«Seigneur, Nuño n’est pas possible ; je m’explique :
L’enfantillage nuit à la chose publique ;
Mettre sur un tel front la couronne, l’effroi,
La guerre, n’est-ce pas stupide ? Un marmot roi !
Allons donc ! »
Cette paraphrase de la fameuse sentence de l’Ecclésiaste, « Malheur au pays dont le roi est un enfant », Victor Hugo la met dans la bouche d’un casuiste et d’un lâche (les deux vont souvent de pair) dans La Légende des siècles, Don Ruy le Subtil. Ce dernier est en train de délibérer avec ses neuf frères, les infants d’Espagne, sur la meilleure manière d’éliminer leur neveu Nuño, le jeune roi de Galice, quand le chevalier Roland, passant par là, leur demande des comptes : « Qu’est-ce que cet enfant ? Et que faites-vous là ? » Peu convaincu par l’argumentaire de ce Don Ruy qui cache sous des raisons d’État une simple et brutale lutte de pouvoir, Roland délivre « l’enfant-roi », lui confie son cheval et couvre sa retraite en tuant tour à tour tous les infants (à l’exception du casuiste, qui s’enfuit). « Le petit roi de Galice », qui donne son nom à ce poème publié en 1859, s’arrête pour prier devant un calvaire avant d’entrer à Compostelle :
« Je jure de garder ce souvenir, et d’être
Doux au faible, loyal au bon, terrible au traître,
Et juste et secourable à jamais, écolier
De ce qu’a fait pour moi ce vaillant chevalier.
Et j’en prends à témoin vos saintes auréoles.”
Le cheval de Roland entendit ces paroles,
Leva la tête, et dit à l’enfant : “C’est bien, roi.”
L’orphelin remonta sur le blanc palefroi,
Et rentra dans la ville au son joyeux des cloches. »
L’âge ne fait rien à l’affaire : on peut penser que Nuño, sauvé par Roland dont il se dit désormais l’élève, sera un bon roi – en tous les cas meilleur que ses dix oncles l’auraient jamais été. Il apprend vite, et n’est pas ingrat. Que Victor Hugo soit aussi le poète de l’enfance et des enfants, c’était une évidence mieux connue autrefois qu’aujourd’hui, à une époque où l’on apprenait par coeur les poèmes des Feuilles d’automne (1831) :
« Ô vous, dont l’âme est épuisée,
Ô mes amis ! l’enfance aux riantes couleurs
Donne la poésie à nos vers, comme aux fleurs
L’aurore donne la rosée ! »
C’est à ces vers et à quelques autres (« Lorsque l’enfant paraît… », « Dans l’alcôve sombre…», « La Prière pour tous ») que Théodore de Banville fait allusion, quand il rappelle dans son article sur L’Art d’être grand-père, en 1877 : « Il est vrai qu’en art et qu’en poésie l’enfant date de lui et n’a commencé à vivre que dans ses oeuvres. »
“Sur ce doux terrain de la famille, Victor Hugo est sans rival dans le passé aussi bien que dans le présent”
Mais Banville pense alors surtout aux petits enfants, ceux qui étaient à l’honneur dans une anthologie de Victor Hugo publiée en 1858 à l’initiative de son éditeur Hetzel sous le titre « Les Enfants » : livre d’étrennes destiné aux mères de famille qui eut son heure de gloire et son édition illustrée en 1861. Hetzel y rappelait en préface quelques évidences : « Victor Hugo, contraste étrange, si l’on pense aux qualités robustes et parfois terribles qui distinguent son oeuvre générale, Victor Hugo restera comme le plus tendre, comme le plus aimable, comme le plus véritablement sensible de nos poètes. Sur ce doux terrain de la famille, il est sans rival dans le passé aussi bien que dans le présent. »
Poète de l’enfance, mais aussi son défenseur à la tribune
En juin 1847, alors qu’il siégeait à la Chambre des pairs depuis deux ans, il avait pris des notes pour intervenir dans le débat sur la réglementation du travail des enfants. Une nouvelle loi était projetée pour modifier la première loi promulguée le 22 mars 1841, qui interdisait de faire travailler dans les manufactures, usines et ateliers les enfants de moins de 8 ans ; jusqu’à 12 ans, ils ne pouvaient être employés plus de huit heures par jour ; de 12 à 16 ans, pas plus de douze heures par jour. Les législateurs de 1847 proposaient d’élever l’âge minimum de 8 à 10 ans, mais en contrepartie de porter la durée quotidienne du travail pour tous les enfants de huit à douze heures.
“Quand il s’agit des enfants, la loi ne doit plus être la loi ; elle doit être la mère”
C’était pour Victor Hugo « un pas en arrière », si bien qu’il comptait s’opposer à toutes ces mesures – il n’eut finalement pas la possibilité de prendre la parole. « Mais il me semble que je manquerais à mon devoir si je n’élevais pas la voix », avait-il pourtant noté, avant de tracer les grandes lignes de son intervention :
« Faites une loi qui soit une mère.
Quand il s’agit des enfants, la loi ne doit plus être la loi ; elle doit être la mère. […]
Il y a, messieurs, de certains moyens de prépondérance et de prospérité que pour ma part je répudie.
Je ne dis pas, à Dieu ne plaise ! qu’il faille négliger les besoins du commerce et de l’industrie. Mais je dis que tout immoler aux intérêts politiques et matériels, […] sacrifier l’humanité, l’enfance, la pitié, la religion, le droit, la justice, la civilisation, à la richesse et à la puissance, c’est là peut-être de la grandeur, mais c’est une grandeur carthaginoise et anglaise qui ne convient pas à la France. »
Victor Hugo multiplie les arguments, jusqu’à distinguer la loi (passagère) et le droit (éternel) : « Je dis que lors même que les Chambres mettraient ceci dans la loi, elles ne parviendraient pas à le mettre dans le droit. » Formule d’une saisissante actualité, qui enregistre contre le droit écrit la contestation du droit non écrit, ce « droit supérieur […] qui proteste contre un projet de loi contraire à la justice et à l’humanité, et qui vous crie : Ne laissez pas exploiter les enfants par les hommes ! » [LIRE LA SUITE].
Crédits illustration : Victor Hugo par Léon Bonnat, 1879, Wikimedia Commons
La Revue des Deux Mondes
édition février 2020
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