Arlette Farge : « Au XVIIIe siècle, les femmes à Paris étaient écoutées »

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Arlette Farge : « Au XVIIIe siècle, les femmes à Paris étaient écoutées »

Les femmes au XVIIIe siècle dans les archives d'Arlette Farge
Les femmes au XVIIIe siècle dans les archives d'Arlette Farge
© Getty - lisegagne

Comment rendre visibles les personnages exclus de l'histoire officielle ? Quelle place occupaient les femmes à Paris au XVIIIe siècle ? Qu'apportent le maniement et la réécriture des archives à l'historien ? Quel avenir pour l'historien ? Le point avec une chercheuse spécialiste de l'époque moderne : Arlette Farge.

Historienne, directrice de recherche au CNRS, spécialiste du XVIIIe siècle, Arlette Farge explore, les marges silencieuses souvent invisibles. Elle était l’invitée d’Augustin Trapenard. L'occasion d'évoquer son métier, le maniement des archives et la place des femmes au XVIIIe siècle.

Les femmes à l'époque moderne

Augustin Trapenard : Quelle est la place des femmes dans la société française du XVIIIe siècle ? 

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ARLETTE FARGE : "Une très grand place parce qu'à cette époque on vit surtout dans la rue. Les femmes des milieux populaires vont de travail en travail, elles vivent donc dans une certaine mixité. Je pourrais même dire, même si ce n’est pas politiquement correct, qu'il y a une espèce d'aisance entre les sexes. Même s'il y a des codes à ne pas dépasser et énormément de violences. 

En revanche, je suis vraiment contente de pouvoir le dire, surtout à l'heure actuelle où on parle beaucoup de libération de la parole : au XVIIIe siècle, les femmes, dès qu’elles rencontraient un problème, qu'elles avaient été touchées, harcelées, maltraitées ou violées, elles allaient tout de suite chez le commissaire de police qui les écoutait !

Vous écrivez que au XVIIIe siècle, alors que tout invite à se taire, une femme agressée et harcelée sait se plaindre et se faire entendre. Quel regard est-ce que vous portez sur la libération de la parole à laquelle on assiste depuis deux ans et demi ici aujourd'hui ? 

Ce que j'aimerais beaucoup qu'on dise, c’est que la parole a toujours existé, en tout cas au XVIIIe siècle. C’est la même chose pour les problèmes de pédophilie : les archives de police sont remplies de plaintes dans ce domaine. Quand on dit aujourd’hui sur ce sujet : « ah oui, mais c'était une autre époque… ». Non, ce n’est pas vrai du tout. Ça n’était pas admis. Même par la police ! Et en justice, les coupables versent des dommages intérêts, et sont sanctionnés.

Cette relative liberté de la parole des femmes dans le Paris du XVIIIe siècle, comment s'explique-t-elle ? 

Elle s'explique parce qu'hommes et femmes sont tout le temps ensemble, même à la taverne où l’on boit beaucoup. Paris, c'est aussi mi-urbain, mi-rural. On peut se glisser sous un bosquet aux Champs-Elysées et faire ce qu'on a envie de faire. Je ne veux pas tromper les gens : ça ne veut pas dire qu'il n’y a pas de violence contre les femmes. 

C'est un discours simultané, que je fais : il y a des violences contre les femmes. C’est insupportable, horrible, obscène et terrifiant. Mais il y a aussi une résistance féminine très grande. Et puis surtout, il y a, vous savez, le joli badinage. Vous montez l'escalier, et croisez une jolie fille qui le descend. Vous pouvez lui offrir un ruban… Soit elle est contente soit, elle vous flanque dehors. Il y a des codes à respecter : les seins sont visibles, mais il est absolument interdit de toucher les boucles de cheveux. Mais en général, les femmes ont une certaine puissance et elles sont présentes parmi les émeutiers. 

Rendre visible les exclus 

Rendre les marges visibles, ce que vous faîtes, c'est un enjeu politique aussi ? 

Bien, sûr, pour moi c'est un engagement politique de faire apparaître la vie des gens humbles. En cela, je suis redevable à Jacques Rancière pour ce qu’il a apporté sur les archives du rêve ouvrier, ces gens dont on croit qu'ils ne pensent pas, qu'ils n'ont pas de culture, et qu'ils n'ont rien. Quand j'ai travaillé sur ce que les gens morts dans la rue avaient dans leurs poches, que je voyais la richesse de tous ces objets culturels, je me disais que c'était cela que je voulais transmettre. 

Dans Les vies oubliées, à travers des archives judiciaires du XVIIIe siècle, vous faites découvrir les fragments de vie d'ouvriers, de domestiques, d'artisans, de femmes... Ces archives sont issues de vos précédentes recherches, que vous appelez "vos reliquats"…

Les reliquats, c'est un terme aussi qu'on emploie dans les archives. Quand les conservateurs ne savent pas comment classer les archives, ils les mettent dans une boîte sur laquelle, ils marquent :  reliquat. C'est merveilleux de les ouvrir. C'est dire que le désordre fait sens. Souvent, c'est désordonné, ce n'est pas daté et finalement, c'est là, qu'est présente la vie. 

Et puis, la relique, c'est également ce à quoi on est attaché. Cela a un côté symbolique et quasi religieux. 

Je crois que le reliquat, c’est tout ce qui est resté en déshérence, et ce qui est resté en déshérence est toujours important. 

Être historien, c'est raconter une histoire

Ce que vous dites, c'est que faire de l'histoire, c'est d'une certaine façon mettre en ordre la réalité, cela revient à raconter une histoire ? 

Bien sûr _c_ela raconte une histoire. En même temps, que des histoires. C’est l'histoire des individus, des personnes uniques, ce qui n'intéresse pas l'historien en général. Et c'est un vrai défi. Je doutais au départ de l’idée de mettre bout à bout des archives. Mais plus j'écrivais, plus ça prenait sens et plus j'étais emportée. 

J'avais recopié ces archives à la main parce que je veux que mon corps soit aussi saisi par ce que j'écris. Et c'est pour ça que j'ai pu faire ce livre parce qu'à la maison, il y avait plein d'archives que je n'avais pas utilisées et qui étaient là, écrites de ma main et que j'ai pu mettre en ordre. Enfin, c'est un ordre pas vraiment académique.

Votre livre se termine par cette citation de Pascal Quignard qui dit qu'on ne pourra jamais savoir avec certitude comment les choses se sont passées en réalité, pour la simple raison que, dans la réalité, les choses ne se sont pas passées comme dans un récit. Qu’est-ce que le doute pour l'historienne que vous êtes ? 

Le doute, c'est l'envie de le dépasser constamment. Non pas pour être dans la vérité, je sais que je ne suis jamais dans la vérité. Je ne la cherche pas parce que je pense qu'elle n'existe pas. Mais je veux être dans le vraisemblable, le véridique et dans la proximité. 

Plus que ça, je voudrais pouvoir dire aux gens que ce qui s'est passé hier, ça leur importe encore aujourd'hui. Ils ne le savent pas, mais ils sont travaillés par le passé sans le savoir. Et l'Histoire, c'est dire : vous êtes compagnons de tous ceux qui ont existé avant vous.

Vous voulez dire qu'il y a de moins en moins de doutes, de questionnements, d'interrogations aujourd'hui ? 

Il y a des doutes sur l'écriture de l'Histoire. Il y a tout un débat : est-ce ce qu'elle va vers la fiction ? Mais moi, quand je travaille, je n’ai pas de doutes parce que c'est comme si je voyais les gens, comme si je les entendais, comme si je touchais les tissus qu'ils ont touché… C'est très particulier. 

Les archives, de véritables talismans

Est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous vous êtes plongée dans un fond d'archives ? 

Oui, je me souviens très bien parce qu’à cette époque-là, les fonds d'archives étaient vraiment très mal entretenus. C’était des liasses ficelées. Il fallait retirer la ficelle et vous aviez plein de poussière sur les doigts. Puis on avait une espèce de stupeur de voir les gens qui vivent dedans. On découvre des personnes dans leur quotidien le plus absolu, dans leurs doutes, leurs hésitations, leurs espoirs, leur indignations, dans leur colère, dans leurs infamie aussi, dans ce qui a été chez eux, de plus trouble ou de plus obscène. 

La marche de l'histoire
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Et tout ça vous apparaît comme ça

Oui, je travaille sur les archives de police. On me dit souvent que les descriptions des vies de nos ancêtres sont biaisées parce que ce sont des archives de police. Moi, je n’y crois pas parce qu'il y a aussi des témoignages des gens qui sont là autour. On a tout un artifice de couleurs, de paysages, de gens…

Il y a quelque chose de l'ordre, du talisman… Vous écrivez, page 132, que « le toucher peut devenir l'outil de l'historien ». Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? 

Le jour où j'ai retrouvé dans les archives de l'Assistance publique les billets qui étaient conservés, comme si ça avait été écrit hier, dans les langes des enfants nouveau nés où les parents avaient mis en écrivant de façon phonétique qu'ils espéraient retrouver leur enfant. Et que pour cela, ils lui mettaient une petite boucle d'oreille et gardaient l'autre pour peut-être le retrouver à l'hôpital des enfants trouvés. Ce jour-là, je me suis dit que toucher ce billet, toucher ces tissus aussi, que les parents mettaient en garde dans un autre morceau de tissu avec eux. Je me suis dit que oui, le toucher pouvait être une leçon d'histoire, qu'on pouvait écrire quelque chose sur le toucher. 

Ça pose quand même des questions passionnantes sur l'avenir du métier d'historien à l'heure de la dématérialisation du tout numérique.

Mais c'est ça le problème. Tout va changer. On a fait un colloque dessus. C'est atroce pour les archivistes. Combien de fois j'ai touché des objets ? Très souvent. Et les photographier, ce n’est pas rien. 

La potentielle colère du peuple fait peur

Est-ce que c'est le potentiel insurrectionnel révolutionnaire qui effraie chez le peuple ? 

Dès qu'il se rassemble le peuple fait peur. C'est le paradoxe de la monarchie de l'Etat à cette époque là, c'est le fait de le tenir pour rien, de penser qu'il est inepte, qu'il est imbécile, qu'il est femelle… D'ailleurs, dans les textes, on trouve ça : le peuple femelle ! Ce qui marque un très profond mépris et par ailleurs, une sensibilité constante avec des inspecteurs partout cachés pour savoir ce qui se dit dans les cafés, s'il ne va pas y avoir une assemblée qui va se faire… Tout le monde vit dans l'espace public, il n'y a pas ou très peu d'espace privé. Tout prend forme et tout, tout peut être objet de rassemblement et de plus que ça : de colère. 

C'est passionnant, évidemment, au regard de ce qui se joue aujourd'hui, à un moment où la colère sociale s'exprime partout depuis des mois. A quoi est-ce que vous avez l'impression d'assister, vous ? 

Alors moi, je ne fais pas de comparaison. Mais je pense qu'il se passe quelque chose d'extraordinairement troublant, qu'il y a énormément de choses que les autorités, les citoyens, ou les historiens ne comprennent pas. Mais il y a une espèce d'effervescence qui est très forte, très troublante, qui peut faire peur, ou bien qui peut au contraire se dire on va quelque part. 

La connaissance du passé permet-elle de prédire l'avenir ? Non, jamais. « Ce qui est prévisible en Histoire, c'est son imprévisibilité. » C'était un professeur qui disait ça et rien pour ça je l’ai embrassé à la fin du cours. 

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