Interview

Handicap : «On réduit ceux qui vivent le handicap à des nécessiteux»

Le retard de la France s’explique en partie par son rapport culturel au handicap, estime le chercheur Charles Gardou.
par Sabrina Champenois
publié le 10 février 2020 à 20h46

Anthropologue, spécialiste du handicap et professeur à l'université Lumière Lyon-II, Charles Gardou est notamment l'auteur de La société inclusive, parlons-en (1), et organisateur des trophées Lumière de l'entreprise inclusive.

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La France évolue-t-elle vraiment dans son rapport au handicap ?

Indépendamment des partitions politiques, il convient de mentionner des mesures récentes. Dans le domaine des droits effectifs : allongement maximal de certains d'entre eux et attribution sans limite de durée pour les personnes dont le handicap n'est pas susceptible d'une évolution favorable. Ce qui concerne l'allocation aux adultes handicapés (AAH), la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), la carte mobilité inclusion (CMI) et l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé (AEEH). Il faut aussi saluer la revalorisation de l'AHH, portée à 900 euros, même si ce montant est insuffisant au regard du seuil de pauvreté, fixé à 1 026 euros par mois. Je songe encore au droit pour les personnes majeures sous tutelle de voter, de se marier, de se pacser et de divorcer ; à la stratégie autisme et à la place plus conséquente des personnes en situation de handicap au sein du nouveau Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), désormais présidé par l'une d'elles, Jérémie Boroy. Ce qui renvoie aux notions de reconnaissance du pouvoir d'agir (empowerment), d'autodétermination ou d'autoreprésentation. Il s'agit d'autoriser chacun à être acteur de sa vie.

Mais des points noirs demeurent. Dans le domaine de la scolarisation, notamment. Faire advenir une société inclusive nécessite un volontarisme plus affirmé en matière d’éducation. Si les progrès d’ordre quantitatif sont indéniables (340 000 élèves en situation de handicap scolarisés, alors qu’ils n’étaient que 100 000 en 2006), il y a carence d’un point de vue qualitatif. Elle tient notamment à la formation des acteurs, pourtant tous concernés : accompagnants, professeurs, chefs d’établissement, inspecteurs, etc.

Quelle formation faudrait-il ?

On tend à confondre la sensibilisation, l’information et la formation. Une vraie formation suppose une action plus durable, plus profonde, amenant à l’acquisition de fondamentaux qui préparerait ces acteurs à répondre aux besoins d’un enfant avec des difficultés spécifiques d’apprentissage, en jouant sur des temporalités, des rythmes, des pédagogies. Sans quoi, les professionnels sont démunis. En outre, l’éducation nationale et le médico-social se côtoient sans bien se connaître et interagissent trop peu. Pourquoi ne pas mettre en œuvre, en formation initiale dans les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé), des enseignements communs aux acteurs des deux secteurs ? Il faut édifier des passerelles entre ces «subcultures».

Existe-t-il des pays en pointe ?

Comparer est difficile car les paysages culturels, sociaux, politiques et économiques sont très différents. On peut néanmoins noter des choses qui fonctionnent bien. Dans les pays nordiques, par exemple, on permet davantage aux enfants peu ou prou éloignés de la norme scolaire, telle que culturellement construite, à trouver leur place à l’école et à se réaliser à leur mesure. En Italie, une loi de 1977 a octroyé à tous les enfants le droit de fréquenter les classes ordinaires, avec l’ambition que l’enseignant ne soit plus seul dans sa classe mais puisse œuvrer en lien avec un plateau de professionnels. Notre pays, lui, reste encore très attaché à un système où il importe d’être au «bon âge», dans la «bonne classe», dans la «bonne moyenne», faute de quoi l’on se demande s’il est légitime qu’un enfant en situation de handicap y soit «placé». Nous avons à mesurer les progrès à réaliser au sein d’un système éducatif particulièrement normatif. C’est une affaire de culture à réinterroger.

Le handicap reste perçu comme une anormalité…

On continue en effet à concevoir les fragilités, dont le handicap est l’une des multiples expressions, comme extraordinaires, alors qu’elles s’inscrivent dans l’ordinaire de la condition des êtres vivants. Cette erreur nous conduit à réduire ceux qui vivent le handicap au quotidien à des nécessiteux, à leurs besoins particuliers, selon l’expression consacrée. Or ils sont, comme nous tous, des êtres de désirs, de projets, de rêves, qu’on ne sait souvent pas entendre parce qu’ils s’expriment différemment.

Pour transformer cette donne culturelle, il existe plusieurs leviers : l’éducation, pour commencer, dès la petite enfance. Les structures doivent être très largement inclusives, ouvertes : un enfant qui grandit dans un milieu aseptisé ne peut pas devenir un adulte perméable à la diversité humaine. Il faut aussi former les acteurs de tous secteurs, par exemple le travail, où perdurent trop de représentations péjoratives du type «handicap = incapacité, incompétence, improductivité». Nous restons héritiers d’une culture de l’asymétrie relationnelle et de la compassion. Il y a aussi le levier des médias. En termes d’empreinte laissée dans les esprits, leur pouvoir ne cesse de croître. Or les écoles de journalisme n’ouvrent pas assez leurs portes aux personnes en situation de handicap. Enfin, on a trop parlé et décidé à leur place, en se disant : «Il faut les assister.» Leur parole, fût-elle hésitante, mérite d’être entendue. L’expertise de l’intérieur est irremplaçable.

(1) Erès, «Connaissances de la diversité», 2012.

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