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Dans les archives de Match - Quand Simenon avait "tué" le commissaire Maigret

Georges Simenon
Georges Simenon en mars 1967. © Philippe Le Tellier / Paris Match
Clément Mathieu

Il y a 30 ans, ce mercredi 4 septembre, disparaissait Georges Simenon. À cette occasion, retour sur la retraite de l’écrivain et la décision de «tuer» son plus célèbre personnage, le commissaire Maigret... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers la légende de Paris Match.

En 1972, Georges Simenon a 70 ans, 280 romans au compteur, et il n’en peut plus. En exclusivité à Paris Match, l'écrivain annonce sa retraite avec une phrase choc : «J'ai septante ans, c’est fini, je tue Maigret». « Maigret et M. Charles » sera la dernière enquête du célèbre commissaire. Dans le grand entretien donné à notre magazine, Simenon explique : «C'est pour moi une délivrance. Je me suis rendu compte que, depuis cinquante-cinq ans, je vis dans la peau de mes personnages. Tous les deux mois au moins, il y avait des personnages qui voulaient naître..., maintenant, tout-à-coup, je veux vivre ma vie à moi, je me suis délivré, je me sens heureux, d’une sérénité parfaite. Je devenais l'esclave de mes personnages. C'était très épuisant. Maintenant, je ne leur permets plus de m'imposer leur présence. Je les maintiens à distance. Je suis rentré dans ma peau, dans ma propre vie, et je n'ai plus la force de créer des personnages...»

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En réalité, Georges Simenon ne lâchera pas la plume pour autant, car, de sa propre vie, l’auteur tirera sa dernière oeuvre, une autobiographie… en 22 tomes, publiée entre 1974 et 1981. Georges Simenon s’est éteint le lundi 4 septembre 1989, à l'âge de 86 ans.

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Voici une interview de Georges Simenon et un reportage sur sa retraite, publiés dans Paris Match en 1973…


Paris Match n°1241, 17 février 1973

Simenon : "J'ai septante ans, c’est fini, je tue Maigret"

par Henri-Charles Tauxe

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Un événement de portée mondiale : Georges Simenon, traduit en 45 langues, décide, le jour de ses 70 ans, après avoir produit 76 « Maigret » et 204 autres romans, et après avoir mis en vente sa fameuse maison, de ne plus jamais écrire. Henri-Charles Tauxe a obtenu de lui pour nous cette interview exclusive.

Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé. Le 20 septembre 1972, je suis descendu pour la dernière fois dans mon bureau d'Epalinges. J'ai inscrit le plan d'un roman, comme je le fais toujours, j'ai pris mon enveloppe jaune, noté les noms de de mes personnages, leur numéro de téléphone, puis je suis remonté. Le lendemain, j'ai réfléchi, j'ai regardé autour de moi, les murs, les objets, mes tableaux et, pour la trentième fois de ma vie, je me suis senti étranger. Trente fois dans ma vie, j'ai déménagé... C'est un phénomène physique. Le jour même, j'ai demandé à ma secrétaire de me signaler la principale agence de vente de propriétés à Lausanne et j'ai téléphoné pour mettre en vente ma maison d'Epalinges. Ensuite, j'ai cherché à louer ou à acheter un appartement en ville, j'en ai trouvé deux qui communiquaient, je les ai visités, achetés, tout ceci en quarante-huit heures. Le 27 octobre, je m'installais dans ce nouveau domicile : tout était aménagé, les rideaux, les lustres, etc. Il est probable que, lorsque j'ai mis Epalinges en vente, mon intuition devinait déjà une autre décision...

» J'ai pris la décision de ne plus écrire de romans. C'est la première fois que j'en parle. Désormais, sur mon passeport, je suis « sans profession ». J'ai en effet horreur du mot « homme de lettres ». Je ne suis que romancier et comme je n'écrirai plus de romans....

Georges Simenon, sa plume, ses pipes, en mars 1967
Georges Simenon, sa plume, ses pipes, en mars 1967 © Philippe Le Tellier / Paris Match

» Voilà comment les choses se sont passées. Depuis novembre 1971. je souffrais assez fréquemment de vertiges. C'est très pénible et je voulais savoir si ces vertiges étaient guérissables. C'est pour cela que je suis entré en clinique. On a pu corriger ces vertiges, on les a adoucis, les réduisant à cinq minutes, alors que cet état durait auparavant environ une heure. Seulement, pour écrire mes romans, il faut que je sois à cent pour cent en pleine forme. Surtout que mes romans deviennent de plus en plus durs. Alors, j'ai pris la décision d'arrêter. « Maigret et M. Charles », écrit en février 1972, sera mon dernier roman. Je crois que cette décision a été prise en même temps que je me débarrassais de ma maison...

» C'est pour moi une délivrance. Je me suis rendu compte que, depuis cinquante-cinq ans, je vis dans la peau de mes personnages. Tous les deux mois au moins, il y avait des personnages qui voulaient naître..., maintenant, tout-à-coup, je veux vivre ma vie à moi, je me suis délivré, je me sens heureux, d’une sérénité parfaite. Je devenais I’esclave de mes personnages. C'était très épuisant. Maintenant, je ne leur permets plus de m'imposer leur présence. Je les maintiens à distance. Je suis rentré dans ma peau, dans ma propre vie, et je n'ai plus la force de créer des personnages...

» C'est une nouvelle vie qui commence. J'aurai septante ans le 13 février, donc, mon Dieu, j'ai presque l'âge de la retraite. Voyez-vous, à quinze ans, je voulais devenir romancier. J'ai d'ailleurs écrit mon premier roman un peu plus tard. Et je m'imaginais que le romancier était un monsieur qui écrivait de temps en temps deux ou trois pages, puis, quand il avait fini, il allait les porter à l'imprimeur et on le payait... plus tard, j'ai été très étonné de devoir discuter avec des éditeurs de la question de l'argent... Je rêvais de signer un contrat avec quelqu'un qui m'aurait acheté mon œuvre pour toute ma vie, moyennant une mensualité qui m'aurait permis de vivre tranquillement dans un quatre-pièces. Si j'avais rencontré ce quelqu'un, j'aurais signé immédiatement. Maintenant, je vais avoir cette petite vie calme et voluptueuse dont je rêvais... - N'écrirez-vous vraiment plus rien ? — Je me sens en pleine forme et je ne dis pas qu'il ne m'arrivera pas d'écrire certaines choses pour moi personnellement, n'importe quoi, pour mon plaisir, mais il est peu probable que je le publierai. Peut-être que je l'écrirai pour mes enfants, s'ils le lisent.

Georges Simenon en mars 1967
Georges Simenon en mars 1967 © Philippe Le Tellier / Paris Match

» C'est un trait de mon caractère : quand je romps avec quelqu'un ou avec quelque chose, je n'y reviens pas, je n'y pense jamais. C'est terminé... Lorsque je repense au roman, cela ne me dit plus rien du tout ; c'est comme si tout avait été écrit par quelqu'un d'autre. Aucun regret. J'ai consacré toute ma vie au roman, j'ai publié 214 livres, j'éprouve le besoin de respirer. Il me fallait toujours plus de force pour écrire mes romans : entre la tension de mes premiers livres et celle qu'exigeaient les derniers, il y avait une différence énorme. Avant chaque chapitre, j'étais obligé de prendre un sédatif très fort. Si j'avais continué, je me serais tué en deux ou trois ans... J'aurais pu continuer, bien sûr, en jouant sur le métier, mais j'aurais profité de mes lecteurs et je ne le voulais pas. Par honnêteté vis-à-vis de moi-même. Je me souviens d'un écrivain français, très illustre, qui me disait : « Simenon, depuis quatre ans je passe mon temps à me plagier. » Je ne veux pas me plagier. D'autres comme Mauriac, se sont lancés dans d'autres activités. Moi, je n'essaie pas du tout de me recycler...

» J'ai toujours essayé d'approfondir l'homme à la façon d'un biologiste. Après cinquante-cinq ans de ce travail, on peut être fatigué. Cela devenait de plus en plus difficile, même pénible, car j'arrivais dans des retranchements humains qui faisaient de plus en plus mal. Cela aurait pu être très malsain pour mon oeuvre, tout aurait pu tourner, basculer. J'ai réagi dans le sens d'une certaine sauvegarde de moi-même. J'ai toujours eu le sens de ma santé et su jusqu'où je pouvais aller. Il faut connaître sa limite. Un acteur essayant de rendre de la manière la plus juste le personnage de Nietzsche serait certainement fou...

» J'ai lu toutes les oeuvres de Nietzsche, en les annotant, à l'âge de dix-neuf ans et je les ai relues depuis lors, comme je me suis emballé pour d'autres écrivains, Gorki, Dostoïevski…

» J'ai vécu dans tous les milieux avec une sorte de mimétisme naturel. Lorsque je m'étais établi sur mon bateau, j'étais tout de suite en contact avec les marins. T'ai fait la même expérience à Epalinges, en parlant avec les fermiers. J'ai essayé de vivre près des êtres. Mon rêve, étant jeune, était de vivre des vies multiples...

Georges Simenon dans les rues de Liège en 1948.
Georges Simenon dans les rues de Liège en 1948. © Daniel Filipacchi / Paris Match

» Mais maintenant, je ne veux plus voyager, je suis bien à Lausanne. J'ai découvert en Suisse un pays où l'on a le respect de l'être humain. Je n'y ai jamais vu quelqu'un venir sonner à ma porte sans avoir un rendez-vous. Personne ne m'a demandé mes idées politiques, religieuses ou philosophiques. J'ai ici une impression de liberté et de grande discrétion. J'ai ressenti la même chose aux Etats-Unis, où l'on a aussi très fortement le respect de la liberté des autres. » Je suis complètement détaché de mon œuvre, elle n'est plus à moi. Je l'ai élaborée pendant cinquante-cinq ans de ma vie, elle est sortie de ma peau. Je n'ai d'ailleurs jamais relu mes romans : si je l'avais fait, j'aurais probablement interdit qu'on les réédite…

» Je ne participerai à aucune manifestation pour mon anniversaire, même à Paris. Je sais qu'en Russie, on a préparé plusieurs choses pour mes septante ans : la principale revue de Moscou publie « Quand j'étais vieux » et un éditeur fait paraître un livre sur ma vie et mon œuvre. On a, d'autre part, porté à la scène un Maigret, « Les Caves du Majestic ». Comme je ne suis par un révolutionnaire dangereux, je ne crois pas que les Russes me traduisent pour chercher à mettre en cause les vices « bourgeois ». Je pense que c'est l'aspect humain de mes livres qui les intéresse. Je dois dire qu'à part quelques exceptions françaises, les critiques qui ont le mieux compris mes romans sont les Américains et les Russes. Mais tout cela appartient, pour moi, au passé, je suis maintenant un homme sans profession. - Même si l'on vous offrait le prix Nobel de littérature ? - A quarante-cinq ans, je l'aurais accepté. Ces dernières années, les Allemands et les Américains s'étaient mis en oeuvre pour que je sois pressenti pour le Nobel. J'ai coupé court, je ne l'aurais de toute façon pas accepté...

» Je tire un trait pour me retrouver moi-même. Je veux être assis dans un fauteuil, sans rien regarder, me raconter des histoires que j'oublierai aussitôt... Je sais que je ne m'ennuierai pas du tout. Je suis avec tant de choses... »

Georges Simenon au travail en 1960
Georges Simenon au travail en 1960 © Izis / Paris Match
Georges Simenon au travail en 1960
Georges Simenon au travail en 1960 © Izis / Paris Match

Paris Match n°1243, 3 mars 1973

Simenon, sur la piste de lui-même

par Laurence Masurel

Il vend sa Rolls, sa maison de 25 pièces et confie à « Paris-Match » qu'il n'écrira plus. Mais ses amis sont persuadés qu'il leur prépare une surprise.

- Tiens ! Il est dix heures, murmure un commerçant.
- Comment le sais-tu, lui demande sa femme ?
- Le monsieur à la canadienne prend le trolleybus.

Ce monsieur à la canadienne qui sert d'horloge à certains habitants de Lausanne a soixante-dix ans environ. Il porte toujours le même chapeau à larges bords et à la bouche il a la même pipe de petit fonctionnaire. Jamais personne ne l'accompagne. Il s'en va flâner le long des rives du lac ou rue de Bourg, le faubourg Saint-Honoré de la ville. Parfois il s'arrête dans un bistrot. Il échange quelques banalités avec le patron et boit un verre d'eau minérale. Ce promeneur méticuleux est à coup sûr un retraité. Il suffit de regarder sa démarche traînante, sans but précis, pour s'en persuader. Et pourtant, ce retraité anonyme est célèbre. Comment ne serait-on pas célèbre quand on est peut-être le retraité le plus riche du monde.

Georges Simenon au travail en 1960
Georges Simenon au travail en 1960 © Izis / Paris Match

Sa mise à la retraite est récente. Elle a été décrétée par lui, un beau matin, comme ça. Georges Simenon a décidé de tuer Maigret et de ne plus jamais écrire de romans. Il a vendu ses six voitures, dont une Rolls-Royce qu'il avait achetée il y a dix ans. Il a congédié ses neuf domestiques qui étaient eux aussi depuis longtemps à son service. Et puis il a mis en vente sa maison d'Epalinges, à dix kilomètres de Lausanne, sur la route de Berne. En ville, on s'est beaucoup moqué de cette demeure extravagante. On l'a baptisée : «La laiterie ». Ou encore : « La clinique ». Il faut bien le dire, cette maison ultra-moderne de vingt-cinq pièces sortait du commun. De ses fenêtres, on a une vue admirable sur les Alpes bernoises et la Savoie. Mais dans son jardin, il n'y a pas un arbre. Ils sont remplacés par dix statues : neuf de Maigret et une de Simenon lui-même.

Rien n'a été oublié, ni le groupe électrogène qui doit fonctionner en cas de panne ou de grève générale, ni la salle d'opération pour cas d'extrême urgence. Il y a même une piscine olympique dont l'eau est changée automatiquement toutes les deux heures. Epalinges a été un rêve, le rêve des « époux Simenon ». En 1962, Georges et Denise l'ont fait bâtir avec amour en veillant sur le moindre de ses détails. Sept postes de télévision, onze téléphones, une machine à photocopier, une salle de bains par chambre, des fours électriques de différentes intensités dans la cuisine.

Mais Georges Simenon y travaillait dans une vaste bibliothèque dont tous les rayonnages étaient occupés par son œuvre traduites dans toutes les langues. Comme le romancier imagine ses œuvres enfermé dans une pièce dont il ne sort pas pendant huit jours, Denise avait même fait installer un monte-charge dont la seule mission était de monter les repas de Georges. Et puis, en 1963, Denise Simenon tomba malade. On parla de dépression nerveuse. Elle quitta Epalinges pour ne plus jamais y revenir, laissant seul Georges et ses enfants.

Georges Simenon au travail en 1960
Georges Simenon au travail en 1960 © Izis / Paris Match

Des enfants, que le père de Maigret va perdre un à un. Marc, l'aîné, qui est cinéaste, a épousé Mylène Demongeot et habite dans les environs de Paris. Johnny part à son tour faire un stage dans une maison d'édition à Paris. Quelques mois plus tard, il s'envolera vers l'Amérique. Maire-Jo l'imite et va se faire inscrire au cours Simon à Paris. Il ne reste plus à Simenon que son fils cadet, un enfant de quatorze ans. Le rêve est devenu un cauchemar concentrationnaire. La maison trop bien aménagée et trop grande ne tarde pas à excéder le romancier. En deux jours, il confie Epalinges à une agence immobilière avec ordre de la vendre 450 000 000 anciens francs.

Et il achète un appartement de sept pièces au huitième étage dans une tour de marbre gris, avenue de Cours, qui domine le lac Léman et le cimetière de Lausanne. C'est là où le mardi 13 février, il a fêté ses « septante » ans en compagnie de sa gouvernante italienne Thérèse, de son fils cadet Pierre-Chrétien et de Yolande, surnommée Yol, la femme de chambre. Fête bien modeste, interlude sans grande joie dans une existence où, désormais, tout est réglé à la seconde. Après le déjeuner, il fait sa sieste. Puis il lit ou écrit. Le soir, il regarde les nouvelles de la télévision et guette le retour de son fils Pierre-Chrétien, demi-pensionnaire au collège de Béthusy, et se couche tôt, avant 22 heures.

C'est sa gouvernante qui est le métronome de cette existence sans surprise. C'est elle qui réveille Simenon, lui annonce l'heure de sa promenade et lui tend les pilules qu'il doit prendre pour guérir ses vertiges. Parfois, elle l'accompagne rue de Bourg, chez Besson, le « Davidoff » de Lausanne --- il achète toutes les trois semaines douze boîtes de 50 grammes de tabac « coupe Maigret » spécialement fabriqué pour lui par Dunhill à Londres. Il ne va plus que très rarement au restaurant. On l'a vu, il n'y a pas longtemps, à « la Grappe d'Or », cheneau de Bourg, le meilleur restaurant de Lausanne, où il choisit toujours un filet de boeuf Stroganoff et une eau minérale, la « Passuger ».

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280 romans, laissez-moi savourer ma retraite !

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En revanche, il ne va presque plus à l'hôtel Beaurivage ou au Palace de Lausanne, où, il n'y a pas si longtemps, il emmenait ses enfants dîner. Lorsque ces derniers l'interrogent sur ses projets, Georges Simenon secoue la tête et leur répond : - Laissez-moi savourer ma retraite ! Ses enfants ne le croient pas. Ils sont persuadés que la sortie de leur père est une fausse sortie. D'après eux, Georges reprendrait des forces avant de se lancer en de nouvelles aventures littéraires. Un jour, il leur avait dit : « Je ne pourrais pas ne plus écrire, je ne sais rien faire d'autre.

» Il est difficile de trancher. Qui pourrait nous répondre ? Simenon a abandonné presque tous ses amis. Les Achard ne l'ont pas vu depuis des années, alors que Juliette est la marraine de son dernier fils. Les Chaplin, quoique habitant la Suisse, ne sont pas plus favorisés. Quant au chef de la police de Genève, qui venait souvent à Epalinges, il est mort l'an dernier d'un infarctus.

Désormais, ses seuls intimes sont des médecins. Le docteur Cruchaud, praticien de médecine générale qui le suit depuis des années. Le docteur Dubuis, un gynécologue. Le docteur Charles Durand, psychiatre à l'hôpital de Prangins. Georges Simenon a toujours eu un faible pour la médecine. Il est abonné à toutes les revues médicales spécialisées et suit de près les Congrès de médecine en Europe. A Liège, sa mère Elise tenait une pension de famille que fréquentaient des étudiants slaves qui préparaient leur médecine. A leur contact, Georges se découvrit une vocation. Il soulagerait la souffrance des hommes. La mort de son père, alors qu'il avait quinze ans, fit échouer ce projet. Sa mère était soudain pauvre et ne pouvait plus faire face à des études longues et coûteuses. Georges devint journaliste, à « La Gazette de Liège » un journalisme qui devait le conduire au roman. C'est là, dans ses livres, que Simenon a pu déverser tous ses phantasmes de médecin raté. Pour tous les psychologues de profession, Maigret est moins un policier qu'un médecin du corps et de l'âme. Il cherche autant à découvrir la vérité qu'à comprendre les motifs auxquels les criminels ont obéi, jamais il ne se permet de les juger. Mais cette clairvoyance n'a pas délivré Simenon. Cet inquiet, ce tourmenté a besoin des médecins. Eux seuls peuvent le rassurer un instant.

Georges Simenon au travail en 1960
Georges Simenon au travail en 1960 © Izis / Paris Match

Les médecins peuvent donc l'aider, mais, en même temps, il en a peur. Il a que raisons de les redouter. Pour conter une anecdote qui eut une profonde influence sur la vie et sur le talent de Simenon, laissons-lui la parole. « C'était en 1940. J'étais en train de tailler un bâton pour mon fils qui avait un an et demi, dans la forêt de Bouvons, en Vendée, quand la lame a glissé et je me suis donné un violent coup du manche dans les côtes. Trois ou quatre jours après, je souffrais très fort de ce coup et je me suis dit : « Tiens, je dois avoir une côte légèrement fêlée, je vais aller voir un radiologue. » J'allai donc à pied de la forêt de Bouvons chez un radiologue. Derrière l'écran, il a commencé à m'examiner sans rien dire, sauf : « Tournez-vous légèrement vers la gauche », « encore un peu par là » (j'ai du reste décrit la scène dans « les Volets verts »). J'étais moite, je commençais à avoir peur. « Quel âge avez-vous ? » me demanda-t-il. J'avais, à ce moment-là, trente-huit ans. Il me dit : « Vous avez dû vivre une drôle de vie. » Je lui répondis que non, pas spécialement.

» Dans son bureau, après trois quarts d'heure d'examen, il me dit : « J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Vous avez un coeur de soixante-quinze ans, et il vous reste tout au plus deux ans à vivre, à condition de ne plus travailler, de rester couché toute la journée sauf deux ou trois heures, de ne plus faire l'amour. » » Je suis reparti à pied, je me tâtais le cœur et me disais : « Je vais mourir comme mon père, que j'ai vu mourir d'angine de poitrine, à quarante-quatre ans. » » Je me suis mis à vivre comme ça. Je regardais mon fils en pensant : « Mon vieux, tu n'as pas beaucoup de chance ! Tu ne connaîtras pas ton père. » Et je me suis demandé à ce moment pourquoi je n'écrirais pas l'histoire de mon enfance, et un peu la sienne en même temps. J'ai entrepris : « Je me souviens », sur de gros cahiers, à la main, un peu comme un testament : « Pedigree de Marc Simenon avec portraits des ses grands-pères, grand-mères, oncles, tantes et cousins, par son père. »

Georges Simenon en janvier 1978.
Georges Simenon en janvier 1978. © Jean-Claude Deutsch / Paris Match

» Un jour, Claude Gallimard vint me voir. Il emporta le début de mon manuscrit et le fit lire à Gide qui m'écrivit quelques semaines plus tard : « Ça m'a beaucoup intéressé, mais arrêtez ! N'écrivez pas sous la forme personnelle. N’écrivez pas à la main non plus. Faites comme d'habitude. Prenez votre machine et écrivez-le sous forme de romans. » » Je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Tous ces « je » me gênaient. Et c'est devenu mon livre « Pedigree ».

» La suite ? Un jour, je suis allé voir à Paris le professeur Soulié, le plus grand cardiologue. Il m'a examiné pendant une heure. Il m'a demandé : « Vous avez votre pipe sur vous ? » « Je l'ai toujours, mais je ne la fume pas. » Alors, il me dit : « Bourrez-la et fumez-la. » Puis en sortant : « Quel est votre vin préféré ? -- Le bordeaux. - Vous pouvez continuer à en boire. » » Cet imbécile de radiologue s'était trompé ! Il avait pris l'ombre de je ne sais plus quoi pour une angine de poitrine. Et j'ai vécu deux ans comme un moribond à cause de ça... » Simenon, ces derniers temps, a beaucoup souffert de vertiges dus à une arthrose cervicale sans gravité. Ses médecins ont réussi à les atténuer sans les faire disparaître. L'écrivain, soudain, ne s'est-il pas souvenu de la forêt de Bouvons ? Mais, cette fois, il n'avait plus pour se raccrocher à la vie cette ressource : l'écriture. Son passé ancien il l'avait épuisé dans « Pedigree ».

Alors ne s'est-il pas souvenu de son oncle Léopold qui mourut clochard. Il fut toujours hanté par Léopold. Un jour, le docteur Rentchnick de Genève lui a demandé : - Comment pouvez-vous vivre dans cette sinistre maison d'Epalinges ? Simenon lui répondit en souriant : - Epalinges, c'est mon amarrage. Sans cette baraque, je me laisserais aller à la dérive. Simenon n'aurait-il pas lâché les amarres ? Sa famille et ses médecins ne le croient pas. Comme son héros « Monsieur Monde », Simenon qui a changé plus de trente fois de domicile cherche peut-être à fuir son passé. Et pour reprendre son envol, pour redevenir un écrivain, cette fois débarrassé d'un univers romanesque, qu'il traîne derrière lui depuis plus de cinquante ans.

La disparition de Georges Simenon en couverture de Paris Match, n°2104, daté du 21 septembre 1989.
La disparition de Georges Simenon en couverture de Paris Match, n°2104, daté du 21 septembre 1989. © Paris Match

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