Commentaire hors-d’œuvre

La belle écorchée de Rembrandt

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Publié le , mis à jour le
Pour lui, l’art est un bon plat à partager. Blogueur au regard libre et curieux, Louvre-Ravioli (aka François Bénard) mitonne chaque mois pour Beaux Arts une savoureuse chronique inédite. Au menu aujourd’hui, une pièce maîtresse de Rembrandt détaillée jusqu’à la moëlle : Bethsabée au bain tenant la lettre de David (1654).
Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David
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Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David, 1654

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huile sur toile • 142 x 142 cm • Musée du Louvre, Paris • © Bridgeman Images

Voici Bethsabée tout juste sortie du bain. Profitant d’une pédicure de courtisane, elle regarde sans conviction la servante qui s’affaire. Son grand corps nu occupe tous les regards. Beauté sans idéal, à mi-chemin entre les Vierges ultra-cintrées du Parmesan et les nymphes ventripotentes de Rubens. Un tour de taille placé dans l’entre-deux, celui du réel. Ses bijoux occupent un peu la chair : bracelet au bras, parure au cou, perle à l’oreille. Une enfilade de cornalines accompagne son chignon alors qu’un ruban enroulé dans une mèche tombe sur son épaule. Bethsabée – cet oiseau de paradis égaré – semble bien haut perchée.

Un passage du livre de Samuel nous raconte comment la vie de « Bath-Scheba, fille d’Eliam et femme d’Urie » va basculer. La toile figure cet instant où l’épouse fidèle d’Urie lit la lettre du roi David. Les nouvelles ne sont pas dingues. Il y a quelques jours, le souverain d’Israël – qui l’observait depuis son balcon – est tombé raide amoureux. Tout chamboulé, David lui écrit une lettre pour lui déclarer sa flamme. Les souverains de l’Ancien Testament étant peu réputés pour leurs alexandrins, on imagine plus une convocation qu’une déclaration.

Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David (détail)
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Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David (détail), 1654

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huile sur toile • 142 × 142 cm • Musée du Louvre, Paris • © Bridgeman Images

Le regard chahuté de Bethsabée confirme l’hypothèse. Celle qui tient la lettre au cachet de sang est-elle déjà soumise ? Pense-t-elle à se défiler ? À se rebeller ? Si elle n’a pas franchement l’air de ruer dans les brocarts, la chambre, elle, révèle son trouble intérieur. Entre les précieux drapés du pouvoir et la soie innocente, la malheureuse élue est sur le point de basculer. Une main s’agrippe au linge blanc, cette pureté bientôt fanée. Les jambes croisées hésitent. Un pied au sol, un pied en l’air. Heureusement que la servante la retient.

Quand il peint Bethsabée, Rembrandt (1606–1669) a presque 50 ans. Indépendant, radical. Son objectif ? Plastiquer le canon de beauté de son époque, dynamiter les chairs pour sonder les âmes, à commencer par la sienne. Sur ses autoportraits, l’affranchi ne se fait pas de cadeaux : peau raviné, pommettes saillantes, façade creusée. Parfois, un serre-tête ou une robe de chambre vient compléter l’abîme. Elle est loin, la période raffinée où sa première femme, Saskia, trônait au milieu des salons dorés de la bourgeoisie protestante de Hollande.

En 1654, Rembrandt vit avec Hendrickje Stoffels. Nouvelle compagne, nouveau modèle, nouvelle manière de peindre. Fini le temps de l’innocence, les masques sont tombés. Les robes et les chemisiers aussi. Sur les toiles, Hendrickje apparaît en plein doute : en Suzanne aux bains (1647) piégée par deux vicelards, elle se tourne vers nous, inquiète ; en Servante aux bains (1654), elle s’offre une introspection pénible dans le miroir de Narcisse. Et que dire de la Bethsabée, tiraillée dans son for intérieur ?

Rembrandt, “Suzanne au bain”, 1647 et Willem Drost, “Bethsabée recevant la lettre de David”, 1654
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Rembrandt, “Suzanne au bain”, 1647 et Willem Drost, “Bethsabée recevant la lettre de David”, 1654

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© Bridgeman images / © Photo RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Comparée à d’autres variations de l’époque, la Bethsabée de Rembrandt est d’autant plus intrigante. Chez Pieter de Grebber, Bethsabée (1653) apparaît en groupie au regard godiche, toute émoustillée à l’idée d’être l’élue de son Roi. Les joues sont gonflées, la bouche est molle… Chez Willem Drost – élève de Rembrandt –, Bethsabée devient un pur sujet érotique. Ayant baissé les bras face au royal désir, elle offre son corps qu’elle ne possède plus. Les paupières sont mi-ouvertes, à l’abandon. « À quoi bon résister ? », chuchote-t-elle au spectateur, qui en profite pour se rincer l’œil, tel un David au balcon.

Face à la Bethsabée de Rembrandt, nous ne sommes pas voyeur. Sans connaître toute l’histoire, nous compatissons tel un Jésus face à la femme adultère. Dans la narration de Rembrandt, la suite des événements est hors-sujet. Le livre de Samuel nous dit pourtant qu’elle couchera avec son Roi et tombera enceinte. Pire encore : le Roi enverra le gentil mari Urie se faire découper sur le champ de bataille. D’ailleurs, pour certains, la lettre qu’elle tient dans sa main n’est pas la convocation royale, mais l’annonce de la mort d’Urie.

Rembrandt, Le Bœuf écorché
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Rembrandt, Le Bœuf écorché, 1655

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huiule sur toile • 94 × 69 cm • Musée du Louvre, Paris • © Bridgeman images

Finalement, qu’importe l’option choisie ? Dans les deux cas, Bethsabée est perdue. Son regard est plongé dans le vide, vers la servante planquée tranquillement dans l’ombre. Pour une fois, celle-là tiendrait presque le bon rôle…

Bethsabée, abîmée, se moque bien qu’on observe ses chairs. Son esprit est ailleurs, à l’intérieur. Comme une image subliminale, le Bœuf écorché (1655) s’invite dans les esprits. Comme si cette pièce de viande, peinte un an plus tard, était l’étape d’après. Car Bethsabée, suspendue à un cachet, reste prisonnière de son enveloppe de chair, alors que le Bœuf écorché parvient à révéler son for intérieur. Cru comme une âme à l’air libre, il est suspendu à son crochet. Pour lui, il n’y a plus ni lettre, ni enveloppe.

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Note aux lecteurs

L’idée de cette chronique fait suite à une conférence de Mélina de Courcy, qui a présenté son travail sur Bethsabée au collège des Bernardins en janvier 2020, à l’occasion de ses conférences « Une heure, une œuvre ».

Vous pouvez aussi lire Vases Communicants, une autre chronique qui revient sur des tours de taille très particuliers.

Retrouvez dans l’Encyclo : Rembrandt Baroque

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