un agriculteur fait un selfie dans un champ

Contre l'agribashing, les paysans sont devenus des influenceurs comme les autres

© eclipse_images via Getty image

Depuis 4 ans, les agriculteurs se sont emparés des réseaux sociaux et notamment de YouTube et Twitter afin de faire entendre leur voix… au risque d’être récupérés par les lobbies.

« Vous pensez que les vaches sont malheureuses quand on les sépare de leurs veaux ? Je fais moi-même cette pratique et je vais vous expliquer pourquoi. » Caméra au poing, Antoine Thibault, Agriskippy de son pseudo, explique à ses 21 000 abonnés pourquoi il préfère donner le biberon à ses veaux plutôt que de les laisser téter naturellement leur mère. Cela fait maintenant quatre ans que cet éleveur de vaches laitières basé à Cintray, dans l’Eure, a lancé sa chaîne de vidéos. Au programme : traite des vaches, soins en tout genre, gestion du lisier, culture du maïs pour leur nourriture…

La parole de ce fringant quarantenaire est parfois hésitante et le son de ses vidéos n’est pas toujours bien net, mais l’éleveur maîtrise tous les codes de la plateforme. Il salue ses abonnés, les incite à s’abonner et fait du teasing pour annoncer ses prochaines productions. Il est d’ailleurs loin d’être le seul « agri-youtubeur » de France. Plusieurs dizaines de chaînes consacrées aux travaux des champs, à l’élevage ou aux tests de machines agricoles cartonnent en ce moment. Sur les deux dernières années, les 20 premières chaînes ont augmenté leur trafic de 120 %. Sur Twitter, même constat. Plus de 900 agriculteurs se sont même réunis sous le label France Agri Twittos, qui compte plus de 11 000 abonnés. 

Agribashing, tu perds ton sang-froid

Comment cette communauté est-elle arrivée sur les réseaux ? Il existe au moins deux raisons. La première est tout simplement l’accès à l’Internet qui s’est beaucoup amélioré dans les zones rurales. On a encore peut-être du mal à capter le wifi en plein champ, mais télécharger une vidéo sur YouTube n'est plus inaccessible.

La seconde raison, et la plus importante, est d'ordre social. Les agriculteurs et les éleveurs veulent répondre à l’hostilité qu’ils sentent monter à leur égard et se défendre contre l’ « agribashing ». L’emploi de ce néologisme est entré dans les éléments de langage des lobbies de l’agro-industrie et des syndicats agricoles depuis 2014 et semble traduire un réel sentiment de malaise. « La filière laitière dans laquelle je travaille est particulièrement exposée aux critiques, m’explique Antoine. Quand j’ai débuté sur Twitter, on m’a traité de violeur de vaches, d’assassin de veaux. Les vidéos de L214 nous font beaucoup de mal, car elles montrent des images parfois très dures. » Et dans la vraie vie, l’ambiance ne serait pas meilleure. Antoine parle des rapports tendus avec les néoruraux qui ne supportent ni les épandages de lisier, ni l’utilisation des pesticides aux abords de leurs maisons.

C’est la faute des médias

Même constat pour Jacky Berland, agriculteur vendéen militant et très actif sur Twitter. Il est président Centre Atlantique de L’Association pour la promotion d’une agriculture durable (APAD) – entendez par « durable » une agriculture sans labour, qui tend à préserver les sols de l’érosion et à assurer le retour de la biodiversité en utilisant de manière modérée des herbicides (du glyphosate, donc).

Pour lui, les médias, notamment Élise Lucet et les émissions comme Envoyé Spécial et Cash Investigation, ont enflammé les tensions. « Ce sont des outils de propagande à la solde des "Khmers verts", lâche-t-il au téléphone. On entend de gros mensonges à la télévision, notamment sur le glyphosate, qui est devenu un véritable symbole à abattre. Cette lutte contre les produits phytosanitaires justifie un dénigrement jamais vu auparavant.

Quand les paysans assurent eux-mêmes leur plan de communication

Au-delà de ces revendications sociales, cette prise de parole sur les réseaux a tout d’une reprise en main de leur propre communication. Sur Twitter  les agriculteurs aiment à se présenter « indépendants de tout syndicat » et dénoncent la mainmise de ces structures sur le monde paysan. Avec leurs vidéos, les agri-youtubeurs, donnent envie à de jeunes agriculteurs de reprendre le flambeau tout en montrant à un public urbain des images qui se veulent authentiques et donc, difficilement critiquables. « Quand je discute avec des gens qui s’occupent de communication, ils reconnaissent qu’ils seraient bien incapables de produire nos images, même avec la meilleure campagne de communication du monde, indique Antoine Thibault. Nous, on n’est pas dans le discours, on est dans la réalité. »

Faire passer la petite goutte de glyphosathe

Les agriculteurs ont-ils découvert l’arme fatale contre l’agribashing ? Quand on zappe sur les différentes chaînes, on est étonné de voir à quel point certains sujets sensibles sont abondamment abordés et discutés. C’est notamment le cas du glyphosate dont l’utilisation fait débat depuis plusieurs années et qui est au centre de nombreuses vidéos explicatives comme celle de Gilles VK, un agriculteur du Loiret pionnier sur YouTube.

On y retrouve les mêmes arguments justifiant l’utilisation de cet herbicide très controversé. Grâce à ce produit, les agriculteurs peuvent se passer du labourage de la terre qui nuit à la biodiversité, libère du CO2 dans l’atmosphère et participe à l’érosion. À l’inverse, la technique de préservation des sols consiste à créer des prairies de plantes adventices (de mauvaises herbes) entre deux cultures afin de protéger le sol et l’enrichir naturellement. Avant de semer, les agriculteurs écrasent les plantes qui apportaient de l’azote à la terre et passent les feuilles au glyphosate pour laisser la place aux céréales. Sans produit chimique, cette méthode demanderait beaucoup plus de main d’œuvre.

Les idiots utiles de Monsanto ?

Les agriculteurs qui utilisent l’herbicide de Bayer le jugent donc nécessaire, écologiquement satisfaisant et à la pointe de l’innovation. Sur Twitter, ils n’hésitent d’ailleurs pas à se ranger du côté de ceux qui défendent une certaine idée du progrès technique et scientifique. On les retrouve souvent dans le sillon de la communauté des #NoFakeScience, qui estime que le sujet n’est pas bien traité par les journalistes, ou bien encore de personnalités médiatiques comme le très libéral Laurent Alexandre ou les journalistes Emmanuelle Ducros de L’Opinion et Géraldine Woessner du Point, dont les écrits épousent régulièrement les éléments de langage et la logique de l’agro-industrie. 
 
Est-ce que ces accointances rapprochent certains agri-youtubeurs des lobbies de l’agro-industrie ? Bayer pourrait le souhaiter. En mai 2019, l’émission Envoyé Spécial a dévoilé que derrière le compte Twitter très influent d’Agriculture et Liberté se trouvait l’agence de lobbying Fleishman-Hillard (et son client Bayer). Ce collectif fantôme avait pour habitude de recruter et fédérer les sympathisants du glyphosate. À la suite du reportage, le site et le compte Twitter d’Agriculture et Liberté ont été fermés, mais les éléments de langage utilisés pour défendre l’herbicide, les fake news associées et les comportements toxiques envers les journalistes ayant enquêté sur le sujet sont restés.

La communication a ses limites

Il n’est pas évident pour les agri-youtubeurs d’éviter les tentatives de manipulation, et leur démarche de transparence se heurte aussi à d’autres écueils. Certains sujets comme le burn out, la solitude et la fragilité financière et sociale restent tabous. Certes, les agriculteurs en ligne appartiennent sans doute à la frange la plus aisée de la profession mais cela n’explique pas tout. « Je connais des gens qui ont toujours la patate sur les réseaux et qui en privé me confient avoir constamment un œil sur la poutre et la corde, indique Antoine Thibault. J’ai bien essayé de parler de suicide sur Twitter, notamment après la sortie du film Au nom de la terre, mais le sujet est difficile. »

Par ailleurs, d’autres pans de la profession – les éleveurs de poulets ou de porcs – ne peuvent tout simplement pas prendre la parole en ligne. Les images des conditions d’élevage qu’ils pratiquent heurtent jusqu’aux citoyens les plus viandards. Les quelques éleveurs qui s’y risquent doivent bloquer des dizaines de comptes pour éviter le harcèlement et les insultes. Après tout, on ne communique pas impunément sur YouTube et Twitter sans provoquer l’ire d’autres communautés. 


Cet article est extrait de la revue 21 de L'ADN consacrée au Vivant. Pour en savoir plus et vous abonner, suivez ce lien.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.
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commentaires

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  1. Avatar Beaudoin dit :

    Attention: les "plantes advantistes" sont des adventices. Rien à voir avec les "évangéliques", même ruraux. Et même si la question du rôle des croyances dans l'opinion est centrales dans ces sujets.

  2. Avatar m.morel dit :

    "Par ailleurs, d’autres pans de la profession – les éleveurs de poulets ou de porcs – ne peuvent tout simplement pas prendre la parole en ligne"

    C'est une affirmation sans fondement et totalement fausse.

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