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Affaire Mila : les cinq erreurs de Nicole Belloubet sur la laïcité
LUDOVIC MARIN / AFP

Affaire Mila : les cinq erreurs de Nicole Belloubet sur la laïcité

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Les propos de la ministre de la Justice sur l'affaire Mila relèvent d'une quintuple erreur, estime le philosophe Henri Peña-Ruiz.

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Mila, lycéenne de 16 ans, a clamé sa détestation des religions en général, et de l’islam en particulier. Les termes choisis furent violents, car elle venait de subir un harcèlement assorti d’injures homophobes. Quoi que l’on pense de la trivialité de ses termes, elle était dans son droit car à aucun moment elle n’a mis en cause des personnes. Mieux, dans un mélange émouvant de naïveté et de lucidité, elle a reformulé la règle de droit de façon limpide. "Je ne suis pas raciste" a-t-elle clamé, ajoutant qu’on ne peut confondre religion et race. Aujourd’hui menacée de mort et accablée d’injures homophobes, elle ne peut poursuivre ses études. Avant toutes choses il est urgent que Monsieur Blanquer intervienne pour qu’elle soit réintégrée dans son lycée, avec les protections nécessaires. Il en va de l’honneur de la République laïque, du respect de ses principes, et de la simple justice.

De Charlie à Mila

Madame Belloubet, garde des Sceaux, a cru devoir condamner Mila au lieu de lui apporter son soutien. Regrettant sa précipitation, elle s’est ravisée. Dont acte. Mais au passage elle avait commis une lourde erreur hélas trop répandue : assimiler le rejet d'une religion à une insulte personnelle, portant atteinte à la liberté de conscience. Citons-la : "L'insulte à la religion c'est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c'est grave, mais ça n'a pas à voir avec la menace (de mort)." Malgré la mise au point embarrassée de la ministre, il faut relever les erreurs impliquées dans son propos, non par acharnement polémique, mais parce que ces erreurs sont aujourd’hui très répandues, et aboutissent à la justification de l’injustifiable. N’oublions pas, cinq ans après la tuerie de Charlie, que certains commentaires ont accordé des circonstances atténuantes aux assassins, en osant dire "ils l'ont bien cherché", voire ont proclamé "ne pas avoir pleuré Charlie". Deux abjections.

La défense de la laïcité mérite de la rigueur, de la clarté, et aussi du courage pour fonder l’engagement citoyen sur la raison et sur le cœur.

Madame la ministre, avec le respect dû à votre fonction, il est possible de déceler cinq "erreurs" dans votre propos initial. Elles attestent un flottement étonnant de votre part en ce qui concerne le droit dont vous êtes spécialiste. La défense de la laïcité mérite de la rigueur, de la clarté, et aussi du courage pour fonder l’engagement citoyen sur la raison et sur le cœur. Quelques remarques soumises à votre jugement.

  • Première erreur, d’ordre sémantique : le glissement subreptice du rejet des croyances au rejet des personnes croyantes. Le mot insulte, d’un poids juridique très lourd, s’applique d’abord aux personnes et non aux convictions. Les dictionnaires en témoignent. « Insulter la religion » ne se dit donc que par dérivation et conduit très vite au contresens usuel des fanatiques, qui confondent la peau et la chemise, la personne et sa vision du monde. L’expression « insulte à la religion » ne risque-t-elle pas de consacrer et d’alimenter le fanatisme de celui qui exige le respect de sa religion au nom du respect de sa personne ? Les frères Kouachi, pris dans cet amalgame, prétendaient venger leur prophète, et ainsi se venger eux-mêmes en tuant les auteurs des caricatures qui pourtant ne les mettaient pas en cause en tant que personnes.

  • Une deuxième erreur, d’ordre philosophique. En acceptant implicitement la confusion de la personne et de sa conviction, on abandonne l’idée que tout être humain est ou doit être capable de distance à soi dans le vécu de sa croyance. C’est pourtant ce qui conditionne la vie commune de personnes de convictions différentes. Tel est d’ailleurs le "creuset français" cher à Gérard Noiriel, et honni par Eric Zemmour. Grâce à la laïcité, des humanistes athées ou agnostiques et des fidèles des diverses religions peuvent vivre ensemble, paisiblement. Les différences ne sont pas niées, mais leur harmonie parie sur la tolérance mutuelle, qui implique en chaque personne le respect du droit d’autrui d’avoir une conviction opposée à la sienne. La conséquence est claire : pas de délit de blasphème. Dieu n’est respectable que pour ceux qui croient en lui. C’est pourquoi la laïcité ne se réduit pas à un droitd’affirmer sa liberté, mais implique aussi un devoir de respecter la liberté d’autrui.

  • Une troisième erreur, d’ordre juridique. Redéfinie de façon universaliste grâce à la Révolution Française, notre nation est devenue une communauté de droit. Le particularisme religieux n’y fait plus la loi : "Nul ne pourra être inquiété pour ses opinions, même religieuses". ("Déclaration des droits de l'homme et du citoyen", article 10, 26 août 1789). Logiquement, la jurisprudence Handyside de 1976 précise que la liberté d'expression concerne également les propos qui peuvent choquer une conviction. Le religieusement correct ne peut donc fonder une exigence juridique. Dans votre autocritique, Madame Belloubet, vous avez rejeté le délit de blasphème. Ouf ! Mais alors pourquoi ne défendre que la liberté de conscience des personnes choquées, comme si elle était mise en cause, et oublier celle des personnes qui choquent ? La courtoisie, même souhaitable, n'est pas non plus exigible juridiquement ! La liberté de conscience de Mila l’athée et celle des différents croyants doivent évidemment pouvoir coexister. Cela n’implique aucun renoncement spirituel, mais l’acceptation de la critique voire de la polémique. L’homo sapiens athée accepte que l’homo sapiens croyant rejette son athéisme. Et réciproquement. La solution laïque est donc limpide et simple. Ce ne sont pas les croyances qui sont respectables, mais les personnes en leur liberté de croire ou de ne pas croire. Pour reprendre les mots de la ministre, l’insulte à l’athéisme est aussi licite que l’insulte à la religion. Mais il vaudrait mieux parler du rejet que de l’insulte, pour éviter le glissement-prétexte des fanatiques.

La lutte contre le fanatisme et le terrorisme mortifère reste à l’ordre du jour.

  • Une quatrième erreur, morale. Elle consiste à évoquer en même temps deux faits incommensurables. D'un côté une charge polémique contre les religions ; de l'autre des menaces de mort visant une personne. Certes, Madame Belloubet, vous avez hiérarchisé. Mais le fait que trop vite deux procédures aient été engagées, contre les auteurs des menaces et contre leur victime, est déplorable. Il a laissé croire que les torts pouvaient être partagés. Ce qui relativise les menaces de mort. L'abandon de la procédure contre Mila a rectifié. Mais le mal était fait. Que de balbutiements !

  • Une cinquième erreur, politique. Elle réside dans le mauvais signal envoyé aux fanatiques religieux, qui s’empresseront de trouver dans des propos trop approximatifs une caution donnée à leur volonté de faire prévaloir la loi religieuse sur la loi républicaine. Ce n’était sans doute pas votre intention, Madame Belloubet, mais c'est la conséquence que les adeptes de la théocratie peuvent en tirer pour continuer à saper la laïcité républicaine. Il suffit pour s’en aviser de citer le scandaleux commentaire du délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM), qui agresse Mila en ces termes : « Qu'elle assume ! » Assumer quoi ? Les menaces de mort. Comme si Mila en était responsable !

La lutte contre le fanatisme et le terrorisme mortifère reste à l’ordre du jour. Elle ne peut se faire sans rigueur ni courage, et toute lâcheté par conjugaison d’une compassion aveugle et d’un dangereux relativisme nous sera fatale. La rigueur embrasse tous les registres de la pensée éclairée, qu’il s’agisse de la façon de dire, de la vision de l’homme, de la conception du droit, de la conscience morale et civique, ou de la politique élevée aux principes qui en font la noblesse. La triste vérité, c’est que désormais le courage, la rigueur, et la clarté font souvent défaut. Naguère le regretté Charb déplorait le fait que les laïques se taisent trop souvent. Aujourd’hui il les appellerait à sortir du silence pour soutenir Mila et manifester ainsi le courage de défendre clairement la laïcité contre ses ennemis.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne