Liban : quand la rue se soulève [portfolio]


Photoreportage inédit pour le site de Ballast

Le 17 octobre 2019, quelques cen­taines de per­sonnes des­cendent dans les rues de Beyrouth. Dans un contexte de pro­fonde crise éco­no­mique, elles pro­testent contre la déci­sion du gou­ver­ne­ment de taxer les com­mu­ni­ca­tions pas­sées via l’ap­pli­ca­tion WhatsApp. Symbole de l’exaspération qui règne au Liban, les grandes villes voient bien­tôt des mil­liers de mani­fes­tants se joindre à leur voix : Tripoli, Baalbeck, Saida, Nabatiyeh… Si le projet gou­ver­ne­men­tal est immé­dia­te­ment reti­ré, la mobi­li­sa­tion ne s’ancre pas moins : elle vise le sys­tème tout entier, malade et à bout de souffle. « Tous, ça veut dire tous » s’im­pose comme slo­gan phare. Mais « tous », ce sont aus­si les Libanais et les Libanaises qui, sans dis­tinc­tion confes­sion­nelle ni sociale, marchent d’un même pas. La déter­mi­na­tion popu­laire prend un nom : « tha­wra » — révo­lu­tion. Chronique pho­to­gra­phique dans les rues de la capi­tale. ☰ Par Laurent Perpigna Iban


Les Libanais n’en reviennent pas eux-mêmes : alors que le pays semblait s’accommoder de ses crises successives, le voilà soudainement pris de tremblements. De convulsions, même. La taxe sur les appels WhatsApp, que prépare le gouvernement, est sans conteste celle de trop. La colère explose souvent quand on l’attend le moins : c'est le cas au Liban en ce mois d’octobre 2019, dans un pays où l’électricité, les transports et les services publics sont défaillants depuis des années. De tous âges, de toutes confessions, les Libanais sont sortis dans les rues : la peur change de camp.

22 octobre 2019, 1 heure du matin, cinquième jour du mouvement. Sur la place des Martyrs, des dizaines de personnes dansent ; sur des camions-scènes, des hauts-parleurs crachent à plein régime. La foule répond, comme en écho : « Le peuple veut la chute du régime. » La révolution en dansant ? C’est possible, au Liban. « La résilience historique des Libanais, la dépression dans la joie », s’amuse l’un d’entre eux.

Tard dans la nuit du 22 au 23 octobre 2019, à quelques mètres de la place Riad el-Solh, une poignée de manifestants s’octroie une pause narguilé à l’ombre d’un mur déjà recouvert de graffitis. Il deviendra l'un des « murs de révolution » de la capitale, où militants et artistes distilleront leur messages.

Un jeune homme fend la foule, visage dissimulé derrière le masque de Dali — en référence à la série La Casa de papel. Sur son écriteau, ce message : « Après tout, rien n’est plus humain que de se battre pour sa survie ? » « Quand nous sommes descendus dans les rues aux premiers jours de la Thawra, la plupart d’entre nous étions restés discrets au sein de nos cercles familiaux et amicaux, les questions politiques étant extrêmement clivantes au Liban. Immédiatement, nous nous sommes rendu compte que nos proches, amis, et collègues étaient là aussi. Un sentiment très fort », raconte une manifestante de la première heure.

Dans le centre-ville de la capitale, de nombreuses tentes sont sorties de terre. Le 24 octobre au petit matin, certains manifestants finissent par trouver le sommeil après une nuit blanche.

Le 24 octobre, à l’intérieur de l’œuf — un cinéma désaffecté depuis la guerre civile —, une centaine de jeunes hommes et femmes débattent de l'immoralité du système capitaliste. Un sociologue a été invité.

« La banlieue influence Beyrouth, Beyrouth influence le monde. » Les paroles d'une chanson du rappeur français Médine, détournées pour l'occasion, a fleuri sur l'un des murs de la ville. Au-dessus, « Kilon ya3ne Kilon » (« Tous, ça veut dire tous »).

Alors que le mouvement entre dans sa deuxième semaine de protestation, des manifestants, qui réalisent un barrage sur le pont du Ring, écoutent l’allocution du président libanais Michel Aoun. « J'ai entendu beaucoup d'appels à la chute du régime. Mais le régime, chers jeunes, ne peut être changé sur les places publiques », déclare-t-il. De quoi provoquer l’ire des manifestants.

C’est l'un des premiers tournants de la thawra libanaise. Le 24 octobre, une centaine de militants du bloc chiite formé par des membres de la milice Amal et du Hezbollah descend de la banlieue sud de Beyrouth, et scandent leur hostilité au mouvement de protestation. Des échauffourées éclatent. Tandis que l’armée se met en place, des dizaines de Libanaises mettent en place un cordon de sécurité.

La jeunesse beyrouthine a ressuscité un certain nombre de lieux abandonnés depuis la guerre civile, comme le Teatro al-Kabir ou l’église Saint-Vincent-de-Paul. Le toit de « l’œuf », accessible par un escalier de fortune, devient un point de ralliement. À l’intérieur, des soirées s’improvisent. Les autorités libanaises, inquiètes que le bâtiment ne s’écroule, appellent les manifestants à éviter le lieu.

25 octobre, minuit. À quelques centaines de mètres du Parlement libanais, des groupes de jeunes hommes et femmes se sont rassemblés. Doigts tendus, tous d'égratigner les responsables politiques, qu’ils soient chiites, chrétiens ou sunnites : « Qu’ils dégagent tous ! » Première avancée tangible du mouvement : le 29 octobre, le Premier ministre Saad Hariri présente sa démission. Mais la colère ne redescend pas : « Tous, ça veut dire tous ! »

La place des Martyrs s’est vidée. Perché à plusieurs mètres de hauteur sur « le poing de la révolution » — une œuvre artistique érigée aux premiers jours du mouvement —, un manifestant, seul, semble perdu dans ses pensées. Dans la nuit du 21 au 22 novembre, ce symbole de la Thawra sera incendié par des contre-révolutionnaires.

Il s’appelait Alaa Abou Fakhr. Le visage de ce Libanais de 38 ans tué par un militaire alors que des manifestants bloquaient des routes, à Khaldé, au sud de Beyrouth, est devenu l'un des visages du soulèvement. Sur la place des Martyrs, son père [à droite sur la photographie] allume des cierges. Par groupes, les manifestants viennent se recueillir.

Le 17 novembre, des milliers de personnes se rassemblent dans les grandes villes du pays afin de célébrer le premier mois de contestation. Du côté des élites politiques, le ton ne change pas : « Si, au sein de l’État, il n’y a personne qui leur convient, alors qu’ils émigrent », vient de déclarer le président Aoun.

« Ils sont restés sourds à nos demandes. Ils s’accrochent à leur pouvoir, mais nous aussi nous nous accrochons. Comment ne pas être optimistes ? Regardez, il y a des chrétiens, des sunnites, des chiites. Nous sommes tous ensemble, et c’est notre première victoire. Les barrières du communautarisme dans lesquelles ils tentent de nous enfermer depuis la fin de la guerre civile ont volé en éclat », rapporte un manifestant le 17 novembre, sur la place des Martyrs.

19 novembre : alors qu’une proposition de loi d’amnistie générale doit être examinée au Parlement dès 7 heures du matin, des milliers de femmes et d'hommes venus de tout le pays bloquent les routes qui mènent à la place de l’Étoile. Les forces de sécurité nationales bouclent rapidement le quartier.

La colère est immense : ce projet de loi doit notamment amnistier les cas de corruption, d’évasion fiscale et de crimes environnementaux commis par les responsables politiques. Des groupes tentent d’arracher les barbelés qui bloquent l’accès au Parlement. Si, depuis le début, les protestataires s’accordent à adopter une stratégie non-violente, des incidents éclatent avec l’armée tout au long de la matinée.

La situation est extrêmement tendue. Des tirs de semonce sont rapportés du côté de l’armée. En fin de matinée, la foule exulte. Faute de quorum1 suffisant, la séance législative est reportée pour la seconde fois : déjà, le 12 novembre, le peuple était parvenu à empêcher la tenue de la séance.

Au cœur de la capitale, plusieurs banques et bâtiments voient leurs vitres voler en éclats. Sur les murs, de nombreux slogans appellent à faire tomber le capitalisme.

Le 22 novembre, le Liban célèbre le 76e anniversaire de son indépendance. Alors que les festivités officielles se déroulent habituellement sur la place des Martyrs, les autorités n’ont d’autre choix que de délocaliser la traditionnelle parade militaire : les manifestants en profitent pour organiser un défilé civil.

Un défilé d'envergure : quarante-deux bataillons civils, issus de différentes régions et représentant différents corps de métier, défilent devant des dizaines de milliers de personnes. Si les élites ont pris la mesure de l’ampleur de la colère populaire, elles ne semblent pourtant pas vouloir jouer la carte de l’apaisement. La tentative de nomination au poste de Premier ministre, le 15 novembre dernier, de l’ancien ministre des Finances Mohammad Safadi — millionnaire impliqué dans nombre d’affaires de corruption — en était déjà un marqueur.

La nomination de Hassan Diab à ce poste n'y change rien. L’annonce de la formation d’un nouveau gouvernement le 21 janvier 2020 met même le feu aux poudres. Massé devant le Parlement, le peuple subit l’assaut des forces de l’ordre. Les manifestations, jusqu’alors très pacifiques, prennent un autre tournant : plus de cinq cents protestataires sont blessés, dont certains gravement par des tirs de balles en caoutchouc.

Le 22 janvier, les affrontements se prolongent une partie de la nuit dans le centre-ville de Beyrouth. Les forces de l’ordre mettront plusieurs heures à « ramener le calme ». Au milieu d’un épais nuage de gaz lacrymogène, les déflagrations et les sirènes hurlantes des ambulances s'élèvent dans la nuit.

Le 25 janvier, des milliers de personnes se rassemblent à travers tout le pays afin de célébrer le 100e jour du soulèvement libanais. À Beyrouth, plusieurs points de rendez-vous sont fixés. Les manifestants vont converger vers les abords d’un Parlement désormais totalement bunkerisé.

La police fait une nouvelle fois usage de la force pour disperser la foule. Les manifestants s’organisent en conséquence, donnant la riposte. Alors que la crise économique affecte chaque jour un peu plus l’équilibre du pays, les contre-révolutionnaires attachés au système confessionnel continuent de mener des expéditions punitives contre les places fortes de la contestation. « Au Liban, tout est compliqué. Cela fait des années que l’élite du pays nous divise et que les leaders politiques en profitent. Il est temps que le Liban se sépare d’eux, et que le pays se débarrasse des ingérences étrangères, particulièrement iraniennes et saoudiennes », nous dit un manifestant. La suite de la thawra libanaise reste à écrire.


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  1. Nombre de présence minimal parmi les membres d'une assemblée sans lequel une délibération au sein de celle-ci ne peut être valide.

REBONDS

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Laurent Perpigna Iban

Journaliste indépendant. Il travaille essentiellement sur la question du Proche et du Moyen-Orient, ainsi que sur les « nations sans État ».

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