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Dauphins : l’hécatombe reprend sur la côte atlantique

L’an dernier, plus de 1.200 dauphins ont été retrouvés échoués sur le littoral atlantique français. La saison vient de commencer et s’annonce tout autant dramatique.

Pantalons doublés et imperméables, gros manteau avec col rembourré, gants, bonnet… Selim est prêt, à nouveau, tout comme Tara et leurs collègues. Cette année, le Thunder repart sur les vagues dans la nuit noire et glaçante de l’hiver. Mais, avec l’expérience, les militants de Sea Shepherd n’ont plus à passer six, huit, ou dix heures sur le Zodiac à attendre que les chalutiers décident de tirer leurs filets. Les rendez-vous sont plus fixes, une heure ou deux suffisent pour voir les maillages remonter des profondeurs avec leurs lots de poissons. Et ce que les équipes de Sea Shepherd cherchent à débusquer dans les filets : les dauphins.

Car la saison des échouages, qui se déroule de janvier à mars, a repris. C’est une saison de nourrissage dans le golfe de Gascogne pour les dauphins ; les tempêtes sont également plus fréquentes, qui ramènent les cadavres sur les plages. Ainsi l’an dernier, entre janvier et mai 2019, l’Observatoire Pelagis, une unité de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’université de La Rochelle, a dénombré plus de 1.200 dauphins morts sur les côtes atlantiques. Un record. Pourtant, plus de 900 animaux avaient déjà été retrouvés en 2018 et en 2017. En 2016, on en comptait toutefois 558, et vingt ans auparavant, en 1996, seulement 85.

Dans le golfe de Gascogne, en mars 2019.

Ce nouvel hiver s’annonce tout autant dramatique : en décembre dernier, pourtant considéré comme « hors saison », 60 dauphins ont été retrouvés sur les plages de l’Atlantique, soit 30 % de plus de l’année précédente.

Les chalutiers pélagiques sont loin d’être les seuls fautifs 

Dans le golfe de Gascogne, les filets du chalutier remontent. La caméra tourne. Cela fait près d’un mois que les militants de Sea Shepherd s’activent sans pouvoir rapporter l’image attendue. Et, en ce 24 janvier au petit matin, elle est là : bien visible entre les mailles, le corps d’un dauphin, inerte. La preuve. Oui, les décès des dauphins n’ont rien de naturel. Les autopsies réalisées par l’Observatoire Pelagis sont sans équivoque.



Dans le centre de stockage de Saint-Jean-Monts, en Vendée, des scientifiques se penchent sur la carcasse d’une jeune femelle retrouvée sur la plage. Foie, rein, ovaires, tout semble en bon état. Une palpation de l’estomac révèle même un poisson entier. La femelle dauphin était en pleine forme, elle venait juste d’attraper son dîner quand elle est morte. Ouvrant les poumons hémorragiques, une des biologistes explique : « Elle a subi une asphyxie, un traumatisme soudain. » La jeune femelle a avalé son poisson juste avant de se faire bloquer au fond de l’eau trop longtemps. Elle n’a pas pu reprendre sa respiration et elle est morte d’asphyxie (et non de noyade, car le mécanisme de respiration n’est pas automatique chez les dauphins contrairement aux êtres humains). La femelle s’est donc retrouvée coincée dans des filets qui ne la ciblaient pas. Comme la plupart des dauphins retrouvés sur les plages françaises.

Des scientifiques de l’Observatoire Pelagis autopsient un dauphin retrouvé mort.

L’Observatoire Pelagis a ainsi établi que lors des épisodes de mortalité extrême, 80 % des décès sont provoqués par les captures accidentelles. Et les 20 % restant ? Leur état de décomposition était trop avancé pour déterminer la cause de leur mort. Ils ont pu mourir de mort naturelle. Mais ils ont très bien pu subir le même sort que leurs congénères qui, eux, ont pu être autopsiés.

L’an dernier, l’attention s’est portée sur les chalutiers pélagiques qui pêchent entre deux eaux (ni en surface ni en grande profondeur) : Sea Shepherd avait pu filmer des dauphins pris dans ces mailles destinées aux bars. Ces images avaient permis une forte médiatisation du cri d’alarme que poussaient les scientifiques depuis plusieurs années.

Les corps retrouvés sur les plages (ici en mars 2019 en Vendée) sont mis de côté par les services techniques des mairies. L’équipe Pelagis vient sur place autopsier les dauphins.

Mais en réalité, ces chalutiers sont loin d’être les seuls fautifs. L’année dernière, les pélagiques français ont intégré des pinger, des émetteurs acoustiques pour faire fuir les dauphins, et embarqué davantage d’observateurs. D’après l’Observatoire Pelagis, 400 captures accidentelles ont été estimées à bord des chalutiers pélagiques en bœuf (c’est-à-dire pêchant en paire) pendant l’hiver 2019. Or, selon les calculs de l’Observatoire Pelagis, environ 11.300 sont morts dans des filets de pêche l’an dernier. Les pélagiques en bœuf sont responsables de 3,5 % de ces décès.

« Le pêcheur artisanal français prend soin de l’environnement » 

Éric Guyniec est copropriétaire de six chalutiers pélagiques en bœuf. En 2019, ses bateaux ont remonté deux dauphins. « Malheureusement, le pinger était déchargé », assure-t-il. « Je suis grand-père, j’ai trois petites filles, témoigne-t-il. Je ne veux pas voir de dauphin mort quand je les emmène à la plage ! Il ne peut pas y avoir de dauphins dans mes filets. Ce n’est pas acceptable. »

Le Breton de 54 ans a débuté dans la profession en 1982. « Il y a trente ans, on pêchait pour pêcher, sans faire attention à la ressource, confie-t-il sans détour. Mais depuis quelques années, les pêcheurs font des efforts sur les filets sélectifs, sur les petits poissons. Le pêcheur artisanal français prend soin de l’environnement. »

Un bateau de pêche surveillé par l’ONG Sea Shepherd, en mars 2019, dans le golfe de Gascogne.

Les chalutiers pélagiques en bœuf ne comptent qu’une trentaine de bateaux, plus une vingtaine de pélagiques isolés. Au large des côtes atlantiques, 350 navires que l’on appelle des fileyeurs pêchent avec des immenses filets stagnant pendant des heures. Mettre des pingers sur ces kilomètres de filets reviendrait à chasser les dauphins de leur zone de nourrissage.

Mais, pour Éric Guyniec, il ne faut pas taper sur les fileyeurs français si vite. « C’est trop facile de s’en prendre à un métier, s’inquiète-t-il. Avant de vouloir interdire, il faut étudier, comprendre et tester les solutions. » Le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins a ainsi lancé une série de programmes pour tenter de limiter les captures accidentelles et en trouver les causes : tests de différents pinger, application pour déclarer les captures, marquage des cadavres, etc.

Pour le patron pêcheur, il faudrait également prendre en compte les larges navires espagnols, irlandais, allemands ou néerlandais qui pêchent un peu plus loin, au large des côtes. « Ce sont des bateaux industriels, on ne sait pas ce qui se passe à bord », souligne-t-il.

« Il y a quelques années, on pouvait superposer les efforts de pêche et la mortalité des dauphins. Mais, depuis cinq ou six ans, la pêche a changé », affirme Florence Caurant directrice de l’Observatoire Pelagis. Le golfe de Gascogne est devenu un vrai capharnaüm.

« Chacun a sa part de responsabilité : les pêcheurs, le gouvernement, et les consommateurs » 

Et les scientifiques s’inquiètent pour la population de dauphins, car les animaux qui meurent sont des animaux jeunes, qui ont passé toutes les épreuves de la sélection naturelle et auraient dû contribuer à la reproduction de l’espèce. La population de dauphins du golfe de Gascogne, estimée à 180.000 individus, perd ces milliers de jeunes mais également toute leur descendance.

Certaines ONG prônent des suspensions de pêche pour certains lieux, certaines méthodes. Mais, pour Sea Shepherd, interdire toute méthode de pêche non sélective serait la seule solution pour protéger les dauphins. « Il n’existe pas d’espèce protégée en France, on ne s’en donne pas les moyens, s’insurge Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France. Les dauphins sont le symbole du problème qui concerne l’ensemble de la vie marine. » Pour la militante, si l’on veut réduire les possibilités de pêche à des méthodes sélectives, comme la pêche à la ligne avec des hameçons adaptés, « ça veut aussi dire pêcher beaucoup moins et manger beaucoup moins de poissons, affirme-t-elle. Chacun a sa part de responsabilité : les pêcheurs, le gouvernement, et les consommateurs ».

Dans le golfe de Gascogne, en mars 2019.

Si les dauphins suscitent beaucoup de réactions, ils ne sont pas les seules victimes des captures accidentelles. Elles concernent en réalité toutes sortes d’espèces comme les marsouins, les phoques, les albatros… mais aussi les juvéniles des espèces ciblées, trop jeunes pour être pêchés. « Les captures accidentelles de dauphins se voient plus que d’autres, notamment celles des requins, dont les cadavres coulent, assure Hélène Peltier, biologiste de l’Observatoire Pelagis. Et le dauphin est une espèce charismatique, qui parle au public. Pourtant, pour les marsouins, par exemple, les captures accidentelles moins exceptionnelles et plus régulières sont tout aussi problématiques pour la population. » Les dauphins sont devenus les emblèmes de toutes les captures accidentelles.


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