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Culture

Pour Franc Bardòu, poète occitan, « quand une langue meurt, un écosystème disparaît »

Pour le poète occitan Franc Bardòu, la langue d’Oc est traversée par une « insolence critique des calculs d’intérêt et des faux apparats ». Derrière cette langue se logent des modes de vie et de penser propres à un territoire marqué par les luttes sociales et paysannes, du Larzac aux Gilets jaunes. Elle est aujourd’hui menacée d’extinction, comme toutes les autres langues dites régionales.

  • Toulouse (Haute-Garonne), reportage

C’est dans une cour toulousaine soufflée par l’autan que Reporterre rencontre le poète occitan Franc Bardòu. Son col roulé en laine borde un visage espiègle, dont le rire spontané cache une certaine mélancolie. La Toulouse où il est né a gardé ses briques roses, mais elle ne chante plus comme avant. Il manque la chaleur de l’occitan dans son centre et ses faubourgs. « En 1970, c’était une mosaïque de petits villages. Les gens se connaissaient, se parlaient, allaient au café sur la placette siroter leur pastis. J’avais cinq ans, les pépés me parlaient tout le temps et pas toujours en français. Cette ville-là n’existe plus. »

Franc Bardòu retrace la trajectoire de la langue d’Oc, ses beautés et son esprit de révolte.

À travers sa vie et son art, Franc Bardòu retrace la trajectoire de la langue d’Oc, ses beautés et son esprit de révolte. Derrière cette langue romane se logent des modes de vie et de penser propres à un territoire marqué par les luttes paysannes. Répandue dans une quarantaine de départements du sud du pays, elle est aujourd’hui menacée d’extinction, comme toutes les autres langues dites régionales. Pour le poète engagé, bien plus que des mots sont concernés : « Quand une langue meurt, c’est un écosystème qui disparaît, la perte irrémédiable d’une façon d’habiter le monde », dit-il.


Brise de fleurs

Aura de flors, respir de mar,
los darrièrs perrièrs pensaments
d’un pòble en amnesia
mirgalhan los matins
d’una desesperança
esbleugida d’aucèls,
d’abelhas e de flairors,
sospir tèunha de nostalgia
que non sap mai çò que li manca per de sa lutz reviscolar.

En français :
Brise de fleurs, souffle marin,
les tout derniers soucis
d’un peuple sans mémoire
bariolent les aubes
d’une désespérance
illuminée d’oiseaux,
d’abeilles, de senteurs,
soupir ténu de nostalgie
qui ne sait plus ce qu’il lui manque
pour renaître de sa lumière.

À écouter — Poème Brise de fleurs, souffle marin.

Le poète célèbre les paysages qui l’exaltent et s’insurge contre un pouvoir qui les bétonnise

L’occitan est le ciment qui relie les différentes facettes de son identité. Dans son écriture, Franc célèbre les paysages qui l’exaltent, autant qu’il s’insurge contre un pouvoir qui les bétonnise à marche forcée. Le sentiment de la langue d’Oc infuse son caractère anti-autoritaire, qui le mène depuis plus d’un an sur le rond-point des Gilets jaunes d’Auterive, en Haute-Garonne, ou dans les manifestations toulousaines. Depuis 1992, il la transmet en enseignant, actuellement dans les environs de son village, Gaillac-Toulza. Un métier qui doit composer aujourd’hui avec une réforme Blanquer qualifiée de « linguicide » par les défenseurs des langues minoritaires.

Si Franc a appris sa langue à l’âge de 24 ans, il comprenait enfant son arrière grand-mère de Carcassonne, qui ne parlait qu’occitan. « Je dis toujours que je l’ai appris comme un militant sur le tard, mais c’était peut-être me souvenir de quelque chose indûment oublié, qui me rendait à moi-même. »

La fête des 50 ans du Centre régional des enseignants d’occitan, à Toulouse. M. Bardou est au premier plan.

Dans les années 1920, les parents des grandes villes ont commencé à ne plus transmettre leur langue à leurs enfants, associant le français à la réussite sociale. Mais dans les campagnes, on trouvait encore dans les années 1940 des enfants qui le parlaient tous les jours. En 1942, le grand-père de Franc, Toulousain, est entré en résistance dans le réseau Morhange. Son fils de deux ans, réfugié dans une ferme à Brax, put alors entendre et parler l’occitan jusqu’à l’âge de sept ans avec le paysan qui s’occupait de lui. « Mon père, s’il ne sait plus le parler, garde une émotion vive à le lire dans mes poèmes, ou l’écouter sur Ràdio Occitània. »

L’école a joué un rôle central dans la rupture de transmission. Dès le début du XXe siècle, elle préparait l’effort de guerre. La population devait pouvoir recevoir des ordres en français, la langue étatique et militaire. « Mon grand-père maternel de Carcassonne est arrivé à l’école en parlant occitan. Mais dès qu’il prononçait un mot dans sa langue, il était couvert de honte. » Plus tard, Franc a redécouvert ce grand-père en partageant sa langue. « Elle réveillait des pans entiers de sa mémoire, et l’envie de confier des secrets qu’il ne m’avait jamais dit en français. » Atteint de la maladie de Parkinson à la fin de sa vie, le vieil homme n’a plus parlé qu’en occitan.

Cabane de Trinque, Mont Valier.

Pour Franc, l’identité retrouvée par la langue d’Oc n’est pas que familiale, elle imprègne un territoire contemplé dès l’enfance : « Une plage au sud de Narbonne, qui regarde vers la montagne toute blanche du Canigou. Les lagunes, un ciel incroyablement lumineux, une mer bleue acier, les Corbières ravagées de soleil, les herbes qui sentent fort. Et pas un pélo parce que le vent t’emporte la tête et soulève le sable ! » Ce paysage méditerranéen forme, avec les Pyrénées et la Catalogne, le territoire affectif de l’écrivain. Il se plaît à s’oublier en lui et à boire ses vents, comme le souledre, qui souffle plein est et annonce la neige. Apprendre l’occitan, c’est pouvoir « se nourrir de l’esprit de cette terre, comme si elle parlait, et que nous étions ses bouches. »


Ondine et pesante de deuil

Ondenca e pesuga de dòl,
la cançon dels arbres de pluèja
dégota sus la rota voida
fins a d’asuèlhs imaginats.

Son qu’una estona, son respir,
dins lo matin fresc d’un abril,
t’esperlonga d’un frejolum
que te pasta de la tia tèrra
coma al primièr mirar del mond.

En français :
Ondine et pesante de deuil,
la chanson des arbres de pluie
s’égoutte sur la route vide
vers des lointains imaginés.

Rien qu’un instant, de par son souffle,
au matin frais d’un mois d’avril,
elle te prolonge en un frisson
de toute l’épaisseur de terre
comme au premier regard du monde.

À écouter — Poème Ondine et pesante de deuil.

Cette langue qui colle à la terre, on peut y goûter lorsqu’on regarde la splendeur du cirque de Gavarnie, dans les Hautes-Pyrénées. Au-dessus des alpages, il est formé de rocs et de glaciers (en train de fondre). Pour un occitophone de la vallée, aller en Aragon se dit : « Passar der’ aute costat deth calhau », passer de l’autre côté du caillou. « C’est un caillou, on ne peut rien faire pousser entre les pierres ! Mais aucune montagne n’est plus belle que celle-là, on en est éminemment fiers. On ne conçoit pas des concepts paysagers, on vit le paysage, directement. Avec des verbes, avec des noms simples. » L’expression occitane, qui reflète un rapport pratique et vécu à la nature, contraste avec les textes ruisselants d’images, d’adjectifs et de périphrases dont les Romantiques français ont couvert le site à sa découverte.

« Quand il fallait chanter la Marseillaise, les collègues basques et moi, on bougeait les lèvres, mais ça sortait pas »

Franc Bardòu juge d’ailleurs son style un peu précieux dans la version française de ses poèmes. Seul l’occitan fait parler au plus près cette osmose charnelle et spirituelle à son pays, cette « aisance à exister que lui procure la vision de certaines montagnes, comme le Pech de Bugarach, le mont Valier ou le Cagire. » Les sommets pyrénéens, il commence à les gravir à l’adolescence avec le Club alpin français, une deuxième famille, qu’il considère déjà comme « le club alpin occitan. » Franc explore les montagnes en même temps qu’il découvre l’histoire cathare sous la plume de René Nelli.

Feuille envolée (chant)

Fa tant de temps e tant de mond
Qu’ombra trèvi pel camin blond,
Que cap paret, cap cant perdut
Non sap mai per ont soi vengut.
M’an remirat e m’an maldit,
M’an secutat e m’an faidit,
M’an oblidat e esfaçat :
Vau subre’l vent, fuèlh enaurat.

Casut soi ieu, posca de lutz,
Fanga de plors, flor de vertuts,
Parant la man qu’un pauc d’amor
S’i pause umil, sense clamor.
M’an enebit, m’an demesit,
M’an avalit, m’an detrusit.
M’an ignorat, m’an mespresat :
Vau subre’l vent, fuèlh enaurat.

De tant mirar lo fons del cèl,
Ne soi vengut miralh fisèl.
De tant beure a la font del mond,
Ai sentit en qué tot se fond.
Mas çò qu’ai vist, çò que t’ai dit,
Lo sol asuèlh qu’aja predit,
E mai se’m val d’anar per mat,
M’alanda al vent, fuèlh enaurat.

En français :
Il y a tant de temps, tant de monde,
Qu’ombre, j’erre au bord des chemins,
Que nul muret, nul chant perdu
Ne savent plus d’où je suis venu.
Ils m’ont admiré, puis maudit,
Puis persécuté, puis banni,
Puis oublié, puis effacé :
Je vais au vent, feuille envolée.
Je suis tombé, poussière de jour,
Fange de pleurs, fleur de vertus,
Tendant la main afin qu’un peu d’amour
S’y pose peut-être, sans bruit.
Ils m’ont interdit, puis défait,
Puis abattu, et puis détruit.
Puis ignoré ou méprisé :
Avec le vent je vais, feuille emportée.

De tant scruter le fond du ciel,
J’en suis devenu le fidèle miroir.
De tant boire à la source du monde,
J’ai senti en quoi tout se fond.
Mais ce que j’ai vu, que j’ai dit,
Le seul horizon que j’aie prédit,
Même s’il me vaut de passer pour fou,
M’ouvre au vent, bien en grand, feuille envolée.

À écouter — Chant Feuille envolée.

Il a fallu le service militaire pour que le jeune étudiant en biologie bifurque et devienne pleinement occitaniste. « Le même sergent qui nous parlait comme à des sacs poubelle adorait Simon de Montfort ! L’armée qui nous avait envahis il y a 700-800 ans pendant la croisade albigeoise continuait de nous insulter aujourd’hui. C’était un rejet de greffe, je n’étais plus de leur pays. » Les premiers poèmes de Franc en occitan, écrits pendant l’armée, traduisent un rejet viscéral de l’autoritarisme. « Quand il fallait chanter la Marseillaise, les collègues basques et moi, on bougeait les lèvres, mais ça sortait pas de nous. On s’est reconnu tout de suite. »

Le Pic de Bugarach, dans l’Aude.

Cet esprit insurgé, on le retrouve dans toute l’histoire occitane, de la révolte de Bernard Délicieux à celles des Tuchins et des Croquants, dans la République bordelaise de l’Ormée, les guerres des Camisards et des Demoiselles, la résistance au coup d’État de Bonaparte en 1851, les Communes de Marseille et de Narbonne, la révolte des vignerons en 1907, le soulèvement du Larzac… « Une histoire de personnages hauts en couleur qui me rappellent les héros de Tolkien », dit l’écrivain.

L’histoire d’un peuple majoritairement paysan et montagnard, dont les terres, autrefois divisées par les Romains, se découpent en petites propriétés. Les grandes plaines ouvertes existant peu en Occitanie, « la montagne et la rigueur du climat rendent l’entraide indispensables à la survie ». La littérature occitane est traversée par cet esprit de cohésion et de liberté, cette « insolence critique des calculs d’intérêt et des faux apparats », souvent teintée d’humour. Cherchant à qualifier un homme très grand devant lui, Bardòu s’exclame : « Aquel qu’es un despenja-figa ! » Voilà l’homme comparé à un « décrocheur de figues ». En ramenant la taille à son utilité paysanne, le poète obéit à un réflexe typiquement occitan.

Sur le rond-point d’Auterive, Franc a fait l’heureuse rencontre de Gilets jaunes qui parlent occitan, « contents de le faire et de raconter toutes sortes de souvenirs : la militance des années 1970, la lutte contre Golfech, leur montée sur le Larzac… ». Avec eux, l’écrivain se sent à sa place. Il retrouve une « collectivité humaine dont les pratiques sont anarchistes, sans que le mot soit dans les discours. » Son dernier recueil, Recoltaràs çò que semenas (Qui sème le vent récolte la tempête), est écrit en partie à leur contact. Pour lui, « ce qui accule les Gilets jaunes à la misère matérielle est la même chose qui accule les langues non officielles à se minoriser toujours davantage : un pouvoir qui s’accapare ce qu’il y aurait lieu de partager, sur le plan des biens comme celui des cultures. »

Grand débat

De solemnitat cravatada
pel grand sénher de majestat
que nos ven vendre farivòlas,
sergon lo briu de sas meçorgas
agafadas al cèl de plomb
d’un esclavatge que se’n torna.
De plomb las poiretz plan desdire,
sas paraulas anequelidas,
ondradas al front de las massas
atupidas, sense pietat
per tot çò que despèrta e canta.
De plomb la poiretz lèu sentir,
la sorna repression en marcha,
quand trepejarà los cadavres
dels darrièrs umans revoltats
contra l’orror de vil servatge.
Res non se’n deurà escapar :
calatz-vos, trimatz o crebatz,
e venètz a sos pès dabatre
de cossí vos volètz sometre,
o amagatz-vos de sa cara !

En français :
Cravate de solennité
pour le prince de majesté
qui vient nous vendre ses foutaises
au gré du courant des mensonges
accrochés à ce ciel de plomb
d’un esclavage de retour.
De plomb, vous pourrez les dédire, ses paroles d’inanition,
ornementant le front des masses
rendues idiotes, sans pitié
pour ce qui réveille et qui chante.
De plomb vous pourrez la sentir,
l’inique répression en marche,
quand elle piétinera les cadavres
des derniers humains révoltés
contre l’horreur du vieux servage.
Et rien ne doit en réchapper :
taisez-vous, trimez ou crevez,
et venez à ses pieds débattre
de la façon de vous soumettre.
Sinon, cachez-vous de sa face !

À écouter — Poème Grand débat.

Chaque langue incarne une biodiversité à défendre

Franc Bardòu a gardé l’empreinte de ses études en biologie. Il compare aujourd’hui la diversité linguistique à la diversité génétique des espèces, indispensable pour répondre aux mutations climatiques et aux différentes adversités. « Chaque langue représente un rapport à l’existence humaine plus ou moins adapté à certaines conditions. Quand ces dernières changent, l’humanité doit pouvoir puiser dans l’abondance des cultures pour y répondre. » Si la diversité culturelle est nécessaire « pour que l’humanité ait plus de goût à vivre, par la surprise de la rencontre avec l’autre », elle l’est aussi pour des raisons de survie.

À Geneviève Legay

Plaça dels cranis fendasclats,
la santa vertat s’escampilha,
sang de femna liura, indignada,
jos las bòtas de las meçorgas.

Niça, la bèla, para l’ombra
dels canhasses èbris de l’òrdre
qu’aflaquís sempre mai los flacs
per melhor afortir los fòrts.

Plaça dels cranis fendesclats,
las lagremas de sang polsejan,
centre de ciutat esvanida
dins las auras del pas res mai.

En français :
Place des crânes pourfendus
s’éparpille la vérité,
sang de femme libre, indignée,
sous les bottes des propagandes.

Nice, la belle, montre l’ombre
des chiens de garde, ivres de l’ordre
qui affaiblit toujours plus les faibles
pour toujours renforcer les forts.

Place des crânes pourfendus,
les larmes de sang font poussières,
cendres de civilisation perdue
dans les ouragans du néant.

À écouter — À Geneviève Legay.

Selon un rapport de l’Unesco, sur les 6.000 langues répertoriées, la moitié perdent des locuteurs et 90 % d’entre elles risquent d’être remplacées par des langues dominantes d’ici la fin du XXIe siècle. 96 % des langues du monde sont aujourd’hui parlées par une infime partie de la population mondiale (3 %).

Notre diversité linguistique repose donc pour l’essentiel sur une petite minorité de la population mondiale. Face à ce risque « d’endogamie culturelle », Franc Bardòu résiste par ses cours et son travail à l’Académie occitane, en vue d’établir une forme standard de la langue qui réponde aux enjeux impérieux de la modernité, sans rien perdre de l’héritage culturel. Vivante, sa poésie de combat se nourrit inlassablement des beautés de la nature, comme des âmes libres de Nice et d’ailleurs.


Recoltaràs çò que semenas.
  • Feuille envolée et Grand débat sont tirés du dernier recueil, Recoltaràs çò que semenas (Qui sème le vent récolte la tempête), Collection Votz de Trobar no 20, aux éditions Tròba Vox, 2020.
  • Brise de fleurs et Ondine et pesante de deuil sont tirés du recueil Nocturnal d’errança (Cahier nocturne d’errance), Collection Votz de Trobar no 10, aux éditions Tròba Vox, 2017.
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