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Pierre-André Taguieff : "La mondialisation s’est accompagnée d'une globalisation des accusations anti-juives"
©BORIS HORVAT / AFP

Entretien

Pierre-André Taguieff publie "Criminaliser les Juifs : le mythe du "meurtre rituel" et ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme)" aux éditions Hermann. Pour Atlantico, il revient notamment sur les racines et sur les dérives ayant alimenté l'antisémitisme.

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

Il est l'auteur de « Théories du complot. Populiams et complotisme » publié le 23 mars 2023 aux Éditions Entremises. Il a également publié Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011). Il a aussi publié sous sa direction, en 2013, le Dictionnaire historique et critique du racisme, aux Presses universitaires de France. 

 

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Atlantico.fr : Vous publiez « Criminaliser les Juifs. Le mythe du “meurtre rituel” et ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme) » aux éditions Hermann.

Bien avant les « fake news » et les théories du complot nauséabondes, l’accusation de « meurtre rituel » à l’encontre des Juifs a traversé l’histoire. Cette folle accusation, totalement dénuée de base empirique, a contribué à criminaliser les Juifs. Pourriez-vous revenir sur ses origines ? Comment expliquer qu’une telle dérive, qu’une telle aberration ait pu traverser les époques et les âges et alimenter l’antisémitisme ? Quelles en ont été les conséquences à travers l’histoire ?

Pierre-André Taguieff : L’accusation de « meurtre rituel » portée contre les Juifs constitue l’un des plus anciens mythes antijuifs. Il s’agit d’une accusation chimérique, qui ne se fonde sur aucune preuve factuelle. Les récits où elle figure transmettent depuis plus de deux millénaires le stéréotype du Juif cruel et sanguinaire. Mais elle s’avère inséparable d’une autre accusation, celle de cannibalisme rituel. Ces accusations couplées structurent le discours antijuif élaboré, de la judéophobie antique et de l’antijudaïsme médiéval à l’antisionisme radical d’aujourd’hui, en passant par l’antisémitisme apocalyptique dont l’hitlérisme a représenté la forme extrême. 

La croyance que les sacrifices humains ou les meurtres rituels de non-Juifs, assortis ou non de cannibalisme, sont une caractéristique du peuple juif est apparue dans le monde antique, et circulait au cours des IIe et Ier siècles avant J.-C. À en croire Flavius Josèphe, le grammairien Apion (1ère moitié du Ier  siècle après J.-C.), dans son Histoire d’Égypte, aurait accusé les Juifs de pratiquer des meurtres rituels – à la périodicité variable – dont les victimes étaient des Grecs : 

« Les Juifs (…) s’emparaient d’un voyageur grec, l’engraissaient pendant une année, puis, au bout de ce temps, le conduisaient dans une forêt où ils l’immolaient ; son corps était sacrifié suivant les rites prescrits, et les Juifs, goûtant de ses entrailles, juraient, en sacrifiant le Grec, de rester les ennemis des Grecs ; ensuite ils jetaient dans un fossé les restes de leur victime. »  

L’accusation diffamatoire a été réinterprétée ensuite dans le monde chrétien sur la base de la vision du « peuple déicide » et, plus particulièrement aux XIIe et XIIIe siècles, dans le contexte de la découverte du Talmud par le monde chrétien. Le premier infanticide rituel imputé aux Juifs remonte à 1144 en Angleterre : après la découverte, le 25 mars, du corps affreusement mutilé de William, âgé de douze ans, dans le bois de Thorpe à côté de Norwich, les Juifs chez qui il travaillait sont accusés par la mère et l’oncle de l’enfant de l’avoir tué après l’avoir torturé. Quelques années plus tard, la légende de l’enfant martyr, « tué par les Juifs », est mise en forme par le moine bénédictin Thomas de Monmouth, qui affirme que le meurtre de William aurait été commis d’une façon rituelle, en vue de reproduire la crucifixion de Jésus le Vendredi Saint.  En Angleterre, des accusations similaires sont lancées contre les Juifs à Gloucester en 1168, à Bury St Edmunds en 1181, à Winchester en 1192 et une seconde fois à Norwich en 1235. En 1189, les Juifs sont attaqués à Londres puis dans tout le royaume. Le 6 février 1190, tous les Juifs de Norwich sont massacrés, à l’exception de ceux qui ont pu se réfugier au château.

Pour certains commentateurs médiévaux, la preuve que les Juifs sont des assassins d’enfants chrétiens parce qu’il sont les « ennemis du Christ » serait fournie par les textes talmudiques. Le mythe dérivé du meurtre rituel d’enfants chrétiens – images de Jésus – s’est constitué en effet par fusion de deux mythes originellement distincts : d’une part, la fiction selon laquelle les Juifs déicides viseraient ainsi, comme en transperçant les hosties (supposées saigner), à rejouer la crucifixion de Jésus, et, d’autre part, les récits fabuleux, fondés sur des rumeurs, prétendant expliquer les infanticides par la volonté des Juifs, conformément à une prétendue obligation religieuse consignée dans le Talmud, de boire le sang chrétien (paré de certaines vertus) ou de voler les organes – le cœur et les yeux – des humains assassinés, jeunes de préférence. 

Cette construction victimaire, pour être délirante, n’a cessé depuis le milieu du XIIe siècle, en Europe, de déclencher des réactions violentes contre les Juifs – émeutes sanglantes et pogromes –, de légitimer des chasses aux Juifs ou de justifier des mesures d’expulsion. La désignation d’un groupe de coupables imaginaires constitue en elle-même un acte de stigmatisation globale dudit groupe : elle transmet donc des stéréotypes négatifs sur ce groupe. Mais elle représente en même temps une incitation à la violence contre les membres du groupe stigmatisé et un puissant mode de légitimation des actions violentes contre ces derniers. Il y a là l’illustration d’un processus ou d’un mécanisme victimaire qu’on peut présumer universel : l’auto-victimisation d’un groupe à travers des récits qui criminalisent un autre groupe, quant à lui réellement innocent des crimes qu’on lui impute. L’inversion victimaire est le facteur déclenchant d’une forme de mobilisation sociale et politique dont on peut fournir de multiples exemples historiques. Ce mécanisme psychologique est au principe de la construction de l’ennemi absolu, celui qui incarne le Mal et contre lequel il faut lutter par tous les moyens. 

L’analyse des meurtres à caractère rituel imputés aux Juifs montre que l’inversion victimaire est à l’origine de la plupart des accusations contre les Juifs, aussi diverses soient-elles. Il s’agit d’un mécanisme consistant à substituer les victimes imaginaires aux victimes réelles et à transformer ces dernières en sujets criminels, en même temps que les vrais criminels sont présentés comme des victimes (réelles ou potentielles), des défenseurs ou des vengeurs des victimes. La souffrance des victimes paraît justifier tous les actes de vengeance. Elle donne le droit de riposter, de répliquer, elle fait de l’acte de vengeance l’objet d’un droit, conférant ainsi à l’esprit de vengeance des lettres de noblesse. C’est pourquoi les usages politiques de ce type d’accusation sont si fréquents. 

Les enquêtes réalisées sur les affaires de meurtre rituel montrent que les « vengeurs » bricolaient un mode de légitimation de leurs actes de violence contre les Juifs sur la base de rumeurs locales et de légendes populaires – mettant ainsi entre parenthèses leurs passions (envie, jalousie, ressentiment, etc.) et leurs intérêts individuels (piller, violer, éliminer des concurrents, etc.). Il y a là une sorte de fanatisme élémentaire, qui se passe de justifications théologico-religieuses élaborées. Les croyances constitutives d’une religion populaire ne se modèlent pas nécessairement sur celles de l’orthodoxie religieuse. C’est au nom des victimes qu’ils prétendaient représenter que les pogromistes assassinaient des Juifs, parce qu’ils croyaient ou paraissaient croire au mythe du Juif meurtrier rituel. Il y a là un mécanisme d’inversion projective : ceux qui accusent les Juifs de pratiquer des meurtres rituels sont ceux qui en pratiquent ou rêvent d’en pratiquer contre les Juifs, sous la forme, elle-même ritualisée, d’émeutes sanglantes ou de pogromes. Sur ce plan psychologique, au sein de la communauté pogromiste, la différence entre les pogromistes actifs et les pogromistes potentiels tend à s’effacer. La question reste cependant sans réponse : les pogromistes croyaient-ils vraiment au mythe du meurtre rituel juif ? 

Vous citez et vous revenez sur les écrits et les pensées de Luther, de Voltaire ou bien encore de Céline sur les Juifs. Les cas de ces personnalités emblématiques ont-ils pu malheureusement influencer les époques et les esprits ?

C’est précisément en raison du « génie » ou du charisme qu’on leur reconnaît que ces personnalités religieuses ou culturelles exercent une influence de longue durée. L’extrême virulence des écrits antijuifs de Luther et de Voltaire a incité ou encouragé leurs admirateurs à haïr les Juifs, considérés comme des criminels. Dans son pamphlet antijuif de 1543, Des Juifs et de leurs mensonges , où il dénonce avec virulence les Juifs en tant que meurtriers du Christ et persécuteurs de la chrétienté, Luther accorde une place particulière aux accusations d’empoisonnement de l’eau et d’assassinat rituel des enfants chrétiens :

« Ils sont chiens assoiffés du sang de toute la chrétienté et meurtriers des chrétiens par volonté acharnée, et (…) ils ont si fort aimé le faire qu’ils ont bien souvent été brûlés à mort, accusés d’avoir empoisonné l’eau et les puits, volé des enfants et les avoir démembrés et coupés en morceaux, afin de secrètement refroidir leur rage avec du sang chrétien. »  

Et Luther d’appeler les autorités civiles à incendier les synagogues. On peut ainsi comprendre qu’en 1933, quelques mois après l’arrivée au pouvoir des nazis, le 450e anniversaire de la naissance de Luther ait pu être célébré avec faste, à la fois par les Églises protestantes et par le NSDAP. Le Gauleiter Erich Koch compara Hitler et Luther, affirmant que les nazis combattaient dans l’esprit de Luther.  

Quant à Voltaire, il peut être considéré comme le plus virulent représentant de la judéophobie antichrétienne des Lumières. Il a fortement contribué à déchristianiser l’accusation de meurtre rituel en l’inscrivant dans le culte antique de Moloch. Voltaire reprend à son compte l’accusation de molochisme dans l’article  « Topheth » du Dictionnaire philosophique, ouvrant la voie à tous les antijuifs antichrétiens du XIXe siècle :  

« Topheth était et est encore un précipice auprès de Jérusalem, dans la vallée d’Ennom. Cette vallée est un lieu affreux où il n’y a que des cailloux. C’est dans cette solitude horrible que les Juifs immolèrent leurs enfants à leur Dieu, qu’ils appelaient alors Moloch. »

L’assimilation polémique entre Jéhovah, le Dieu des anciens Juifs, et Moloch (ou Baal) est un topos de la judéophobie antichrétienne moderne. Au XIXe siècle, de nombreux idéologues antisémites et antichrétiens, athées, matérialistes et souvent révolutionnaires, reprendront l’accusation de molochisme contre les Juifs. Voltaire attribuait aux anciens Hébreux une intolérance incomparable, un fanatisme sans limites, une haine absolue du genre humain, de ridicules et dangereuses superstitions, des instincts sanguinaires et une cruauté raffinée. Et il supposait qu’on retrouvait en partie ces caractéristiques répulsives chez  les Juifs modernes. 

Voltaire dénonce avec virulence la férocité de ce peuple « barbare », dont témoignerait sa pratique des sacrifices humains : « Il n’est donc que trop vrai que les Juifs, suivant leurs lois, sacrifiaient des victimes humaines. Cet acte de religion s’accorde avec leurs mœurs. » Le 11 octobre 1763, dans une lettre au marquis d’Argence de Dirac, Voltaire précise ce qu’il  pense du peuple juif : il est « de tous les peuples le plus grossier, le plus féroce, le plus fanatique, et le plus absurde ». 

En 1771, Voltaire exprime clairement la vision racialiste qu’il a des attributs négatifs du peuple juif : «  Les Juifs (…) sont tous nés avec la rage du fanatisme dans le cœur, comme les Bretons et les Germains naissent avec des cheveux blonds. Je ne serais point étonné que cette nation ne fût un jour funeste au genre humain. » Voltaire attribue donc des caractères psychologiques héréditaires aux Juifs. En postulant l’existence d’une hérédité de groupe chez les Juifs, il  racialise les thèmes d’accusation qu’il emprunte pour l’essentiel à l’antijudaïsme chrétien (« haine du genre humain », etc.). C’est là l’un des paradoxes constitutifs de la judéophobie antichrétienne de Voltaire, tributaire d’une thématique issue du christianisme qu’il est censé combattre.    

Vous revenez dans votre ouvrage sur l’exploitation politique de la criminalisation des Juifs avec l’exemple de l’affaire des « médecins empoisonneurs » sous Staline ou avec la polémique sur les circonstances de la mort de Yasser Arafat. Pourriez-vous retracer ces épisodes et évoquer de manière plus générale comment la criminalisation des Juifs et l’antisémitisme ont pu être exploités dans un contexte politique ?

La légende des Juifs empoisonneurs, qui circulait au Moyen Âge, sera reprise au XVIe siècle par Martin Luther affirmant que « si [les Juifs] pouvaient nous tuer tous, ils le feraient volontiers, certes, et ils le feraient souvent, spécialement ceux qui exercent la médecine ». L’accusation d’empoisonnement n’a cessé d’être portée contre les Juifs, indépendamment de son cadre théologique, comme en témoigne l’affaire des « médecins empoisonneurs », faux complot juif fabriqué de toutes pièces par Staline en 1952-1953. Staline complotait réellement contre les Juifs qu’il accusait de comploter contre lui : on a là un cas flagrant de projection et d’inversion victimaires. On retrouve l’accusation d’empoisonnement  dans l’antisionisme contemporain, par exemple après la mort naturelle de Yasser Arafat le 11 novembre 2004 à l’hôpital militaire de Percy, à Clamart : selon une rumeur lancée par la propagande palestinienne, le leader palestinien aurait été empoisonné par « les sionistes ». Ce qu’on appelle en psychologie cognitive le « biais de confirmation d’hypothèse » permet de comprendre l’acceptabilité de cette accusation : elle confirme les attentes de ceux qui croient que les Juifs empoisonnent leurs ennemis. 

Que ceux qui n’y croient pas restent sans voix face à ces accusations délirantes, ou qu’ils ne les prennent pas au sérieux, cela est parfaitement compréhensible. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas analyser ces croyances et leurs fonctions les plus diverses, même s’il faut reconnaître, à la suite de George Steiner, que, « pour des esprits entraînés au raisonnement, à une vision empirique de la réalité, il est difficile de saisir la force de possession d’une doctrine, même, ou particulièrement, quand cette doctrine apparaît comme irrationnelle, étrangère à la preuve et au témoignage concret ». C’est le cas avec les « libelles du sang », nom donné aux accusations de meurtre rituel. 

Le concept de causalité diabolique, modèle élaboré par l’historien Léon Poliakov, est ici fort éclairant. L’étude des accusations de meurtre rituel conduit à distinguer, parmi les modes de diabolisation des Juifs, ceux qui sont centrés sur le projet d’une domination du monde et ceux qui tournent autour d’une pulsion meurtrière visant les non-Juifs. Si les mythes complotistes se nourrissent du fantasme du Juif dominateur et conspirateur, visant la puissance mondiale, les mythes construits sur la base de l’accusation de meurtre rituel sont structurés par l’idée selon laquelle les Juifs poursuivent, en raison de leur nature – leurs instincts sanguinaires –  ainsi que des enseignements – supposés – de leur religion, l’élimination physique des non-Juifs. Le paradoxe est cependant à noter : dans cette configuration mythologique, les Juifs sont accusés de vouloir détruire le « matériel » humain dont ils ont besoin pour leurs rituels. Ce paradoxe s’ajoute à celui qui consiste à accuser les Juifs d’être mus par une volonté de dominer tous les peuples non juifs et à les accuser en même temps de vouloir exterminer ces derniers. Mais, tout comme l’inconscient, la pensée mythique ignore les contradictions formelles.   

Quels seraient les méthodes et les moyens les plus efficaces pour lutter contre l’antisémitisme dans nos sociétés modernes, qui s’illustre notamment sous un nouveau visage et de manière anonyme sur les réseaux sociaux ?

Lorsqu’une législation antiraciste existe, comme dans les nations démocratiques, il faut exiger une application stricte de la loi. On attend de l’État qu’il sanctionne fermement les actes antijuifs, des menaces verbales ou écrites aux violences physiques. Habilitées à engager des poursuites et à faire œuvre de vigilance quant aux faits antijuifs, les organisations antiracistes peuvent aussi proposer de mieux adapter la législation aux nouvelles formes prises par la judéophobie. Il convient par ailleurs de faire appel à la raison en recherchant la vérité, ce qui implique d’établir les faits et de réfuter les accusations mensongères, mais aussi de faire intervenir des personnalités dotées d’une autorité intellectuelle. C’est là attendre beaucoup de l’éducation et, plus précisément, de l’apprentissage de l’esprit critique, afin de barrer la route aux rumeurs, aux légendes et aux stéréotypes négatifs. Mais, s’il ne faut pas se décourager, il ne faut pas non plus s’abandonner à un optimisme naïf. Car le travail de la critique est toujours à recommencer. On sait par ailleurs que la lutte contre les croyances et les passions fortes engendre des effets ni voulus ni prévus. Ceux qui par exemple, aujourd’hui et avec les meilleures intentions possibles, veulent « lutter contre la haine » risquent de la nourrir et de se nourrir eux-mêmes de haine.

Après la Deuxième Guerre mondiale et le grand massacre nazi des Juifs d’Europe, nombreux sont ceux qui ont cru que la page était tournée. Il n’en est rien. Le mythe du Juif meurtrier rituel hante toujours l’imaginaire social et se traduit par la circulation de stéréotypes criminalisants dans les nouveaux discours judéophobes prenant pour cibles privilégiées Israël, le « sionisme » et les « sionistes ». La métamorphose des composantes du mythe est toujours en cours, faisant surgir un nouveau paysage antijuif international dont l’évolution est largement due à l’importance croissante des réseaux sociaux dans le processus de formation de l’opinion ainsi que dans la transmission des représentations et des croyances. La globalisation des accusations antijuives favorise autant la circulation à grande vitesse des rumeurs, des légendes et des « fake news » que leur adaptation à divers publics, selon les objectifs des propagandistes. 

La réinscription du thème d’accusation mythique dans le paysage antijuif contemporain est indissociable du processus de nazification des Juifs, en tant que « sionistes » fantasmés comme « racistes », « impérialistes » et « assassins ». La propagande antijuive contemporaine se présente à cet égard comme le produit d’un amalgame idéologique entre la nazification des Juifs-sionistes et la réactivation de la représentation du Juif « assoiffé de sang », cruel et sanguinaire – rejeton de l’imaginaire du meurtre rituel. Trois autres composantes du paysage antijuif désormais observable en marquent la nouveauté. Tout d’abord, l’islamisation croissante de la rhétorique judéophobe en même temps que l’intégration dans le discours islamiste d’accusations  – dont celle du meurtre rituel –– empruntées à l’antijudaïsme chrétien européen. Ensuite, le recyclage du discours antifasciste dans le cadre de la lutte contre Israël, « le sionisme » et « les sionistes », entités diabolisées de diverses manières. Enfin, la réactivation du stéréotype du « Juif riche », ploutocrate, capitaliste ou « banquier international », accusé de « tirer les ficelles » de la politique mondiale, stéréotype dont on observe la circulation dans les critiques radicales, d’extrême gauche ou d’extrême droite, de la mondialisation. Cette dénonciation hyperbolique de la mondialisation redonne vie au mythe répulsif, coloré de conspirationnisme, centré sur la figure de « Rothschild », incarnation de la puissance abusive de l’argent.

Avec la banalisation d’Internet entre le milieu des années 1990 et la fin des années 2000, s’est produit une grande transformation des discours de propagande structurés par des thèmes d’accusation visant les Juifs ainsi que diverses minorités. Désormais, les producteurs, les entrepreneurs et les propagateurs du discours antijuif globalisé forment trois groupes relativement distincts, mais nullement clos sur eux-mêmes : l’extrême droite plurielle, l’extrême gauche anticapitaliste et la nébuleuse islamiste (Frères musulmans, salafistes, jihadistes). Dans l’espace extrême-droitier, il faut distinguer les néo-nazis, professant un racisme antijuif, et les nationalistes xénophobes, défendant un antisémitisme d’État, les uns et les autres donnant dans le conspirationnisme. Des ponts sont jetés entre certaines mouvances d’extrême droite et certains courants de l’islamisme, leur ennemi commun étant un « sionisme mondial » fantasmé. Le site de l’association Égalité et réconcilation d’Alain Soral en offre une frappante illustration. Des convergences ou des alliances sont également observables entre milieux d’extrême gauche et milieux islamistes. En témoignent les islamo-gauchistes du Parti des Indigènes de la République. Si le mythe du « complot sioniste mondial » est l’objet de croyance le mieux partagé par les trois principales populations antijuives, le négationnisme joue parallèlement le rôle d’un drapeau et d’un signe de ralliement pour la plupart des courants judéophobes. La nouvelle question antijuive, c’est la question antisioniste. 

Derrière les dénonciations et les accusations qui se répandent par un effet « boule de neige » sur les réseaux sociaux, et qui se présentent souvent sous les couleurs de la critique des « vérités officielles » et de la démystification, on discerne une totale indifférence à la vérité des faits et une passion du faux, voire un goût du mensonge. Le relativisme cognitif autorise ce mélange du vrai et du faux qui, selon le mot de Paul Valéry, est « pire que le faux ». Au sein du cyberespace, on observe en même temps une auto-stimulation des passions négatives, faisant du village global un espace de guerre civile discursive sans frontières intérieures.

L’un des principaux facteurs de cette pathologie collective n’est autre que l’anonymat des commentaires. Justifié au nom du principe libertarien du « tout dire » et ne rien interdire, variante idéologique du « laisser faire », l’anonymat est ce qui rend impossible la régulation des échanges sur les réseaux sociaux. La liberté d’expression se confond dès lors dangereusement avec la liberté de dissimulation et de falsification, qui favorise l’expression du mensonge et de la diffamation sans prise de risque. Les pervers et les paranoïaques comme les entrepreneurs de désinformation et les propagandistes masqués se sentent protégés. Les spécialistes de la manipulation et de la propagande – de l’astroturfing – peuvent ainsi impunément rendre populaires  des informations truquées ou falsifiées, et ainsi exercer une influence sur l’opinion ou alimenter une guerre psychologique.

Pour dénormaliser la « cyberhaine », il faudrait commencer par interdire l’anonymat des commentaires. Mais un tel projet, qui se heurte à la logique du profit et à la mauvaise volonté des géants du Net, reste pour le moment de l’ordre de l’utopie. Ce n’est pas bien sûr une raison pour baisser les bras. Sinon, nous serions complices, par passivité, de la transformation en cours de ce puissant instrument de communication et de socialisation collective qu’est Internet en machine à inculquer et à banaliser la haine et l’hostilité de tous à l’égard de tous. L’existence d’un marché mondial de l’information non régulé ne doit pas être considérée comme une fatalité. Il faut à la fois reconnaître les effets pervers du progrès technologique et s’efforcer de les corriger, en dépit de la difficulté de la tâche. C’est là un enjeu de civilisation. 

Pour retrouver un premier extrait du livre de Pierre-André Taguieff publié sur Atlantico : ICI

Pour retrouver un second extrait du livre de Pierre-André Taguieff publié sur Atlantico : ICI

Pierre-André Taguieff publie "Criminaliser les Juifs: Le mythe du "meurtre rituel" et ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme)" aux éditions Hermann

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