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Inside a common ward at a government hospital in Ernakulum, kochi.
MANSI THAPLIYAL

L’état sanitaire de l’Inde menacé par la résistance aux antibiotiques

Par  (Inde, envoyée spéciale)
Publié le 27 janvier 2020 à 18h17, modifié le 31 janvier 2020 à 15h44

Temps de Lecture 15 min.

Il était entré à l’hôpital pour un problème respiratoire. Il est mort quarante jours plus tard d’une infection à bactéries hautement résistantes. « Nous pensions qu’il était entre de bonnes mains. Nous avons dépensé plus de 25 000 euros pour le soigner. Mais nous sommes revenus sans mon père », retrace sobrement Shyamashis Bhattacharya, directeur d’une société de production audiovisuelle à Bombay. Durant l’été 2019, son père, un poète alors âgé de 77 ans, reçoit des antibiotiques dernière génération. Sans succès. Trois espèces différentes de « superbactéries », probablement introduites par le biais d’une sonde d’intubation, résistent à ces traitements.

Même scénario, quelque 1 500 kilomètres plus au nord : une sonde trachéale est également suspectée d’avoir ouvert la route à une bactérie nommée Klebsiella pneumoniae chez un garçon de 19 ans, soigné pour une dengue, dans l’Etat de l’Haryana (nord de l’Inde). Cette bactérie échappe à tous les antibiotiques, excepté un seul : la colistine, mise sur le marché en 1958 mais rapidement délaissée à cause de sa toxicité – en particulier sur les reins. Du fait de son utilisation limitée, rares sont les bactéries à avoir développé une résistance à son égard. C’est désormais l’un des antibiotiques de dernier recours. « Pour l’instant, la colistine semble fonctionner sur ce jeune homme », rassure le docteur Atul Gogia, du Sir Ganga Ram Hospital, à Delhi.

Le docteur Atul Gogia, à l’hôpital Ganga Ram de Delhi, le 3 décembre 2019.

Dans cet hôpital privé caritatif, la colistine est utilisée en routine, témoigne ce spécialiste des maladies infectieuses. Mais le « dernier soldat antibactérien » ne remporte pas la bataille à tous les coups : une ou deux fois par mois, des patients succombent à ces infections, évalue le médecin. Sachant qu’il y a plus de 75 000 hôpitaux en Inde, le fardeau de l’antibiorésistance apparaît subitement incommensurable. « Il se chiffre en centaines de milliers de morts », prévient Ramanan Laxminarayan, spécialiste de l’antibiorésistance en Inde et directeur du Center for Disease Dynamics, Economics & Policy (CDDEP), un centre de recherche basé à Washington et New Delhi.

Aucun système de surveillance national

En Inde, difficile en réalité de connaître l’impact de la résistance aux antibiotiques. Et pour cause : aucun système de surveillance national n’existe, et « les trois quarts des hôpitaux ne tiennent aucune comptabilité de ces infections », raconte le docteur Singh, de l’hôpital Amrita, à Kochi, dans le Kerala (sud), un établissement caritatif fondé par Amma, la célèbre prêtresse indienne, fondatrice de l’ONG Embracing the World, qui enlace des milliers de personnes dans ses bras chaque année. Sanjeev Singh est aussi l’un des évaluateurs du système de certification nationale des hôpitaux, mis en place en 2005 et dont l’une des exigences est précisément de prévenir et de surveiller ces infections. Mais, pour l’heure, à peine 670 établissements sont accrédités, soit moins de 1 % des hôpitaux indiens.

Le docteur Sanjeev Singh à Kochi, le 28 novembre 2019.

« Le problème, quand il n’y a pas de données, c’est que personne ne voit où est le problème », poursuit le spécialiste qui a largement œuvré pour que le Kerala devienne le premier Etat indien à se doter d’un plan d’action contre l’antibiorésistance, en 2018. Et les rares hôpitaux qui surveillent ces superbactéries et acceptent de jouer la transparence, comme Amrita ou Sir Ganga Ram, sont également ceux qui ont mis en place un système de prévention des infections nosocomiales, avec des mesures d’hygiène, d’isolement et de bon usage des antibiotiques. On peut donc imaginer que les dégâts soient moindres dans leurs établissements, et qu’en s’appuyant sur leurs seules données on sous-évalue la réalité du terrain.

Après avoir sillonné le pays, visité une dizaine d’hôpitaux, interrogé de nombreux médecins, experts et victimes, un constat s’impose : la montée de l’antibiorésistance menace dangereusement l’état sanitaire de l’Inde. Outre les exemples individuels dramatiques d’impasse thérapeutique, les hôpitaux font également face à d’impressionnantes épidémies d’infections à bactéries multirésistantes (on parle de multirésistance dès lors qu’une bactérie résiste à au moins trois classes d’antibiotiques).

Les bactéries ne sont pas seules en cause : le phénomène s’observe aussi avec certains champignons pathogènes, rapporte le professeur Arunaloke Chakrabarti, directeur du laboratoire de microbiologie d’un hôpital de Chandigarh, le Postgraduate Institute of Medical Education and Research (PGIMER). En l’espace de quatre jours, les neuf patients d’un service de traumatologie se sont ainsi retrouvés colonisés par un champignon résistant à plusieurs antifongiques : Candida auris, surnommé « le champignon tueur ». « Selon les recommandations internationales, il faut isoler tous les patients porteurs. Mais c’est tout à fait impossible ici ! La majorité de nos patients sont colonisés au bout de quelques jours d’hospitalisation », explique le spécialiste lors de la conférence annuelle de l’Association indienne des microbiologistes médicaux, organisée à Bombay, fin novembre 2019. Heureusement, le laboratoire d’Arunaloke Chakrabarti est le centre de référence des champignons en Inde : le diagnostic fut donc rapide, et les équipes sont parvenues à décoloniser les patients avant que l’infection ne se développe.

Le laboratoire de microbiologie de l’hôpital Ganga Ram à Delhi, le 3 décembre 2019.

Toutefois, « seule la moitié des laboratoires hospitaliers indiens sont capables de détecter ces champignons unicellulaires », remarque le microbiologiste. Son collègue du King George’s Medical University, un hôpital de Lucknow, dans l’Uttar Pradesh (nord), peut en témoigner : trois patients sont récemment décédés des suites d’une infection à Candida auris contractée à l’hôpital. Pour ce professeur, l’une des raisons principales de ces épidémies réside dans la surpopulation à l’hôpital.

A l’hôpital, les non-porteurs sont isolés

La plupart des grands hôpitaux publics affichent en effet des taux d’occupation supérieurs à 100 %. Il n’est pas rare d’avoir plusieurs patients par lit, ou bien des matelas ajoutés sur le sol. Même dans certaines unités de soins intensifs. « Normalement, il faudrait laisser au moins trois mètres entre chaque patient, mais c’est impossible ici, confirme le docteur Sunil Gupta, ex-directeur du Safdarjung Hospital, à Delhi, qui estime à 50 % le nombre de patients qui pourraient être traités en dehors de l’hôpital, mais qui viennent parfois de loin pour bénéficier de soins gratuits, supposés de qualité. « Nous n’avons pas le droit de les refuser mais nous tentons actuellement de négocier avec le gouvernement un contrôle des admissions en fonction de la disponibilité des lits », indique le médecin.

Dans un couloir de l’hôpital Sion de Bombay, le 26 novembre 2019.

Dans la maternité de ce grand hôpital public, les chambres communes sont bondées et l’on compte 70 naissances par jour, pour seulement… 10 tables d’accouchement. « Comment voulez-vous nettoyer correctement les lits entre chaque patiente ? », pointe un employé. En 2016, Ramanan Laxminarayan et ses coauteurs avaient évalué à plus de 56 000 par an le nombre de décès de nouveau-nés attribuables aux superbactéries en Inde…

Ces infections se révèlent désormais plus mortelles pour ces patients que le cancer lui-même

La situation est telle que, pour les plus vulnérables, la question se pose d’aller ou non se faire soigner à l’hôpital. En octobre 2018, une étude publiée dans le Journal of Global Infectious Diseases révélait que les infections résistantes étaient devenues la première cause de décès chez les personnes atteintes de cancers du sang en Inde. Autrement dit, ces infections se révèlent désormais plus mortelles pour ces patients que le cancer lui-même ! Dans cette étude, menée dans un grand hôpital public de Delhi, 73 % de ces patients étaient porteurs de bactéries résistantes à toute une famille d’antibiotiques de dernière génération, les carbapénèmes, utilisés en derniers recours en France (où l’on parle alors de « bactéries hautement résistantes émergentes »).

A l’hôpital de Sion, à Bombay, ce ne sont pas les patients porteurs de germes super-résistants que l’on isole, mais les malades non porteurs qui risquent le plus d’être infectés, notamment les personnes ayant subi des chimiothérapies ou sous immunosuppresseurs. « Si les globules blancs [les cellules de notre système immunitaire qui luttent contre les infections] sont trop peu nombreux, nous décourageons les malades de venir à l’hôpital, nous les soignons chez eux », expliquent de leur côté Sheila Nainan Myatra et Sanjay Biswas, du Tata Memorial Hospital à Bombay. Dans ce centre consacré aux cancers, environ un patient sur deux en soins intensifs est sous colistine. Idem à l’hôpital d’Amrita, à Kochi : là, les patients traités pour des cancers sont accueillis non plus dans l’hôpital, mais dans un logement extérieur.

Les médecins Sheila Nainan Myarta et Sanjay Biswas du Tata Memorial hospital de Mumbai, le 28 novembre 2019.

« A cause de leur système immunitaire affaibli, le risque de contracter une infection nosocomiale est trop élevé », confirme un microbiologiste qui souhaite garder l’anonymat et qui n’hésite pas à comparer les chambres communes de son hôpital aux « champs de bataille de l’Afghanistan ». « C’est de plus en plus inquiétant », poursuit ce chercheur, coauteur en 2010 d’un article qui fit polémique, décrivant l’émergence en Inde d’une nouvelle enzyme, appelée NDM-1 pour « New Delhi métallo-bêta-lactamase 1 », qui confère aux bactéries qui en sont dotées une résistance à quasiment toutes les familles d’antibiotiques : les pénicillines, les céphalosporines, les aminosides, les quinolones, les carbapénèmes…

Sols, animaux, nourriture... ces superbactéries sont partout

A l’époque, les autorités indiennes avaient dénoncé le caractère stigmatisant du nom NDM. Certains responsables avaient même crié au complot, car l’article pointait le tourisme médical en Inde comme la principale cause d’une prochaine pandémie mondiale de résistance. « Nous savions que NDM allait devenir un énorme problème », commente simplement ce microbiologiste. Dix ans après sa détection, ce nouveau mécanisme de résistance s’est répandu comme une traînée de poudre, particulièrement chez les bactéries Klebsiella pneumoniae : jusqu’à 65 % des souches isolées dans certains hôpitaux possèdent cette enzyme.

Mais ce n’est pas tout. Ces superbactéries ne se contentent pas d’attaquer à l’intérieur des hôpitaux : on les trouve désormais dans les sols, les rivières, les animaux, le lait, la nourriture… Partout où l’on trouve des antibiotiques, des résistances émergent. Or, les antibiotiques sont omniprésents dans l’environnement indien : ils proviennent des élevages – l’Inde vient tout juste d’interdire la colistine en médecine vétérinaire –, des rejets hospitaliers, des eaux usées urbaines ou encore des effluents des industries pharmaceutiques qui les produisent, sachant que l’Inde est le plus gros producteur mondial d’antibiotiques avec la Chine. En outre, les bactéries sont capables d’échanger leurs gènes de résistance entre elles par simple contact, même entre espèces différentes. D’où cette fulgurante propagation des résistances.

« Se focaliser sur la prévention des infections à l’intérieur de l’hôpital sans discuter de l’hygiène et de l’assainissement au sein des communautés ne servira à rien », prévient Abdul Ghafur

Des études ont par exemple retrouvé NDM-1 dans les eaux du Gange, particulièrement durant la saison de pèlerinage, ou pire : dans l’eau du robinet de Delhi ! « Il n’y a plus besoin d’avoir pris des antibiotiques ou d’être allé à l’hôpital pour être porteur de ces bactéries multirésistantes », poursuit le chercheur. Un article publié dans Scientific Reports en 2019 portant sur 125 enfants dans une zone rurale du Madhya Pradesh (centre) révèle que 124 d’entre eux sont porteurs de bactéries munies d’une enzyme appelée BLSE (pour bêta-lactamases à spectre élargi), qui découpe en morceaux la plupart des pénicillines et des céphalosporines. En France, une étude similaire menée dans 25 crèches des Alpes-Maritimes en 2012 révélait un taux de portage de 6,7 %.

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Si ces porteurs subissent ensuite une opération ou si leur système immunitaire s’affaiblit, ces bactéries silencieuses peuvent en profiter pour les infecter. On parle alors d’infection endogène. Et si ces porteurs se rendent à l’hôpital, leurs bactéries peuvent se propager à d’autres patients, notamment par les mains ou les instruments médicaux, véritables « aimants » à bactéries. « Se focaliser sur la prévention des infections à l’intérieur de l’hôpital sans discuter de l’hygiène et de l’assainissement au sein des communautés ne servira à rien », prévient Abdul Ghafur, l’un des principaux artisans de la déclaration de Chennai de 2012, qui appelait les responsables politiques à prendre des mesures face à ce fléau grandissant.

Le trouble jeu des industriels

« Le problème en Inde, ce ne sont pas les lois, c’est leur application », commente le docteur Ramasubramanian, de la clinique privée Apollo, à Chennai, l’un des rares hôpitaux indiens à être accrédité par la Joint Commission International (JCI), un gage de qualité recherché par les patients américains et européens. Un seul exemple : la vente libre d’antibiotiques. Depuis 2014, plusieurs lois successives l’interdisent, mais cela n’empêche nullement la grande majorité des pharmacies visitées de nous en délivrer sans aucune ordonnance. A Bombay, une pharmacie nous propose même une boîte de Faropenem, un antibiotique récent à spectre large, non approuvé en Europe et aux Etats-Unis, et dont les ventes ont déjà explosé en Inde et en Chine.

Une autre pharmacie nous délivre de la colistine en sirop. « Les enfants en prennent parfois pour une simple toux », signale un médecin. Ces deux produits figurent sur la liste des antibiotiques dits de réserve de l’OMS, ceux censés être utilisés en dernier recours. Entre 2007 et 2012, la vente de cette catégorie d’antibiotiques (une vingtaine au total) a augmenté de 174 % en Inde, contre 26 % pour l’ensemble des antibactériens dans ce pays…

Les industriels pharmaceutiques poussent fortement leurs antibiotiques de dernière génération sur le marché, car ils sont plus lucratifs

La recrudescence des bactéries multirésistantes n’explique pas à elle seule l’envolée de ces produits. Selon plusieurs experts, les industriels pharmaceutiques poussent fortement leurs antibiotiques de dernière génération sur le marché, car ils sont plus lucratifs que les anciens. « L’industrie pharmaceutique ne voit aucun profit à produire les antibiotiques de base, relativement peu coûteux », écrit Leena Menghaney, juriste pour Médecins sans frontières (MSF), qui pointe du doigt des pénuries répétées de ces antibiotiques « tandis que ceux qui garantissent des gains plus élevés sont assurés d’un approvisionnement fiable ».

Pour inciter à prescrire leurs antibiotiques, les industriels n’hésitent pas à offrir de nombreux cadeaux (des télévisions, des voyages ou même de l’argent) aux professionnels de la santé comme aux « charlatans » sans aucune qualification et faisant office de médecins dans les nombreux déserts médicaux, révélait, au cours de l’été 2019, une enquête du Bureau of Investigative Journalism. Cette pression est particulièrement forte dans le secteur privé, témoignent la plupart des acteurs rencontrés.

« Dans le public, nous bénéficions de médicaments gratuitement, nous les intéressons moins », explique Nitin Karnik, de l’hôpital public de Sion, à Bombay. Résultat : la consommation d’antibiotiques de dernière génération est plus importante dans le privé, ce qui se traduirait également par un plus fort taux de résistance. « Entre 70 % et 75 % des patients qui viennent du privé nécessitent des antibiotiques de seconde génération à leur admission contre 20 % à 25 % des patients qui ne sont pas passés par le privé », estime ce médecin en charge du contrôle des infections dans son établissement. Autre source d’inquiétude pour certains : depuis trois ans, Pfizer s’affiche comme le premier sponsor du programme balbutiant de surveillance de l’antibiorésistance mené par le Conseil indien pour la recherche médicale (ICMR), avec une subvention de plus de 860 000 euros. « Ils ne font pas cela par charité », commentent plusieurs spécialistes en off.

Un début de réaction

On touche là un autre problème, rarement abordé, de l’antibiorésistance en Inde : le surcoût astronomique de ces infections. Entre le prix des dernières générations d’antibiotiques, bien plus chères que les premières, le coût des tests de diagnostic, les complications, les séjours hospitaliers qui se prolongent, « au final, ces infections multirésistantes coûtent plus de dix fois plus cher que les infections sensibles », calcule le docteur Ramasubramanian. D’où certains hôpitaux publics qui ne parviennent pas à se procurer ces médicaments ou ces tests. D’où aussi des factures exorbitantes pour les Indiens qui fréquentent les cliniques privés. « Si les patients qui contractent ces infections à l’hôpital refusaient de payer les surcoûts inhérents, l’ensemble du système de soins indien s’effondrerait », commente un spécialiste qui demande à rester anonyme.

Pour l’heure, les compensations financières restent extrêmement rares, « mais de plus en plus de victimes se tournent vers la justice », affirme Kunal Saha, qui a reçu pour sa part plus de 1,7 million d’euros en 2009 après le décès de sa femme pour négligence médicale et infection nosocomiale contractée dans un hôpital de Calcutta. « A cette époque, les médecins étaient intouchables et le corporatisme est très fort au sein de cette profession. J’ai reçu et reçois encore beaucoup de menaces à cause de ma plainte. Mais je crois à un cercle vertueux où les poursuites judiciaires peuvent mener à plus de responsabilité, plus de sensibilisation au sujet des infections nosocomiales », poursuit ce médecin indien installé aux Etats-Unis.

Depuis 2014, un système de préqualification des hôpitaux a été introduit, une sorte de première étape avant l’accréditation

La situation indienne s’apparente à la fable de la grenouille dans la marmite, suggère le docteur Balaji Veeraraghavan, du Christian Medical College, à Vellore, dans le Tamil Nadu (sud). La marmite s’échauffe à feu doux, la grenouille s’adapte tant bien que mal, sans vraiment se rendre compte qu’elle court à sa perte, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. « C’est la meilleure analogie que je puisse trouver. Les choses empirent doucement depuis des années, comme un lent tsunami », illustre ce microbiologiste, qui insiste sur un point : le grand nombre de victimes reste encore dissimulé par une faible surveillance.

Sanjeev Singh, de l’hôpital Amrita, est plus optimiste. « Nous assistons à un mouvement fantastique », ose ce médecin. Depuis 2014, un système de préqualification des hôpitaux a été introduit, une sorte de première étape avant l’accréditation, un premier pas accessible à un plus grand nombre d’établissements. Deux ans plus tard, l’assurance-maladie indienne rendait cette préqualification obligatoire pour obtenir un remboursement des frais hospitaliers. « Depuis, nous avons reçu plus de 9 000 demandes de préqualification ! C’est un bon début pour lancer un mouvement, s’enthousiasme Sanjeev Singh. Il faut bien démarrer quelque part… »

Formation du personnel aux règles d’hygiène dans un hôpital de Kochi, le 25 novembre 2019.

Dans son hôpital, à Kochi, ce médecin a quant à lui entamé dès 2004 la lutte contre les infections résistantes dans l’un des départements « les plus réticents à changer ses pratiques » : le département de chirurgie cardiaque, thoracique et vasculaire. « Connaissez-vous la hiérarchie hospitalière ? Tout en haut, vous avez les chirurgiens cardio-thoraciques, puis les cardiologues, puis Dieu, et le reste dessous », plaisante-t-il. Pourtant, son équipe a su modifier les manières de faire, avec des formations et la constitution d’équipes pluridisciplinaires attachées à la prévention et à la surveillance des infections. « Nous avons pu démontrer que, pour chaque dollar dépensé en formation, le retour sur investissement était de 236 dollars grâce aux coûts évités dans les infections associées aux soins. »

C’est avec cet argument-là qu’il essaye désormais de convaincre d’autres hôpitaux, au-delà du Kerala et même au-delà des frontières indiennes. Après avoir réussi à convertir « les intouchables » chirurgiens, Sanjeev Singh espère ainsi convaincre les responsables administratifs. « Nous devons apprendre à parler le langage de chacun, prêche ce quinquagénaire dynamique. C’est le seul moyen d’engager tout le monde dans cette lutte. » Au-dessus de son bureau, on peut lire : « Entrez si vous avez une solution ».

L’action « faible » des laboratoires pharmaceutiques

Dans un rapport d’avril 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estimait que les résistances microbiennes causaient 700 000 morts par an dans le monde, et prévoyait 10 millions de morts par an en 2050, si rien n’était fait pour trouver de nouveaux médicaments. L’OMS précise, dans deux rapports rendus publics le 17 janvier, que la soixantaine de produits en développement n’apportent que peu de bénéfices par rapport à ceux déjà sur le marché, et que très peu ciblent les bactéries multirésistantes les plus critiques. Le rapport bisannuel publié le 21 janvier par l’Access to Medicine Foundation, basée au Pays-Bas, évalue comment 30 laboratoires pharmaceutiques représentant près de 40 % des antibiotiques en cours de développement répondent à ce problème. Il estime qu’il y a eu, depuis 2018, « des progrès dans la lutte contre les superbactéries, mais pas encore à l’échelle nécessaire ». Seulement 51 produits candidats se trouvent actuellement au dernier stade de développement clinique, ce qui « reste faible », souligne le rapport. « Etant donné l’indisponibilité d’antibiotiques plus anciens dans les pays à revenus faible et moyen, il est peu probable que les nouveaux parviennent aux personnes qui en ont besoin », indique-t-il aussi.

Ce reportage a été financé par le Centre européen de journalisme (EJC) grâce à son programme de bourse
consacrée à la santé mondiale « Global Health Journalism Grants Programme for France » (Health- fr.journalismgrants.org)

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