence de violences conjugales ? 

Je n'ai pas la réponse, mais je pose la question. Un ancien policier m'a dit qu'il a quitté la police parce qu'il devenait violent, le jour où il avait plaqué une femme au sol. Toutes les violences autour de lui étaient devenues trop fortes à gérer pour lui, mais c'était un cas.

Les gendarmes et policiers que j'ai interrogés disent qu'ils vivent tellement de choses difficiles, de traumatismes, qu'il faudrait l'analyser pour savoir si ça peut déclencher de la violence en eux. Un policier m'a dit que l'administration est frileuse à documenter ça.

Muriel Salmona [psychiatre spécialiste de traumatologie, ndr] m'a dit que les traumatismes peuvent créer des violences, notamment parce que des études faites aux États-Unis chez des vétérans auteurs de violences conjugales le montrent. Si on interroge les liens entre le traumatisme/le burn-out et les violences conjugales, peut-être que cela amènera à des pistes. Il faut que la police et la gendarmerie soient plus attentives à ça.

Le témoignage d'Alizé Bernard est étayé tout au long du livre, avec des chapitres dédiés. En quoi son vécu est-il significatif ?

Il est assez emblématique de beaucoup de dysfonctionnements. Rien que la première fois où elle arrive dans une caserne, elle voit une plaque en émail avec cette inscription : "Chiens autorisés, femmes tolérées". Ça pose d'emblée l'ambiance.

Le reste de son témoignage montre comment tout peut dysfonctionner. Le gendarme habilité officier de police judiciaire qui l'a auditionnée a fait un compte-rendu mensonger au procureur de permanence. Ce dernier lui a fait confiance, et pensait qu'il ne s'agissait que d'une "bousculade", alors qu'il y avait eu une tentative d'étranglement, des violences physiques et des violences habituelles par le passé. L'agresseur aurait dû être placé en garde à vue, mais c'est une mesure alternative aux poursuites qui avait été mise en place. [...] Alizé a ensuite été baladée entre plusieurs brigades différentes, et ne savait plus quoi faire.

Des gendarmes ou policiers restent en poste malgré une mise en cause pour violences conjugales

Je trouvais que son combat était emblématique, parce qu'elle a lutté jusqu'au bout pour faire valoir ses droits, pour que ceux qui les avaient bafoués soient réprimandés, et mettre à jour tous les dysfonctionnements qui ont eu lieu. Un rapport, partiel, de 186 pages a été fait, mais ça a été un long combat pour qu'elle récupère ce dossier. En janvier 2017, son ex-compagnon a été condamné au sursis, mais cela n'a pas été inscrit dans son casier judiciaire administratif. Ce qui veut dire qu'il peut continuer à travailler en tant que policier et gendarme. Cela arrive très souvent. 

Qu'est-ce qui a été le plus difficile dans votre enquête ?

Deux choses : être à la hauteur en tant que journaliste auprès des femmes qui ont témoigné, être à la hauteur de la souffrance, pouvoir porter leur voix et leur combat de la meilleure manière qui soit. Arriver à démontrer, grâce à elles, que ce ne sont pas des cas isolés. Il y a tellement de points communs qu'on peut dénoncer des choses systémiques, comme la complicité de certains collègues de gendarmes ou policiers violents à les protéger, par exemple. 

Deuxième chose : obtenir les interview des officiels, des autorités. Le ministre de l'Intérieur et Marlène Schiappa n'ont pas voulu me parler. Et j'ai trouvé ça dommage, car j'aurais aimé apporter quelques sujets à eux et échanger. J'aurais espéré déclencher une prise de conscience.

J'ai pu poser des questions au service de communication du ministère de l'Intérieur, mais je ne m'attendais pas aux réponses données. Quand je leur pose une question sur les armes de service, et qu'on me dit qu'elles sont retirées automatiquement quand il y a un doute ou un risque de violences au sein de la famille, j'étais étonnée. Parce que les témoignages dans le livre montrent que ce n'est pas le cas. On peut prendre l'exemple de Carine, qui avait alerté le 17. La hiérarchie savait, apparemment, que son conjoint était violent, et il y avait déjà des plaintes d'anciennes compagnes contre lui.

Les forces de l'ordre, des auteurs insoupçonnables ?

Pensez-vous qu'il n'y a aucune prise de conscience à ce sujet de la part des autorités ? 

Alizé [Bernard, victime de violences conjugales de la part d'un gendarme, qui a co-écrit le livre, ndr] porte ce combat, dit qu'il faut alerter. Je le porte à ses côtés par l'enquête, mais on n'a pas l'impression qu'il y aie une prise de conscience. Ce sujet a été occulté au Grenelle [des violences conjugales, qui s'est tenu de septembre à fin novembre sous l'égide de Marlène Schiappa, ndr]. Un membre des forces de l'ordre violent, ça a des répercussions sur toutes les personnes reçues dans les commissariats et brigades de France. Car des gendarmes ou policiers restent en poste malgré une mise en cause pour violences conjugales, ils sont même parfois référents sur ces sujets. On se retrouve ensuite avec des plaintes mal prises.

On a vraiment l'impression, en effet, qu'il n'y a pas de prise de conscience des institutions et des autorités et à quoi c'est dû ? Je ne sais pas. Alors que dans d'autres pays, comme les États-Unis, l'Uruguay, l'Angleterre, on en parle ! En France, ça n'est jamais arrivé qu'un ministre, ou un commissaire, en parle à la télévision, par exemple. Des policiers et gendarmes prennent la parole de manière courageuse dans le livre, en disant que l'administration est frileuse à ce sujet, et que les autorités ne le regardent pas. Mais aucun officiel ne prend la parole !

Quel regard les autorités posent-elles sur ces hommes ? Peut-on parler d'une forme de déni ?

Dire que "ce sont des cas isolés", c'est une des réponses que l'IGGN [Inspection Générale de la Gendarmerie Nationale, ndr] et l'IGPN [Inspection Générale de la Police Nationale, ndr] m'ont données. À la gendarmerie, quand j'ai parlé d'Alizé [Bernard, ndr], on m'a dit "C'est un cas grave qui va nous faire avancer", alors que ce n'est pas un cas isolé ! On a l'impression que l'argument envoyé est  : "Ce sont des brebis galeuses". Il y a une forme de déni d'un problème qui n'existerait pas.

J'étais surprise de voir Edouard Philippe citer le livre au début de son discours de clôture du Grenelle, mais je ne suis pas sûre qu'il savait que c'est un livre sur les violences conjugales contre des femmes de gendarmes et de policiers. Pourquoi citer notre livre à ce moment-là alors qu'on nous a refusé des interview ? Ça nous a interloquées.

Ce sujet n'est pas considéré comme un sujet par le gouvernement et les autorités.

Clairement, ce sujet n'est pas considéré comme un sujet par le gouvernement et les autorités. C'est un sujet pour quelques syndicats ou associations très engagées, qui ont pu accepter de me parler. Ils sont assez critiques de l'IGGN et IGPN, qu'ils ne considèrent pas comme réellement indépendantes. 

Les réponses du service de communication du ministère de l'intérieur montraient qu'ils n'ont jamais vu d'intérêt à creuser ce dossier, et de voir qu'il y a énormément de cas de féminicides et infanticides qui ne sont pas regardés. Pour beaucoup, ça reste un non-sujet.

On parle énormément des suicides dans la gendarmerie et la police, mais pas de ceux qui étaient précédés d'un féminicide, infanticide ou du meurtre de tiers proches. En 2017, il y a eu 50 suicides de policiers et 17 de gendarmes. Parmi eux, 5 suicides de policiers ont été précédés d'un féminicide, ou d'un infanticide, ou du meurtre d'un tiers proche. Ces cinq policiers ont tué, au total, dix personnes, et on n'en parle pas !

Que faudrait-il faire pour que ça devienne un sujet ?

Je ne sais pas. Pour sortir du déni, il faudrait déjà que ce soit considéré comme quelque chose qui existe. Je regardais la série Unbelievable, et le personnage de Toni Collette, une détective qui enquête sur des viols en série, cite des études qui sont dans le livre. L'une d'elle dit par exemple que sur 728 policiers, 40% disent avoir commis des violences sur conjoint ou enfant. Je me suis demandé : "Est-ce qu'un jour on aura une série en France qui parle de ça ?" Ça pourrait participer à sensibiliser à ce sujet.

Mais aux États-Unis, il y a des études sur lesquelles s'appuyer et travailler, contrairement à la France. Ici, des sociologues m'ont dit que c'est déjà tellement compliqué de travailler sur les violences policières, que cette culture du silence explique peut-être que c'est souvent trop compliqué, aussi, de travailler sur les violences conjugales par des policiers ou gendarmes. Alors qu'aux États-Unis, on en parle face caméra, on dit de faire attention à ses collègues. On ne fait pas ça en France.

En terme de dysfonctionnements, les cas de violences policières commises en service et de violences conjugales commises par des gendarmes et policiers sont très sensiblement similaires : le traitement de faveur, le fait de se couvrir avec un collègue, le refus de plainte, le fait de minimiser les plaintes.... Il faut analyser ces liens et similarités.